<45>La Barbe-bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé. D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? - Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table. - Ne manquez pas, dit la Barbe-bleue, de me la donner tantôt. Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe-bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef? - Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. - Vous n'en savez rien? reprit la Barbe-bleue. Je le sais bien, moi; vous avez voulu entrer dans le cabinet. Eh bien, madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. Elle se jette aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un tigre, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-bleue avait le cœur plus dur qu'un rocher. Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure. - Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. - Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-bleue, mais pas un moment davantage. Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa sœur, et lui dit : Ma sœur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. La sœur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et sa sœur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. Cependant la Barbe-bleue, tenant un grand couteau en sa main, criait de toute sa force à sa femme : Descends vite, ou je monterai là-haut. - Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondit sa femme; et aussitôt elle criait tout bas : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et sa sœur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. - Descends donc vite, criait la Barbe-bleue, ou je monterai là-haut. - Je m'en vais, répondit la femme; et puis elle criait : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. - Ne sont-ce point mes frères? - Hélas! non, ma sœur; c'est un troupeau de moutons. - Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-bleue. - Encore un petit moment, répondit sa femme; et puis elle criait : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci; mais ils sont bien loin encore.