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LETTRE VI. A VOLTAIRE.

De Potsdam, le 5 mars 1749.

Il y a de quoi purger toute la France avec les pilules que vous me demandez, et de quoi tuer vos trois Académies. Ne vous imaginez pas que ces pilules soient des dragées; vous pourriez vous y tromper. J'ai ordonné à Darget de vous envoyer de ces pilules qui ont une si grande réputation en France, et que le défunt Stahl154-a faisait faire par son cocher. Il n'y a ici que les femmes grosses qui s'en servent. Vous êtes en vérité bien singulier de me demander des remèdes, à moi qui fus toujours un athée en fait de médecine.

Quoi! vous avez l'esprit crédule
Vis-à-vis de vos médecins,
Qui, pour vous dorer la pilule,
N'en sont pas moins des assassins!
Vous n'avez plus qu'un pas à faire,
Et je vois mon dévot Voltaire
Nasiller chez les capucins.

Faites ce que vous pouvez pour vous guérir : il n'y a de vrai bien dans ce monde que la santé. Que ce soient les pilules, le séné,<155> ou les clystères, qui vous rétablissent, peu importe; les moyens sont indifférents, pourvu que j'aie encore le plaisir de vous entendre, car il ne sera plus possible de vous voir, vous devez être tout à fait invisible à présent.

Malgré la Sorbonne plénière,
J'avais fermement dans l'esprit
Que l'homme n'est qu'une matière
Qui naît, végète, et se détruit.
De cette opinion qu'on blâme
Je reconnais enfin les torts;
Car j'admire votre belle âme,
Et je ne vous crois plus de corps.

Je vous envoie encore une Épître155-a qui contient l'apologie de ces pauvres rois contre lesquels tout l'univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J'ai d'autres ouvrages que je vous enverrai successivement; c'est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l'élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes Épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crême fouettée qui n'étale que des mots et point de pensées. Ce n'est qu'à vous autres Virgiles et Horaces français qu'il est permis d'employer cet heureux choix de mots harmonieux,155-b cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l'enjoué, et d'allier les fleurs de l'éloquence aux fruits du bon sens.

Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour notre part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l'élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier. Mille devoirs, mille occupations me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l'État, ou comme un pilote qui n'ose ni quitter le<156> gouvernail, ni s'endormir, sans craindre le sort du malheureux Palinure.156-a Les Muses demandent des retraites et une entière égalité d'âme dont je ne peux presque jamais jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m'interrompt; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans les retraites de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage. La mienne n'a pas l'honneur d'être de ce nombre : c'est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein vent.

Adieu; passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une servante pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.


154-a Voyez t. I, p. 263.

155-a A Darget. Voyez t. X, p. 238.

155-b Boileau, L'Art poétique, ch. I, v. 109.

156-a Voyez Virgile, Énéide, livre V, v. 835-860.