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III. FACÉTIE A M. DE VOLTAIRE. RÊVE.

Et j'avais lu Platon, et je n'y comprenais rien, et je lus un géomètre pour m'amuser, et je tombai dans un profond sommeil, et un génie m'apparut, et il me dit : Exalte ton âme. Et je lui dis : En ai-je une? Et il me répondit : Fais comme si tu en avais une. Et je m'exaltai, et il me parut voir des choses qu'aucun œil n'avait vues, qu'aucune oreille n'avait entendues, et qu'aucun esprit n'avait jamais imaginées.

Revenu de mon extase, j'aperçus une grande ville; elle était peuplée, je crois, de ces hommes nés des dents que Cadmus avait semées, car ils se persécutaient tous. Et je demandai le nom de la ville, et l'on me dit que son nom de baptême était Sion, et son nom de guerre l'infâme.23-a

Elle était construite de matériaux qui ne ressemblent en rien à ceux dont nous fabriquons nos villes; et je demandai au génie : Qu'est-<24>ce que cela? Et le farfadet répondit : Les fondements sont faits de rêves creux, le mastic est composé de miracles, ces lourdes pierres sont tirées des carrières du purgatoire, ces autres plus resplendissantes viennent des indulgences. Pour moi, qui ne comprenais rien à ce jargon, j'examinai la structure de la ville. Elle était fortifiée à l'antique, à peu près comme on nous dépeint Babylone, entourée de larges et hautes murailles, lesquelles étaient flanquées de tours dont les noms étaient : la tour de l'imbécillité, l'autre des préjugés, l'autre de la superstition, l'autre du fanatisme, et enfin celle du diable, qu'on disait être la plus considérable.

Et je demandai : A quoi bon tout cela? Et le génie me répondit : Ce sont des types. - Et que sont des types? repartis-je. Le farfadet : Ce sont des choses auxquelles tu ne peux rien comprendre; tu te trouves dans le pays où l'imagination fait tout, et il y a des imaginations lucratives. Un nuage alors se dissipa devant mes yeux, et je vis ce qui avait été, ce qui est, et ce qui sera. La ville me parut pleine d'émeutes; des torrents de sang y coulaient, et chaque sédition s'apaisait en chassant quelque famille de la cité. Le génie me dit le nom de ces fugitifs. Les uns s'appelaient nestoriens, les autres ariens, les autres manichéens. Ces noms soporifiques m'endormaient. Mais pourquoi les chasse-t-on? dis-je. - C'est qu'ils n'ont pas les yeux comme les autres; ils voient autrement. Et je repartis : Voient-ils mieux? - Non, dit l'esprit, ils sont louches, borgnes et aveugles; mais il y a une certaine façon de l'être dans l'infâme, qui n'est pas la leur.

J'aperçus alors des guerriers en bonnets fourrés, caparaçonnés et cuirassés d'arguments, traînant après eux des balistes et des catapultes in barbara, dario, celarent et in ferio; et je dis : Qu'est-ce-ci? Et le génie répondit : De grands combats s'apprêtent. O infâme! que tu as d'ennemis! Oh! que tu mérites bien d'en avoir! Ceux qui viennent à toi sont les enfants perdus de la raison; ils n'ont point d'armée, ils<25> ne feront qu'escarmoucher, et tu les dévoueras à l'anathème. Vois-tu ces héros? Celui-ci, c'est Godescalc. Tu verras comme ils se traiteront. Celui qui le suit s'appelle Vala, cet autre Bérenger, celui-ci Valdo; il écorne un peu la muraille. Celui-ci, plus superbement vêtu, est le fameux Des Vins ou Des Vignes; on l'accusera d'avoir jeté des flèches qu'il n'a point jetées. Celui-là s'appelle Gerson, et signalera sa valeur. Celui-ci est le célèbre Sarpi, autrement appelé Fra-Paolo, ennemi de la monarchie et du monarque de l'infâme; tu vois comme il l'attaque. Ces escarmouches finies, je vis des bûchers dressés, et je détournai la vue, car l'infâme avait une bonne garde prétorienne de bourreaux, et la force a été et sera jusqu'à la fin des temps, quand on l'a en main, un des arguments les plus concluants pour avoir raison. Alors vint un autre héros. Oh! pour celui-là, dis-je, je crois le connaître; je l'ai vu à Rotterdam. N'est-ce pas Érasme? - Tout juste, répondit l'esprit; mais il n'escarmouche qu'au faubourg ascétique des pediculosi; on le ménage parce qu'il pourrait se joindre à plus forte partie, et qu'il connaît trop bien l'intérieur de la place. Sur quoi il me parut que toute une armée en marche approchait de l'infâme. Je fus étonné de son nombre, et je demandai quelle nation c'était. Et le génie répondit : Ce sont plusieurs peuples : les uns se nomment vaudois, les autres wicléfistes, les autres taboristes, ceux-là subutraquistes, et les derniers sociniens et anabaptistes et tous les istes de l'univers. - Comment! dis-je, ces gens veulent-ils faire la guerre? Ils n'ont donc point lu l'Encyclopédie et les encyclopédistes? - Ces ouvrages, reprit le génie, n'existaient pas de leur temps; mais les encyclopédistes auront leur tour; donne-toi patience, et tu les verras combattre. Cependant le siége commençait, le sang coulait à grands flots; les faubourgs furent emportés. C'étaient des massacres horribles, une fureur sombre et atroce guidait les bras des combattants, ils ferraillaient dans l'obscurité, et la ville ne fut point prise.

<26>Le siége levé, il parut de nouveau une troupe d'escarmoucheurs; ils étaient invulnérables et d'une force infinie. L'un, me dit le génie, s'appelle Galilée, chevalier du soleil; il veut que la terre tourne, et l'infâme ne veut pas tourner. L'autre se nomme Gassendi, chevalier; il voudrait que l'infâme fût vidée des ordures qu'elle contient, et l'infâme aime ses ordures. Ce preux chevalier qui paraît à la suite, c'est Bayle, chevalier de Pyrrhon, grand ingénieur; il prendrait la ville, s'il avait des troupes. Toland et Woolston sont ses écuyers. - Et pourquoi, dis-je, n'a-t-il pas de troupes? - C'est, me dit le génie, qu'il n'a pas la monnaie propre pour en soudoyer. - Et quelle est cette monnaie? - Ce sont des livres sterling frappées au coin du bon sens; le public ne connaît point cette espèce; elle n'a cours ni à la place de Paris, ni à Madrid, ni à Gênes, Rome, Vienne, etc., etc. - Cependant, dis-je, ces gens manœuvrent bien du bélier; s'ils étaient secondés, c'en serait fait de l'infâme. Toutefois la muraille résista; les habitants et le despote se jouaient de cette guerre. Le peuple tonsuré criait, la garde prétorienne aiguisait ses couteaux, et les combattants disparurent. Alors une nouvelle scène s'ouvrit; un guerrier tout éclatant de lumière, aux armes étincelantes, parut sur l'horizon; le monde accourait à sa voix, ceux de la ville désertaient pour le joindre, et bientôt il eut une armée. Qu'est-ce-ci? dis-je; quel homme merveilleux se présente à ma vue? - C'est un esprit céleste comme moi, reprit le génie; plus grand guerrier qu'Alexandre, César, Gengis et Mahomet, il les surpassera tous par ses conquêtes, car on prend plutôt la Perse, le Mogol et l'empire romain que l'infâme. Pour l'assiéger, il a refondu la monnaie de ceux qui l'ont précédé, en y mêlant l'alliage de la bonne plaisanterie assaisonnée du sel de l'épigramme; et il assemble beaucoup de troupes, parce que tout le monde aime à rire, et que bien peu savent raisonner. Et l'armée s'approcha de la ville, et je vis une grande machine traînée par les<27> encyclopédistes, qui s'approchait de la muraille, et je voulus savoir ce que c'était, et le génie officieux me l'expliqua. Elle se nomme l'hélépole,27-a dit-il. - Ah! je la connais, repartis-je; on en parle dans l'histoire du Bas-Empire, on s'en servit au siége de Séleucie. - C'est cela, repartit le génie. Et je la vis mouvoir, elle battit le mur d'une force prodigieuse, et une partie s'en écroula, et la guerre n'était point sanglante, et tout le monde riait, et je riais aussi. Tout à coup (quel spectacle! les cheveux se dressent encore sur ma tête quand j'y pense), deux monstres s'élèvent de l'infâme, prennent leur essor, et planent sur la ville, en y répandant l'obscurité, l'un mâle, l'autre femelle. Ils avaient de grandes ailes, comme les chauves-souris, le corps hideux, les yeux rouges et étincelants. La fureur et la rage étaient empreintes sur leur front; l'un secouait des flambeaux ardents, l'autre avait la ceinture et les mains armées de poignards. Ils criaient d'une voix horrible : C'en est fait, nous partons, voici ton dernier jour, malheureuse ville, ville infortunée. Tu l'emportes, héros environné de lumière. Le Fanatisme et l'Intolérance vont se replonger dans les ténèbres infernales. Adieu, infâme, adieu pour jamais. Les ombres les enveloppèrent, et ils disparurent comme une nuée qui s'évanouit.

Je demeurai quelques moments dans la perplexité et dans une extase que me causait l'étonnement. Le génie me rassura et rappela mes sens, et je vis qu'il ne restait pour défendre la ville que des vieilles décrépites et une vile populace. La tour de l'imbécillité et celle du diable étaient encore sur pied; les pierres détachées en tombaient en beaucoup d'endroits, et un coup du triomphant hélépole aurait suffi pour que tous les ouvrages s'écroulassent. Et j'étais dans l'admiration, et je disais au génie : Quel est le héros qui opère ces miracles? - Le<28> héros qui a si bien mérité ton admiration, répondit-il, c'est François-Marie Arouet de Voltaire; s'il avait plus de noms, il les aurait immortalisés tous. Et cela m'émut, et j'avais l'esprit agité et frappé, et je m'éveillai, et j'écrivis mon rêve, et je l'envoyai en Suisse, etc., etc.


23-a Voyez t. XII. p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; et t. XIV, p. 83.

27-a C'est le nom de la machine inventée par Démétrius Poliorcète pour abattre les murs. Voyez Plutarque, Vie de Démétrius, et Diodore de Sicile, livre XX.