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1. AU MARQUIS DE VALORI.

(Potsdam) 27 mars 1750.



Monsieur,

J'ai bien reçu votre lettre et la pièce qui y était jointe. Vous connaissez tous les sentiments qui me lient au Roi votre maître, et avec combien d'empressement je saisis toujours les occasions de lui témoigner mon attention et la sincérité de mon amitié; vous savez aussi que j'aime véritablement à vous donner des marques de la bonne volonté particulière que j'ai pour vous. Mais je ne puis me prêter à envoyer la badinerie que vous me demandez,349-a et pour laquelle vous avez fait naître une curiosité que l'ouvrage ne mérite pas, mais dont l'auteur sent cependant tout le prix. Cette folie, vous le savez, n'a été que l'emploi de mon loisir, l'amusement d'un carnaval, et une espèce de défi que je me suis fait à moi-même; et ce poëme, si c'en est un, se ressent de ma gaieté et du temps où je l'ai composé. J'ai voulu peindre des grotesques; un peu de complaisance, sans doute, vous fait croire que j'y ai réussi. Mais on juge injustement et malheureusement des auteurs par leurs ouvrages, et je craindrais que celui-là ne donnât trop mauvaise opinion de mon imagination : je craindrais que l'on ne me taxât de peu de raison, dont de tout temps on accusa les poëtes, et vous m'avouerez que cette crainte n'est pas indifférente lorsque, par aventure, le poëte se trouve être un souverain. Je sais bien que la prévention obligeante du Roi votre maître doit me garantir de cette terreur, et la confiance parfaite que j'ai dans son amitié et dans la bonté de son caractère me rassure entièrement vis-à-vis de lui-même. Mais plus d'un événement peut dérober ce<350> livre de ses mains, et combien ne crieraient pas alors les théologiens, les politiques, les puristes même! Un roi écrire un poëme de six chants, oser fabriquer un ciel, critiquer librement la terre; un Allemand rimer en français! C'est trop à la fois braver de prétendus ridicules, et je ne me sens point la résolution d'affronter aussi ouvertement l'empire des préjugés. Je ne me pardonne cet ouvrage que par le peu de moments que j'y ai donné, et par la persuasion où je suis de n'avoir cherché qu'à m'amuser sans intéresser personne; mais vous conviendrez que l'on sera fort éloigné d'entrer dans tous les motifs de mon indulgence. Je m'en rapporte au zèle que je vous connais pour moi, pour juger des conséquences, et je me confie entièrement à l'amitié du Roi votre maître pour tolérer un manque de complaisance que je ne me permets que par une prudence qui, j'espère, aura son approbation. Soyez persuadé qu'il ne faut pas moins que des raisons aussi fortes pour m'empêcher de vous montrer dans cette occasion combien vous avez lieu de compter sur ma bienveillance et sur mon estime. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur, en sa sainte et digne garde.

Federic.


349-a Le Palladion. Voyez t. XI, p. v, et p. 177-318.