<267>

CHANT V.

Je ne veux point être un bavard en vers,
Je hais beaucoup tout langage inutile;
Un mot bien dit vaut souvent mieux que mille.
Apprenez donc, sans grands propos diserts,
Que dans ces lieux plus d'un saint personnage,
Se tracassant, faisait remue-ménage,
Embrouillait tout sur ce faible univers.
Un jour, le roi de la huaille noire,
Prince cornu, souverain des enfers,
Ayant reçu la gazette ou l'histoire
De ce qu'au monde alors il se passait,
Comme à son gré chaque saint gouvernait,
Le vieux Satan sentit piquer sa gloire,
Et de fureur le diable en écuma.
Il va d'abord dessous le mont Etna;
C'est de l'enfer le soupirail difforme.
Il y passa soudain sa tête énorme;
Le mont prudent de flammes l'entoura,
D'un tourbillon épais de sa fumée
Son chef hideux entier enveloppa.
Le diable y vit voler la Renommée,
Et le malin doucement l'appela.
<268>Dans un moment la jaseuse conta
Plus que l'esprit ne prit plaisir d'apprendre;
Et s'aigrissant de ce qu'il vient d'entendre,
Dans les enfers vite il se replongea.
Bientôt ses pairs en un lieu rassembla;
Chaque démon son malheur déplora;
En enrageant on les entendait dire :
« D'éternité, la superstition,
Qui nous créa, nous a donné l'empire,
Dans l'univers, sur chaque nation.
Depuis un temps elle veut nous réduire
Dans ce séjour d'abomination;
Nous n'y voyons que des âmes maudites,
De qui les cris nous transpercent les os;
De ces douillets, de ces vrais Sybarites,
Nous sommes donc les puérils bourreaux.
L'on dit déjà qu'une secte incrédule
De ces cachots ose même douter,
Que les démons sont mis en ridicule,
Que tout à fait on prétend les rayer.
Ah! vengeons-nous, et montrons à la terre
Que si le ciel est armé du tonnerre,
Que si l'Olympe est tout peuplé de saints,
Dedans l'enfer se trouve plus d'un diable
Qui, se mêlant des arrêts des destins,
Peut-être en peu se rendra formidable. »
Ainsi parlaient tous ces esprits malins;
Mais Lucifer leur imposa silence.
Chacun se tut, et l'infernale engeance
Baisa l'ergot de messire Satan.
Il assembla d'abord son grand divan;
<269>De vieux démons c'était la gent inique,
Rusés matois dans leur art diabolique,
Qui, de l'enfer sachant la politique,
Avaient au crime endurci leur tyran.
A l'entour d'eux, des monstres effroyables,
Au noir brasier toujours invulnérables,
Y paraissaient les fiers exécuteurs
De leurs complots, de leurs sombres fureurs.
On y voyait l'Avarice sordide,
Qui recélait des trésors sans desseins;
La Cruauté, le sanglant Homicide,
Faisant brandir un poignard dans ses mains;
Le fol Orgueil, qui sottement s'admire,
En se parant dans ses plumes de paon;
La pâle Envie, aiguisant la satire;
Contre la Gloire elle trame et conspire,
Elle hait tout ce qu'il y a de grand,
Bonheur d'autrui compose son martyre,
C'est des humains le plus cruel tyran;
Le noir Soupçon, guidant la Jalousie,
Et les Regrets, et l'affreux Désespoir;
La Trahison, l'infâme Calomnie,
Qui de Protée emprunta le savoir;
L'Ambition, massacrant ses victimes,
Et la Discorde, entr'ouvrant des abîmes;
L'Induction, offrant un monceau d'or,
La Politique, étalant ses maximes,
Et l'Intérêt, père de tous les crimes;
La Nuit, l'Horreur, les Douleurs et la Mort.
Ces monstres sont plongés dans les désordres;
Par un seul mot, le maître des enfers
<270>Les fait partir, exécuter ses ordres,
Et leur fureur trouble tout l'univers.
Tout le sénat de cette race immonde
Dressa son plan pour gouverner le monde;
Même Umbriel,270-a Astaroth, Belzébuth,
Tenaient propos que très-bien on reçut.
Chaque démon de son esprit fit montre;
On balança le pour avec le contre.
Le grand conseil à la fin résolut
Qu'on emploierait la Discorde inhumaine
Pour agiter là-haut l'espèce humaine,
Et la Discorde aussitôt s'approcha.
Le vieux Satan sa fille endoctrina,
De ses atours sitôt la décora.
Il ajusta dessus sa tête impure
D'affreux serpents la hideuse coiffure;
Il la couvrit d'un manteau teint de sang,
Arma son bras de son tison brûlant,
Mit dans ses yeux, de sa fournaise ardente,
De gros charbons la flamme étincelante;
Dedans sa gueule il versa ses poisons;
Il la doua d'horreur et d'épouvante,
D'acharnement, de haine violente,
De ses fureurs et de mortels frissons.
Sous cet auspice aux humains redoutable,
L'enfer vomit ce monstre abominable;
Dans l'univers vint la fille du diable,
En secouant dans ses mains ses tisons.
Alors Satan avec tous ses démons
<271>S'en retourna; l'un dans de grands chaudrons
Faisait bouillir maudits à cœurs de roche,
L'autre, en un coin, en rôtit à la broche;
Là, par les pieds pendent des moribonds,
Ici, plus loin, à d'infernaux brandons,
On en voyait brûler comme une torche;
Là, tout vivants, des damnés l'on écorche;
Là, Belzébuth, au supplice animé,
Battait maudits de son fouet enflammé;
Et sans leurs corps, ces singulières âmes
Souffraient pourtant des tourments corporels,
Comme bois sec se brûlaient dans les flammes,
Et gémissaient sous leurs bourreaux cruels.
Mais la Discorde ardente et sanguinaire,
Qui parcourait notre triste hémisphère,
Sur son chemin, de son souffle empesté,
Otait aux champs leur heureuse abondance,
Dedans son germe étouffait la semence,
Dans les troupeaux met la mortalité.
Ce monstre semble ébranler la nature;
Le firmament pâlit de cette injure.
Ce monstre affreux, en courant le pays,
Arrive enfin auprès du gros marquis.
Tout doucement la diabolique fée
S'en approcha, pour lui donner conseil;
Le gros marquis, dans les bras de Morphée,
Dormait encor d'un tranquille sommeil.
Le monstre alors dessus son chef s'élève;
Il apparaît sous la forme d'un rêve :
« Souffrirez-vous, Valori, de sang-froid,
Que de chez vous on enlève Darget?
<272>Qu'un vil pandour, hardi, plein d'insolence,
Outrage et vous, et Darget, et la France?
Aux Prussiens, sans nul autre détour,
Courez, volez, et demandez vengeance;
Que tous leurs bras vous donnent leurs secours.
Que Darget soit au ciel ou chez le diable.
Faites ici vacarme épouvantable,
Et conservez l'inaltérable espoir
Qu'on saura bien vous le faire ravoir. »
Le monstre dit; et de sa chevelure
Il arracha l'un des plus grands serpents,
Le fait glisser sans bruit, sans sifflement,
Sur Valori; bientôt la bête impure,
En repliant ses anneaux tortueux,
S'entortillant à l'entour de sa proie,
Remplit son cœur de ses poisons affreux.
Le monstre en sent une cruelle joie,
Et satisfait de ses heureux succès,
Il s'envola pour de nouveaux projets.
Tout en sueur, le marquis se réveille,
Et le poison excitant ses fureurs,
L'emportement l'oppresse et le conseille;
Il ne respire et que sang, et qu'horreurs.
Comme en Afrique une lionne en rage,
Ayant perdu ses jeunes lionceaux,
De hurlements fait retentir la plage,
Et, déchirant les nègres par lambeaux,
Sur son chemin fait un affreux carnage :
Tel arriva, piqué de son outrage,
Plus furieux encore en ce moment,
Le gros marquis auprès du chef du camp.
<273>« Ah! sacredieu! serai-je donc en butte,
S'écria-t-il, aux fiers Autrichiens?
Dans votre camp Charlot me persécute,
Il m'enleva, tout au milieu des miens,
Le bon Darget. Hélas! lorsque j'y pense,
Je vais mourir de cette affreuse offense;
Mais c'est sur vous que retombe l'affront :
Ne suis-je pas votre palladion?
O Prussiens! lavez l'opprobre infâme
Qu'à Jaromircz un Franquin vous a fait;
Que l'on reprenne, ou bien que l'on réclame,
Chez l'ennemi, mon pauvre ami Darget;
Mais non, plutôt allez combattre en foule,
Et que le sang de ces perfides coule. »
Le gros marquis très-fort se démenait,
Frappant son front, contre Franquin jurait :
« De le saisir si Dieu me fait la grâce,
Son mufle affreux je lui déchirerai,
Et ses deux yeux certes j'arracherai. »
On lui répond : « Que voulez-vous qu'on fasse?
Pour terminer, marquis, vos embarras,
Tous nos héros vous offriront leurs bras. »
Mais le marquis, s'échauffant de colère,
Allait au camp embrouiller son affaire,
Lorsqu'au conseil, où la chose se sut,
Tout d'une voix la Prusse résolut
De satisfaire au plus vite à la plainte
Qu'en blasphémant avait fait le marquis,
Et d'obliger, par douceur ou contrainte,
Et le Franquin, et tous les ennemis,
A renvoyer Darget sans nulle atteinte.
<274>Les plus prudents et les plus avisés
Opinent tous à faire une ambassade.
On choisit donc héros fins et rusés,
Ce qu'on avait au camp de moins maussade,
Longs harangueurs, toujours argumentant,
D'un air flatteur eux-mêmes s'écoutant.
On griffonna une créance honnête,
On en chargea les trois ambassadeurs;
Camas274-a parut tout brillant à leur tête.
Il part, comblé de ces nouveaux honneurs,
En se flattant qu'un très-court intervalle
Lui suffirait pour ramener au camp,
Comme il croyait du moins selon son plan,
Le bon Darget en pompe triomphale.
Mais la Discorde, observant ses desseins,
Et de fureur se sentant animée,
Vole soudain par devers l'autre armée.
Proche du camp, dans un bosquet, dehors,
Elle quitta d'abord ses noires ailes,
Se dépouillant de son difforme corps,
De ses tisons, de ses serpents fidèles,
Et de ses yeux cruels, étincelants,
Et de ses bras encor tout dégouttants
De cent forfaits et de cent parricides.
Dessus son chef croissent des cheveux blancs,
Et sillonnant son visage de rides,
Elle prend l'air et le ton de Wallis;
Devant Charlot aussitôt se présente,
<275>Qui, bagnaudant, s'amusait dans sa tente
A chatouiller de jeunes étourdis.
« Prince, dit-elle, est-ce là notre attente?
Quand vos projets prennent un train de chien,
Que vous voyez tromper votre espérance,
Dans des sujets de pareille importance
Vous badinez, et ne pensez à rien?
On n'a point pris de l'armée ennemie
Le talisman, le grand palladion.
Votre valeur serait-elle endormie?
N'aimez-vous plus la réputation?
Des ennemis bientôt verrez l'audace,
Ces insolents vous viendront face à face
Redemander votre captif Darget;
Si leur donnez, de Charlot c'en est fait.
Ranimez donc l'ardeur ambitieuse
Qui vous porta naguère aux grands exploits;
De vous dépend la destinée heureuse
Et de l'Autriche, et des plus puissants rois. »
Le monstre dit; par une sourde flamme,
Du bon Charlot il sut embraser l'âme.
Ce prince était confus de ses erreurs;
Comme l'on voit des enfants, à l'école,
En s'effrayant, quitter un jeu frivole
Quand tout à coup paraissent leurs recteurs,
En pâlissant, baisser les yeux sur terre,
Tout interdits, rester sans mouvement :
Ainsi Charlot, ce grand foudre de guerre,
Resta muet dans le premier moment.
Mais dans son cœur tout animé de rage
<276>Il s'éleva des sentiments confus
D'ambition, d'orgueil et de courage.
« Les ennemis, dit-il, seront battus.
Daignez, Wallis, encor me reconnaître;
Je suis, soit dit sans vouloir me louer,
Le bouclier, l'appui de votre maître;
Des Prussiens je saurai me jouer. »
Le monstre alors, sans se faire connaître,
Et sans tirer Charlot de son abus,
En tapinois retourna chez le diable,
Content d'avoir, par des coups imprévus,
Mis dans ces camps un désordre effroyable.
En même temps on entend des clameurs;
Et Rosière, arrivant hors d'haleine,
Annonce au prince, articulant à peine,
Des Prussiens les trois ambassadeurs.
Tu sais, lecteur, ce qu'ils avaient à faire,
Qu'ils vont tout haut redemander Darget.
Me garderai, comme le bon Homère,
De répéter ce que déjà l'on sait;
Bref, le Lorrain les refusa tout net.
Ce jour, Camas en fut pour sa harangue;
Après avoir bien exercé sa langue,
Il se trouva que rien il n'avait fait.
Le bon Charlot, qu'animait la Discorde,
Brutalement répond aux Prussiens;
Et, sans toucher Darget ni cette corde,
Les appelait des hérétiques chiens.
Camas à peine achève son exorde,
Qu'on l'interrompt, et lui dit poliment,
<277>A mots couverts, mais pourtant clairement,
D'une façon qu'un sot l'eût pu comprendre,
Que mieux fera dans son camp de se rendre
Que de jaser tant inutilement.
Camas leur dit sur un ton ironique :
« Vous n'aimez point, héros, la rhétorique?
Pour vous punir, jamais vous n'entendrez
Un beau discours que je vous préparais,
Si bien tourné, d'un goût académique,
Semé d'éclairs, obscur, néologique. »
Ni plus ni moins, le compliment finit,
Et vers son camp l'ambassade partit.
Chez le Lorrain entra Népomucène,
Sans compliment, tout familièrement.
Point ne parla comme ce Démosthène,
Mais il lui dit tout à fait uniment :
« Si ne voulez vous en mêler vous-même,
Le Prussien Franquini combattra,
Et son Darget du camp enlèvera;
De cet affront craignez la honte extrême.
Rappelez donc tout au plutôt Franquin;
Qu'avec Darget il vienne avant demain. »
Le bon Charlot à l'instant expédie,
Sur un cheval fringant de Circassie,
Un courrier des plus expéditifs,
Qui part d'abord sans grands préparatifs.
Si bien courut, tant fit de diligence,
Qu'en moins de temps que ces vers-ci j'agence,
Il fut déjà dans le camp de Franquin.
On l'y reçut froidement, d'un air gauche,
<278>Car les pandours, ce jour, faisaient débauche.
Hors des grands brocs coulaient des flots de vin;
Chacun avait près de lui sa catin.
Au maudit son d'un violon qui jure,
Et durement criait dessous l'archet,
Le petit camp, ayant bien bu, dansait,
Même au grand jour l'impudique aventure
Cyniquement devant chacun faisait,
A rafle, aux dés, de bons ducats jouait,
Et du pillage et de mainte capture
En moins de rien tout le profit perdait.
Fallut partir; Franquin, quoique à regret,
De ces plaisirs interrompant les charmes,
Leur dit : « Amis, que l'on prenne les armes;
Chez le Lorrain nous mènerons Darget. »
Tout aussitôt, sur leurs pourpoints cinabres,
Tous les pandours ceignent leurs courbes sabres;
Dessus l'épaule ils roulent leurs manteaux,
De longs fusils s'étant chargé le dos;
Et puis, dessus plus de cent Charlots,
Par les goujats tout le butin se charge;
De gros ballots pesants on les surcharge.
Les essieux gémissent sous le poids,
Et dix grands bœufs, tous animaux de choix,
Traînent à peine au travers de l'ordure,
D'un pas tardif, la tremblante voiture.
On part ainsi, prenant quelques détours,
Au preux Lacy l'on donne l'avant-garde;
Et par les flancs détachant des pandours,
De tous côtés l'on guette et l'on regarde.
<279>Au milieu d'eux Darget est à cheval;
Par le chemin Franquin lui sert de guide,
A ses côtés le mène par la bride.
Le bon Darget se trouvait assez mal,
Allant toujours, sautillant sur la selle,
Sous le pouvoir d'un conducteur brutal;
Ni plus ni moins, piquait sa haridelle.
Le fort Dumont,279-a actif et vigilant,
Dans un gros bois dressant une embuscade,
Au dur Franquin, détrousseur arrogant,
Y préparait grêle de mousquetade.
Lors, tout à coup il lui donne l'aubade,
Le plomb mortel fend les airs en sifflant;
En assaillant, on charge; on se défend.
L'un tombe à terre, et rend l'âme en hurlant,
L'autre, blessé, s'enfuit hors de lui-même,
Un autre meurt, sur l'herbe se roulant.
Le dur Franquin, ayant l'esprit présent,
Remarqua bien, dans ce péril extrême,
Que l'ennemi n'en voulait qu'à Darget.
Il fuit Dumont, il l'esquive, il l'évite,
De ses pandours il assemble l'élite;
Par un vallon, ce partisan adroit
Mène Darget, et, fuyant au plus vite,
Devant Dumont dans l'instant disparaît.
Le bon badaud, disant son patenôtre,
Bien malgré lui fuyait, en suivant l'autre.
Le dur Franquin, content d'être échappé
Au fort Dumont, qui l'avait attrapé,
<280>Dit à Darget : « Ne faites l'imbécile,
Point ne pleurez, soyez content, tranquille;
Aucun malheur ne vous arrivera,
Et le Lorrain bien vous accueillera.
Pour dissiper votre fâcheux déboire,
Chemin faisant, vous ferai mon histoire.
Je suis le fils cadet du Juif errant;
Mon père était savant dans le grimoire,
Et des démons il fut l'ami prudent.
Je suis natif d'un bourg en Dalmatie;
De là, mon père, avec lui me menant,
Me transporta, jeune encore, en Russie.
Bien me gardai de débuter en juif;
Je pris le nom de quelque baronnie,
Je m'affichai, je fis le décisif,
Et des barons j'affectai la manie.
A mes propos facilement on crut,
Et d'un emploi bientôt on me pourvut;
Je remplissais la cour de la Czarine,
Et n'étais point haï de Catherine.
Du temps passé, tout ce peuple brutal
Sentait à peine un instinct bestial;
Stupidement rampant dans sa patrie,
En respectait l'antique barbarie.
Pierre le Grand, sachant les redresser,
Sur les deux pieds leur apprit à marcher;
Il fit couper les barbes à ces bêtes,
A la française habilla ses boyards,
Les enrôla dessous ses étendards.
Mais il ne put jamais changer leurs têtes :
<281>Jusqu'à présent très-mal apprivoisés,
A gouverner ils sont très-malaisés.
C'est chez ces gens que le dieu du mystère
Paraît avoir fondé son séminaire.
Pour s'expliquer, nul signe ne fait-on,
Rien ne s'y dit, et chacun sait s'y taire;
On n'y marcha jamais sur le talon;
Les courtisans, ô race sans pareille!
Jusqu'à bonjour se disent à l'oreille.
Mais cependant ce que j'ai vu de bon,
C'est qu'on y boit de la bonne façon,
Qu'également la roture commune,
Comme un boyard, parvient à la fortune.
Si mon destin, dans un moment fatal,
Ne m'eût planté, j'y serais général.
Une princesse, enfin, que je ne nomme,
S'amouracha de Franquin, Dieu sait comme.
Je fis le fier, quoique très-bien venu,
Appréhendant de me rendre connu;
Car bien savez, je pense, l'étiquette
De nos rabbins, et comme l'on nous traite
D'une façon que, de nuit ou de jour,
Le pauvre juif se décèle en amour.
Ce seul penser m'empêcha de me rendre;
Et ma princesse, en entrant en fureur,
Dès ce moment résolut, sans m'entendre,
De préparer ou hâter mon malheur.
Alors mourut la bonne Catherine,
Tout augmenta les troubles intestins;
L'État dès lors pencha vers sa ruine,
<282>Trois fois je vis changer les souverains.
Pour mon malheur, la nouvelle czarine,
L'œil enflammé, me fit mauvaise mine;
Le lendemain un courtisan discret,
A son discours clouant une préface,
Me dit : Franquin, voyez la belle grâce
Que la Czarine en ce moment vous fait :
Vous devenez son bouffon par brevet.
A ce discours, perdant la tramontane,
Sur le boyard je fonds avec ma canne;
Et le brevet en pièces déchirant,
Je lui jetai les morceaux au visage,
Hors du logis le conduisant battant,
Tant qu'en rumeur en vint le voisinage.
L'on me saisit, et me met en prison,
Des coups de knout je reçus à foison;
Puis l'on me dit, je crois par moquerie :
De la Czarine admire la bonté;
L'on t'enverra tout droit en Sibérie,
Où Sa clémente et douce Majesté
Te permet même, ô grâces sans pareilles!
D'oser porter nez, langue, et deux oreilles.
Ce compliment m'animait de fureur,
Mais il fallut retenir mon grand cœur.
L'un, m'approchant, me dit : C'est bagatelle
D'aller là-bas; ce n'est chose nouvelle.
Tu n'es, Franquin, du nombre des premiers,
Ni ne seras sûrement des derniers.
Vois-tu ces gens que Pétersbourg fait naître?
Pendant un temps ils restent parmi nous;
<283>Mais tôt ou tard on les voit disparaître,
En Sibérie ils s'engloutissent tous.
Ce Menschikoff, favori de son maître,
Lors de sa chute eut des destins moins doux;
Un Ostermann languit en Sibérie,
Le grand Münnich y finira sa vie,
Le fier Biron ne reverra le jour,
Y périra bientôt la jeune cour;
Et tu pourras, Franquin, trouver étrange
Que dans ce nombre avec eux l'on te range!
Enfin, Darget, dans ce pressant danger,
Le seul parti qui me restait à prendre
Fut de souffrir d'un cœur ferme, et d'attendre
Ce que pourtant je n'aurais pu changer.
L'on m'emmena vers ces froides contrées
Où les glaçons des mers hyperborées,
Même en été, dans les jours les plus clairs,
Vous font trouver des éternels hivers.
Le doux soleil en vain prétend y luire,
C'est dans ces lieux que la nature expire;
Tout semble mort, tout semble inanimé.
La terre en vain s'efforce de produire,
Et si l'on voit quelque grain clair-semé,
Le froid d'abord se presse à le détruire.
On trouve là vingt sortes d'exilés.
Les uns, courant les bois et les collines,
Pour se nourrir prennent des zibelines,
Et très-souvent par le froid sont gelés;
D'autres, qu'on fait travailler dans les mines,
Sont par la mort promptement enlevés;
<284>D'autres encor, pour des péchés atroces,
Sont exposés dans le fond des déserts;
Ils sont mangés par les bêtes féroces,
Ou bien la faim termine leurs revers.
Pour moi, je fus, sans en savoir la cause,
A deux cents milles au delà d'Archangel,
Mis dans le fond d'un cul de basse-fosse,
Sans plus revoir le vif éclat du ciel.
J'y fus un an presque tout imbécile,
Enseveli dans cet exil servile.
Mais de mon père alors me souvenant,
Et certains mots barbares du grimoire,
Évaporés presque de ma mémoire,
Fort à propos alors me rappelant,
Je hasardai, par un effort terrible,
D'escalader ce mur inaccessible.
Soit que mon bras me sauvât de prison,
Soit que ce fût l'ouvrage du démon,
Par un bonheur bien extraordinaire,
Pour cette fois je me tirai d'affaire.
Je courus vite à travers des forêts,
Tantôt barré par d'immenses marais,
Tantôt suivant une route arbitraire,
Et combattant pendant tout le chemin
Contre le froid, la longueur du voyage,
L'épuisement, l'ardente soif, la faim,
Le désespoir, et le climat sauvage.
En opposant un cœur ferme au destin,
Des loups, des ours je fis un grand carnage,
Passant toujours à travers les déserts.
<285>Un jour, je crus voir terminer ma vie :
Des hurlements font retentir les airs;
En même temps, trente loups en furie
De tous côtés viennent pour m'attaquer.
Sur un sapin j'allai vite grimper,
Et de là-haut les accablant de branches,
A deux vieux loups je démis les deux hanches;
De gros cailloux que j'avais conservés,
A d'autres loups les yeux furent crevés :
Hors de combat j'en mis une douzaine.
Pressé de faim, j'étais en grande peine,
Quand un lion, venant par des détours,
Dessus les loups qui m'entouraient se jette.
L'extrémité me fournit des secours;
Je taille un bois comme une baïonnette,
Puis du sapin je descendis à bas,
Et m'élançant au milieu des combats,
Dans peu, les loups mordirent la poussière.
Je crus alors, ainsi que Godefroi,285-a
De m'attacher ce lion débonnaire,
De m'en servir comme d'auxiliaire;
Mais promptement il regagna les bois.
Je vis enfin, après plus de trois mois,
Ayant couru des fortunes bizarres,
Des bestiaux; non loin de là des toits :
C'étaient des lieux qu'habitent des Tartares.
Je vins chez l'un, qui, rempli de bonté,
<286>Fidèle aux lois de l'hospitalité,
Me recueillit au sein de sa famille;
Il m'amena sa femme avec sa fille :
Choisis, dit-il, en toute liberté.
De ses troupeaux il prend une génisse,
A ses faux dieux il fait un sacrifice;
Il me servit les morceaux délicats,
Et me fit boire un verre d'eau-de-vie.
Ma paupière était appesantie,
Mon hôte vit à quel point j'étais las.
Ces bonnes gens m'aimaient à la folie;
Au vestibule aussitôt ils se rendent,
Sur le plancher des peaux de bœuf s'étendent;
L'hôte me prend, il me mena coucher.
A mes côtés vint se mettre sa fille;
Elle était jeune, elle sut me toucher,
J'étais friand, la belle était gentille;
Si bien pour nous se passa cette nuit,
Que nos plaisirs le jour interrompit.
Dès le moment que l'aube du jour perce,
Chez mon Tartare allant de bon matin,
Je lui demande où passe le chemin
Qui de chez lui mène tout droit en Perse.
Il me répond : Généreux étranger,
Si votre plan ne voulez pas changer,
Sans vous tenir un trop long dialogue,
Je vais d'abord vous seller ce grand dogue.
Sur ce chemin il me porta cent fois;
C'est, croyez-moi, la fleur des palefrois.
Nommez à Froux simplement à l'oreille
<287>Quel est l'endroit où vous voulez aller,
Montez dessus, il vous mène à merveille,
N'avez de rien besoin de vous mêler.
Il dit; d'abord, ce bon hôte j'embrasse,
Et puis, prenant un sabre, une besace,
Sur le grand Froux je monte hardiment,
Et pour Agra je partis promptement.
Chemin faisant, aux limites de Perse,
Je rencontrai, monté sur un grand chien,
Un vieux Tartare allant faire commerce,
Qui me parut porter beaucoup de bien.
Sur lui je gagne adroitement la gauche,
En badinant, la tête je lui fauche.
Assez longtemps il se soutint encor,
Bien asserré, tout droit, dessus la selle;
Mais remarquant enfin qu'il était mort,
Sa chute alors n'en devint que plus belle.
Je me prépare à prendre son argent;
Mais son grand chien, bien s'en apercevant,
Se fâche, aboie, et me saute au visage.
Froux me défend; ce chien, plein de courage,
Sur l'autre chien s'élance promptement.
Je le soutiens, et tirant ma flamberge,
A l'autre dogue en donnant du fendant,
Autour du cou je lui fais un exergue. »
- « Ah! juste Dieu! cria le bon Darget,
Votre âme est-elle à ce point dure et rude?
Peut-on pousser si loin l'ingratitude?
De ce pays où tout bien vous échet,
Vous avez pu massacrer un Tartare!
<288>Ah! bien plus qu'eux votre cœur est barbare. »
- « Tais-toi, benêt, lui répondit Franquin;
De son argent j'avais alors besoin.
Il me servit à faire mon voyage,
Et j'arrivai trois jours après au camp,
Où, produisant mon rare personnage,
Je fus reçu de Thamas-Chouli-Kan.
Chez le Mogol il faisait lors la guerre,
Et j'eus l'honneur de le suivre aux combats;
Son camp semblait couvrir toute la terre,
On y comptait un million de soldats.
De Zoroastre on y suivait le culte,
Et j'embrassai sa foi sombre et occulte,
Car j'ai connu qu'un homme bien prudent,
Dans quelques lieux qu'il se fasse connaître,
Doit recevoir, sans en faire semblant,
Avec la foi, le culte de son maître.
Assez souvent cela m'est arrivé;
Toutes les fois je m'en suis bien trouvé.
Bientôt Thamas fait marcher son armée;
Vers le Mogol vola sa renommée,
Et de ses tours la craintive Delhi
Vit tous ses champs de nos Persans remplis.
De tous côtés nos soldats l'environnent;
Dès que Thamas eut donné le signal,
Nous combattons, et les assauts se donnent.
Les Persans font un effort général;
Les habitants, à nos efforts revêches,
Font de leur mur sur nous pleuvoir des flèches.
Nous méprisons et leurs traits, et le sort;
<289>Contre le mur on posa mille échelles,
On assaillit, on chassa ces rebelles,
Leur apportant le feu, le fer, la mort.
Aux noirs enfers leurs âmes je consacre,
Dit en fureur l'inflexible Thamas;
Ce mot servit de signal au massacre,
Toute la ville est livrée au trépas.
Le schah, nageant dans le sang des parjures,
Tranquillement mangeait des confitures.
Pour moi, pillant, brûlant, assassinant,
Jeunes minois sans nombre violant,
J'expédiai de ma main plus de mille
Femmes, enfants et vieillards de la ville.
Ce jour heureux corrigea mon destin;
Ma foi, j'y fis un énorme butin.
Du sang versé regorgèrent les rues,
Les cris aigus sont portés jusqu'aux nues;
Quelle moisson ce fut pour Atropos!
Morts et mourants s'entassent en monceaux;
Imaginez la fureur et la rage,
L'horreur, la peur et la confusion,
L'embrasement, le meurtre, le carnage,
Le désespoir, la désolation.
Tous ces fléaux sur cette ville prise
Se font sentir sans trêve et sans remise :
Ce jour, nos fers en furent émoussés,
Et de tuer nos bras furent lassés.
Des Mogolais cinq cent mille périrent,
Chez Belzébuth leurs âmes descendirent,
Quand de Thamas la magnanimité
<290>Finit le meurtre et la calamité.
De mon butin ne voulus rendre compte,
Pour le garder je devins déserteur;
Et me sauvant par une fuite prompte,
Bientôt je fus auprès du Grand Seigneur;
Il a le nom des Persans en horreur.
Dans les sérails j'eus l'art de m'introduire.
Des faits pareils souvent avez pu lire
Dans les récits, contes des voyageurs,
Sur leurs amours impertinents menteurs.
Lors s'embrasa du côté de l'Hongrie
Tout de nouveau la guerre avec furie.
De guet-apens l'empereur Charles six
Vint attaquer mes maîtres circoncis.
J'aimais le bruit, le péril, les alarmes,
Pour Mahomet j'osai porter les armes;
J'ai signalé plus d'une fois mon bras,
Et j'ai brillé dans l'horreur des combats.
En attaquant parmi les janissaires,
J'eus des succès devant Mehadia;
Puis, éprouvant des destins tout contraires,
L'Autrichien me prit à Cornia.
Fallut encor devenir apostat;
Je recourus à la Vierge Marie.
Signe de croix et quelque momerie,
Et me voilà devenu bon chrétien,
Mais pis encor, très-bon Autrichien. »
Il n'eut pas dit, que son cheval, qui bronche,
Dans une ornière, en tombant, vous le jonche,
Et dans sa chute il entraîna Darget.
<291>Les plus voisins par-dessus lui tombèrent,
Tous pêle-mêle en pile s'entassèrent;
Hommes, chevaux, l'un l'autre se froissèrent;
Et, dessous eux, Franquin presque étouffait,
Se débattait, pestait et blasphémait.
Il était tard, aucun plus ne voyait.
Déjà la nuit a de ses voiles sombres
Couvert les cieux; ramenant aux mortels
Le doux sommeil, le silence et les ombres,
Elle en suspend tous les travaux cruels.
Proche du camp Franquin et sa séquelle
Étaient tombés, quand tout ce bruit affreux
Fit réveiller la lourde sentinelle,
Qui, tressaillant, lâcha son coup sur eux.
Ce bruit s'entend, et cause des alarmes;
Le camp lorrain, troublé, courait aux armes,
Quand on cria, Qui vive? - C'est Franquin.
Du corps de garde un exempt se détache;
Il vient, il voit, ciel! c'est notre bravache :
« Seigneur Franquin, quel malheureux destin
Vous met ici? » Tout était l'un sur l'autre,
Hommes, chevaux, dans la fange se vautre;
On les retire, et, pour cette fois-là,
Chacun d'iceux ses membres retrouva.
Puis, dans le camp lorsqu'on apprit l'affaire,
Le bon Charlot d'abord se recoucha;
Mais, fort ému, la nuit ne dormit guère,
A ses projets profondément rêva.
Franquin, Darget, doucement s'en allèrent,
Et dans des lits tous les deux se couchèrent.
<292>Si tu prétends savoir ce qu'on fera,
Si tu n'es las, lecteur, de mes sornettes,
Et s'il te faut combats, clairons, trompettes,
Lis l'autre chant, le reste il te dira.


270-a Nom d'un vieux gnome rechigné, personnage de la Boucle de cheveux enlevée (The Rape of the Lock) de Pope.

274-a Le colonel de Camas, que le Roi met ici en scène, ne vivait plus; il était mort à Breslau le 14 avril 1741. Voyez, ci-dessus, p. 23, l'Épître IV, adressée à sa veuve.

279-a Le Roi veut probablement parler du lieutenant-général Du Moulin. Voyez t. III, p. 145.

285-a Dans la première croisade, en 1098, le chevalier français Geoffroi de la Tour tua d'un coup d'épée un serpent acharné contre un lion. Le lion reconnaissant s'attacha à son libérateur, et ne le quitta plus.