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XVIII. LETTRE D'UN SUISSE A UN NOBLE VÉNITIEN.

A Genève, 1760.

Monsieur, vous voulez savoir de moi des nouvelles de ce qui se passe en Allemagne; vous vous adressez mal. Je me soucie peu, dans la retraite où je vis, de l'illustre brigandage de nos héros modernes; je ne fréquente que les anciens, et je borne ma curiosité aux nouvelles de ma maison, de mon foyer et de mon jardin. Vous me demandez ensuite si je crois que cette conjuration de tant de monarques pour en opprimer un seul est conforme aux lois de l'équité naturelle. Voilà une question de droit à laquelle il est facile de répondre, d'autant plus que ma retraite me met à l'abri des vengeances impitoyables qu'exercent ces sous-tyrans qui gouvernent ou bouleversent plutôt notre pauvre Europe. De grâce, souvenez-vous que je vis dans un État libre, que j'en ai pris les habitudes et les coutumes depuis longtemps, que je ne saurais m'abaisser à déguiser mes pensées et à vous parler ce jargon des cours où les plus sincères ne laissent qu'entrevoir et deviner une<147> faible partie de leurs sentiments. Je vous réponds avec la liberté d'un philosophe qui, ne tenant à rien dans le monde, vit exempt de crainte et d'espérance.

Si l'on convient que Cartouche et ceux de sa bande ont été mis à mort innocemment, l'on pourrait excuser de même l'action de vos politiques, qui veulent partager entre eux les États d'un prince qui excitent leur cupidité et leur envie. Mais s'il est vrai, comme vous n'en doutez pas, que la justice devait faire exécuter Cartouche et ses associés pour empêcher les meurtres, les rapines et les brigandages, et pour rétablir la sûreté publique, vous serez forcé d'avouer que ceux qui, dans des places illustres, commettent le même crime, méritent les mêmes châtiments. Que ce soit une association de brigands obscurs qui commettent quelques meurtres et dépouillent quelques particuliers, ou que ce soit une alliance décorée des noms les plus augustes dont le but est de ravager l'Europe par la guerre pour dépouiller un prince qui n'a d'allié que ses propres forces, n'est-ce pas la même chose? Encore s'il se trouve une différence, c'est que l'action de ces politiques, étant de plus grande conséquence, n'en devient que plus atroce par les malheurs et les calamités qui ne tombent pas sur quelques particuliers ou sur quelques familles, mais sur des peuples et des nations entières.

Sans doute que si Cartouche s'était trouvé dans la place de ces gens qui ameutent toute l'Europe contre une seule puissance, il ne se serait pas conduit autrement qu'eux. Comparons ses mesures avec celles de vos politiques; vous y trouverez la même conduite, l'emploi des mêmes moyens, et une fin semblable qu'ils se proposent. Cartouche, se trouvant trop faible pour faire de grands brigandages, s'associa un certain nombre de scélérats, de gens obérés et de misérables qui, comme lui, avaient cent fois échappé aux roues et aux potences. Vos ministres emploient la corruption et l'artifice dans toutes les cours de l'Europe pour avoir des compagnons de leur<148> crime; ils assurent que la prise sera bonne;148-1 ils promettent aux autres leur part au butin; enfin, en excitant l'ambition et l'intérêt des autres, ils parvinrent à former cette conjuration fatale au repos de l'Europe. Cartouche se proposait de surprendre avec sa bande des voyageurs qui ne s'y attendaient pas, à forcer des maisons pour les dépouiller et en emporter des richesses; la ligue dont vous parlez veut, avec toute la sûreté possible, piller, miner, ravager les États d'un grand prince, et l'en dépouiller, si elle peut : voilà qui est entièrement égal. Ce qui poussa Cartouche au crime, fut beaucoup de fainéantise, une mauvaise économie, un intérêt désordonné, et enfin un oubli funeste de la vertu et de tout sentiment d'honneur. Concluez-en que des actions mauvaises et semblables doivent avoir les mêmes principes, et qu'elles ne peuvent naître à moins d'une corruption déplorable du cœur et d'une très-fausse idée de la vraie gloire.

Mais voici bien une autre question qui s'élève. Les grands et les souverains sont-ils donc obligés de se conformer dans toutes leurs actions à la rigidité des lois qui font la sûreté des sociétés civiles, ou y a-t-il des cas où les avantages de leurs royaumes et de grandes vues d'intérêt les en peuvent dispenser?

Si vous consultez Machiavel, vous y trouverez que tous les moyens sont bons et légitimes, pourvu qu'ils servent l'intérêt et l'ambition des princes. C'est la morale des scélérats, et ces maximes sont d'autant plus affreuses, que si tous les princes les pratiquaient, il vaudrait mieux vivre dans la société des tigres, des panthères et des lions que dans celle d'hommes qui agiraient ainsi. Si vous voulez feuilleter Hugo Grotius, vous verrez que ce sage et savant jurisconsulte n'admet qu'une vertu et qu'une morale pour tous les hommes, à cause que les actions sont bonnes ou mauvaises par elles-mêmes, et que les personnes qui les font n'en changent ni la qualité ni la nature. Dans<149> son traité du droit public, il descend dans les plus grands détails sur les différentes causes de la guerre, qu'il apprécie toutes à leur juste valeur, montrant en quoi consistent les légitimes, et celles qui sont injustes. Je me dispense de vous copier ces passages, à cause du long séjour que vous avez fait en Allemagne et de l'étude particulière que vous avez faite de cet excellent ouvrage. Il n'y a donc qu'une vertu et qu'une justice pour tous les hommes, dont en honneur il n'en est aucun qui puisse se dispenser d'en pratiquer les préceptes. Il se trouve encore que les souverains devraient d'autant plus éviter les mauvaises actions, qu'ils ont à craindre que si l'usage s'en établit universellement, ils en souffriront plus que les particuliers par le talion.

Mais, direz-vous, d'où vient que les actions qui dans le fond sont les mêmes sont si diversement reçues par le public? Pourquoi roue-t-on Cartouche en Grève, et pourquoi accable-t-on de louanges vos politiques, qui ont agi par les mêmes principes? Cela vient d'un préjugé ridicule qui fait croire qu'un vol est infâme, et que des conquêtes sont illustres. Cependant Cartouche devient le héros d'un poëme épique, parce qu'il avait excellé dans son genre; et si Alberoni a été loué, c'était plutôt pour son génie que pour son cœur. Cet homme avait des vues si vastes, qu'elles semblaient trop resserrées dans notre continent, qu'il fallait à son esprit inquiet et remuant d'autres mondes encore à bouleverser que le nôtre. Le public a loué ses grands projets, qui l'ont ébloui, mais personne ne l'a proposé comme un modèle; et certainement l'enthousiasme que ses grands desseins avaient excité en sa faveur a bien été contre-balancé par l'horreur qu'on avait de son ambition et de son caractère. Il n'y a que les actions vertueuses qui immortalisent les hommes; les louanges mercenaires, ces vogues de mode, ne durent qu'un temps; elles ont le sort des statues médiocres, qui peuvent plaire à des ignorants, mais qui tombent lorsqu'on les place vis-à-vis des ouvrages de grands maîtres. Dans le nombre immense de flatteries dont de tout temps<150> on a accablé les hommes en place, parmi les éloges innombrables et outrés que les orateurs et les poëtes ont donnés dans tous les siècles à leurs protecteurs, il n'en est aucun qui égale ce mot qui fera à jamais honneur à Caton :

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.150-2

Il semble que la cause du sénat et de l'illustre Romain qui la défendit ne fût juste qu'autant que Caton se déclarait pour elle. Voilà une façon d'être loué à laquelle il serait à souhaiter qu'aspirassent, pour le bien de l'humanité, tous les ministres et toutes les personnes en place. Vous conviendrez, monsieur, que, pour penser ainsi, il faut, avec un naturel heureux, être né avec l'amour de la belle gloire, avoir de la noblesse et de ces sentiments d'honneur qui, dans les bons temps de la république, furent les principes féconds qui firent germer dans ces cœurs généreux des sentiments vraiment héroïques. Mais dès que les Romains perdirent avec leur simplicité leur innocence, dès que Scipion eut vaincu Carthage, et que Marcellus150-a eut subjugué Corinthe, il parut que le caractère de ces vainqueurs du monde changea. Les grandes vertus devinrent rares; avec les richesses des vaincus, tous leurs vices entrèrent à Rome. Il fallut avoir de l'argent pour acheter des places et corrompre le peuple. Il suffisait, non d'être vertueux, mais d'être estimé riche. L'intérêt, ce vice rempli de bassesse et d'infamie, devint un mal presque général. Le luxe, l'amour d'une dépense excessive, l'envie de se faire estimer par ses équipages somptueux et par la délicatesse de ses cuisiniers, gagna le dessus, et l'intérêt personnel l'emporta sur l'amour de la patrie et de la vraie gloire. Depuis, on trouve rarement dans les délibérations du sénat des exemples de son ancienne magnanimité, et, au lieu de cette grandeur d'âme qui<151> avait rendu ce corps respectable aux yeux des nations étrangères, ce même sénat, jaloux de dominer sur l'univers, ne fut plus scrupuleux sur le choix des moyens qui pouvaient faciliter son agrandissement. Les effets de cette dépravation de mœurs parurent dans les guerres que les Romains firent à Persée, aux Étoliens, contre Antiochus, et enfin contre Jugurtha. Ce qui arriva alors à Rome se voit de nos jours en Europe. Les mauvaises mœurs du siècle sont presque générales. Les hommes privés les portent dans les grands emplois auxquels ils parviennent, et c'est par les mêmes principes qu'ils gouvernent les affaires des souverains et les leurs propres.

Je crois, monsieur, vous en avoir trop dit sur un lieu commun. Je n'ai voulu faire qu'une lettre, et j'ai pensé faire un traité. Peut-être trouverez-vous la comparaison de Cartouche trop forte; vous serez cependant obligé de convenir qu'elle est juste. Je voudrais que tous ces hommes ambitieux et intéressés, que toutes ces pestes publiques qui désolent si impitoyablement notre pauvre continent, fussent au moins informés que leur méchanceté ne les rendra pas estimables aux yeux de l'équitable postérité, et que l'arrêt des siècles à venir ne leur sera pas plus favorable que celui que vous m'avez fait hasarder. Le mal que ces illustres scélérats font n'atteint pas jusqu à ma retraite; tous ces tragiques et sanglants événements me servent de spectacle. L'Europe n'est à mon égard qu'une lanterne magique; je n'y ai d'intérêt que celui de l'humanité. Je souhaiterais qu'on mît fin à ces meurtres, à ces carnages et à ces abominations qui font frémir la nature, et qu'on pensât que notre pauvre espèce, assiégée par la mort de tant de manières, n'a pas besoin de la méchanceté de quelques politiques atrabilaires pour accélérer sa destruction. Je voudrais enfin que les maîtres du monde fussent raisonnables, et tous les hommes heureux. Voilà des visions, direz-vous, de la république de Platon; ou peut-être penserez-vous de moi ce que l'on disait de<152> défunt l'abbé de Saint-Pierre, qu'il rêvait en honnête homme.152-a Je vous en suis bien obligé, et je préfère de rêver en honnête homme à me rendre coupable des actions d'un scélérat. N'en voilà que trop. Je sens que je prends les défauts de mon âge; vous m'avez mis en train de raisonner, et je n'ai que trop bavardé. J'espère que vous me le pardonnerez en faveur de l'estime avec laquelle je suis, etc.


148-1 Expression élégante qui se trouve dans une des dépêches du comte de Brühl pour Pétersbourg imprimées dans les Pièces justificatives.

150-2 Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. [Lucanus. Pharsaliae, I, 128.]

150-a Mummius.

152-a Le cardinal du Bois disait que les ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, qui sont, pour la plupart, des projets de paix générale et perpétuelle, étaient « les rêves d'un homme de bien. » Voyez t. IX, p. 36 et 165; t. XIV, p. 292 et 323; et ci-dessus, p. 71.