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LETTRE A VOLTAIRE.

Non, si ma muse vous pardonne
Vos sarcasmes injurieux,
Jamais elle n'unit Pétrone
Aux écrivains ingénieux
Qui m'accompagnent en tous lieux,
Et partagent avec Bellone
Des moments courts et précieux
Qu'un loisir fugitif me donne.
Je déteste l'impur bourbier
Où ce bel esprit trop cynique
A trempé sa plume impudique;
Je n'eus point le front de souiller
Les Grâces dans ce vil fumier.
La mémoire est un réceptacle;
Il faut qu'un jugement exquis
Ne remplisse ce tabernacle
Que d'œuvres qui se sont acquis
Autant de crédit qu'eut l'oracle
Qu'à Delphe adoraient les gentils.
C'est pourquoi, lorsque sans obstacle
J'ai l'esprit libre de soucis,
Je vous lis et je vous relis;
<124>J'allaite ma muse française
Aux tetons tendres et polis
Que Racine m'offre à mon aise;
Quelquefois, ne vous en déplaise,
Je m'entretiens avec Rousseau;
Horace, Lucrèce et Boileau
Font en tout temps ma compagnie.
Sur eux j'exerce mon pinceau,
Et dans ma fantasque manie
J'aurais enfin produit du beau,
S'il ne manquait à mon cerveau
Le feu de leur divin génie.

Vous en usez envers la religion comme envers moi et envers tout le monde : vous la caressez d'une main et l'égratignez de l'autre.

Vous avez, je le présume,
Pour chaque genre une plume :
L'une, confite en douceur,
Charme par son ton flatteur
L'amour-propre qu'elle allume;
L'autre est un glaive vengeur
Que Tisiphone et sa sœur
Ont plongé dans le bitume
De l'infernale noirceur;
Il blesse, et son amertume
Perce les os et le cœur.
Si Maupertuis meurt de rhume,
Si dans Bâle on vous l'inhume,
L'Akakia124-a qui le consume
De sa mort est seul l'auteur.
<125>Pour moi, nourrisson d'Horace,
Je ne veux point du bonheur
Qu'offre l'éclat d'une place
Sur le sommet du Parnasse,
Chez le peuple rimailleur.
Cette dangereuse race,
Si folle et pleine d'aigreur,
Se déchire et se tracasse
Sans raison et par humeur.
De ce tripot enchanteur
Vous êtes le coryphée;
Accordez-moi donc, Orphée,
Cette légère faveur :
Je vous demande pour grâce,
Si jamais mon nom s'enchâsse
Par hasard en vos écrits,
Qu'en faveur de saint Denis,
La bonne plume l'y trace.

Faite à Landeshut, 18 mai; corrigée à Wilsdruf, 1759.


124-a Allusion aux libelles que Voltaire publia contre Maupertuis, et qu'il réunit, en 1753, sous le titre de : Histoire du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo. Voyez t. VII, p. 64.