<1>

ÉPITRES FAMILIÈRES.[Titelblatt]

<2><3>

ÉPITRE I. A MON FRÈRE HENRI.

Où courez-vous? « Ah! je fuis la campagne,
Je ne veux pas tout vif m'ensevelir;
Lorsque j'y suis, d'abord l'ennui me gagne,
Rester tout seul, autant vaut-il mourir.
J'aime Berlin : c'est là que, dans le monde,
Le doux plaisir en cent façons abonde,
Jeunes beautés, bals, festins, en un mot,
Y trouve tout quiconque n'est pas sot. »
Oui, vous pouvez vous amuser, mon frère,
Nos belles sont faciles à plier,
Berlin fournit aisance et bonne chère;
Mais ces plaisirs, qu'ont-ils de singulier?
« C'est chez Milon que se donne une fête,
On sera seul; Milon n'a convié
Que quatre-vingts personnes. » C'est honnête.
On vient, on entre, on est supplicié,
En se pressant on s'étouffe à la porte,
<4>On perce enfin des deux bras, à main forte.
Voilà d'abord trente tables de jeu,
Et qui n'y joue y paraît sans aveu;
Tous sont rêveurs, attentifs à leur rôle :
L'un, en suant, attend un as de cœur,
Et celui-là, qui méditait la vole,
Sur ses écarts écume de fureur.
Pourquoi ce bruit? et qu'est-ce qu'on regarde?
A ce seigneur prend-il un vertigo?
« Pis que cela : certain roi de carreau
Entre ses mains est arrivé sans garde. »
On voit plus loin, dans un coin isolé,
Force joueurs; le hasard tient la table.
L'or en monceaux s'y présente étalé;
Son grand pontife à face vénérable
Mêle en ses mains un jeu bariolé.
Tout à l'entour, une immense cohue
Sur ce grand prêtre a dirigé la vue :
Le bon public a quelquefois raison.
Quant au prélat, ce respect l'importune :
Il est adroit; le bon seigneur, dit-on,
De ses dix doigts gouverne la fortune.
Un feu soudain s'empare de ses sens;
Le front ridé, le regard plus farouche,
Des mots coupés s'échappent par élans,
Comme en grondant, rudement, de sa bouche.
Très-attentifs y sont ses courtisans :
Ce peu de mots, ce sont autant d'oracles
Qui, sur le sort opérant des miracles,
Ont l'art de rendre, en très-peu de moments.
Humbles ou fiers les petits et les grands :
<5>Tel pâme d'aise, et tel autre blasphème,
L'un vend, hélas! son bien qu'il a perdu,
L'autre, enivré de son bonheur extrême,
Court acheter ce que l'autre a vendu.
Neuf heures sonne, il faut aller à table,
Et regagner dans un ample soupé,
Enjoué, vif, brillant et délectable,
Le temps perdu, dans l'ennui dissipé,
Et qu'emporta ce jeu si détestable.
Voyons : voilà plus de trente laquais5-a
A pas comptés qui suivent à la file
D'Apicius un habile profès;
De tant de plats on nourrirait la ville.
Le sieur Hamoch, plus fier que Paul-Émile,
De la cuisine au salon du palais
Mène en grand' pompe un souper de Luculle;
Le moindre plat, c'est lui qui l'intitule
D'un nom baroque et très-mal assorti;
De cette armée il est le quartier-maître.
Là pour l'entrée, ici pour le rôti,
Il sait placer le plat comme il doit être,
Ragoûts nouveaux, pâtés, fins entremets,
En les louant à messieurs les gourmets.
De tant de plats quelle odeur dégoûtante!
L'hôte, prenant la mine plus riante,
Trouve qu'Hamoch surpasse ses projets.
On va s'asseoir, et cette compagnie,
Quoique sournoise, est tout au mieux choisie.
Mais tout ce monde est stupide ou muet!
Ah! cette paire est au mieux assortie :
<6>De ce baron si maigre et si fluet
Cette bégueule est la vieille ennemie,
Certain procès les a rendus rivaux;
Avec quel air ils se tournent le dos!
De ces paniers dorés par des réseaux
La place à table est d'avance remplie,
Et sur la chaise, en serrant les genoux,
A peine encore en reste-t-il pour vous.
De bavarder Damis aurait envie;
Mais s'il affecte un air de rêverie,
C'est par prudence : il craint ce médisant,
Ce vieux baron à langue de serpent.
L'hôte, attentif à ranimer le monde,
Dit quelques riens, fait le mauvais plaisant;
Il sert cent mets, qui courent à la ronde :
« Que le plaisir s'empare de céans,
Dit-il; messieurs, chez moi la joie abonde. »
Corinne jeûne, et pour tout un million
Ne goûterait de cette sauce fine :
Elle pourrait laver le vermillon
Qui fait l'éclat de sa lèvre divine.
Si Marianne au visage poupin
Ne mange pas un seul morceau de pain,
C'est qu'en son corps étroitement serrée,
Elle craint trop que la galimafrée
Pourrait gâter le corsage divin
De cette taille en tous lieux admirée.
A l'autre bout, sans s'en embarrasser,
Le comte mange à se déboutonner,
De tous les plats goûte l'un après l'autre,
Avec Hamoch se met à raisonner;
<7>D'Apicius le comte est grand apôtre,
Et les Nevers7-a pourraient le consulter.
Julie enfin rompt ce cruel silence,
Et, se tournant, dit d'un air d'indolence :
« Ah! c'est affreux, tout ce jour il a plu;
En vérité, c'est un nouveau déluge. »
Merlin répond : « Tout comme vous j'en juge,
Et l'almanach ainsi l'a résolu. »
Merlin dit bien, ce docte personnage
De son savoir fait un riche étalage;
Hors l'almanach, jamais il n'a rien lu.
Le discours tombe, on bâille; on prend courage,
On le relève, on parle de pompons,
De gants glacés, coiffures et jupons,
Et l'on médit un peu de Rosalie;
Elle est absente, et la noire Sylvie
Ne trouve rien d'aimable en sa beauté.
Ne croyez pas que ce soit par envie :
Son cœur, dit-elle, est plein de charité;
Mais le bon goût, qu'elle trouve insulté,
Quoiqu'à regret, la presse et la convie
De rendre hommage à la sincérité.
Bientôt après on parle comédie :
« Ah! la Marville a l'air d'un éléphant,
Dit l'une; elle est une exécrable actrice;
La Rousselois, c'est un corps élégant,
Elle est bien mise, ah! c'est un vrai délice;
Lorsqu'elle joue, au vrai, mal on l'entend,
Mais ce n'est rien : va-t-on là pour entendre? »
Valère sait à ne s'y point méprendre
<8>Que le Plutus de Saxe ruiné
Va dans huit jours vendre sa garde-robe :
Sur quoi chacun, en faisant l'étonné,
Sur monseigneur très-malignement daube;
De brocarder chacun se met en train,
Et l'on médit doucement du prochain.
Mais s'endormant par tant de balourdises,
De main en main se donnent des devises
Qu'en ricanant le beau sexe relit;
A ces soupers on ménage l'esprit,
Et l'on s'occupe en lisant les bêtises
Que le galant confiturier y fit.
On imagine une santé nouvelle,
A l'équivoque un chacun applaudit,
La pointe en est digne de Fontenelle;
On veut parler, et ce jargon forcé,
Ne tenant rien de la gaîté naïve,
Meurt en naissant dans la bouche craintive
Aussi souvent qu'un mot est prononcé.
On se regarde, on est embarrassé,
Et tous les mots expirent sur la langue.
L'hôte le voit, et, pour en bien user,
D'un conte plat il vient les amuser;
Mais il en est pour sa sotte harangue.
Par bienséance un moment on sourit,
On dit, bâillant, que l'on se divertit,
Mais en secret maudissant l'assemblée,
On voudrait fort, pour que l'ennui finît,
Que de sommeil elle fût accablée.
Cloris alors, sur un ton aigrelet,
D'un vaudeville entonne un vieux couplet,
<9>Et pousse en l'air de cette voix aiguë
De longs hélas qu'on entend de la rue,
Et d'un accent tudesque qui déplaît
Elle assaisonne un air de flageolet.
Églé, qui croit qu'elle a la voix plus belle,
En détonnant chante un air d'opéra
Très-langoureux, que composa Campra;9-a
Un fat se pâme et jure qu'elle excelle,
Ah! de chanter elle ne cessera;
Maudite voix, digne d'une crécelle,
Un siècle entier, je crois, tu chantera.
« Pour vous charmer, dit-elle, je vous prie,
Prêtez l'oreille à cette bergerie :
Cet air pour moi semble fait tout exprès,
J'ai de mon mieux saisi le goût français;
Ces ports de voix qu'avec force j'élève,
Ces tremblements battus si lentement,
Ces longs fredons, qui n'ont ni fin ni trêve,
Font de ce chant les plus doux agréments;
De ce salon même, sans qu'il m'en coûte,
Ma forte voix fera sauter la voûte. »
L'hôte pâlit, il croit de Jéricho
Qu'il a chez lui la trompette fatale;
Il est tremblant pour les murs de sa salle.
Pour éviter l'effet de cet écho,
Il rompt les chiens et bavarde morale,
Et ce discours les amuse à ravir.
Mais dans le temps que ce seigneur déploie
<10>Des arguments ennuyeux à mourir,
Sa chère épouse à travers vient glapir,
Et minaudant croit réveiller la joie;
Au lieu du dieu libertin du plaisir,
La bonne dame, induite par le diable,
Au lourd ennui donne la primauté,
Qui force enfin, par importunité,
Tous ces bâilleurs à se lever de table.
Aux violons alors on a recours,
La joie enfin régnera dans ce jour;
Aux menuets, aux graves polonaises
Vont succéder frétillantes anglaises.
Tous ces muets dansent sans se parler,
Les spectateurs disent, par bienséance,
Quelques douceurs avec tant d'indolence,
Que cet amour de froid paraît geler;
L'oisiveté, qui regarde la danse,
Rit souvent haut, sans trop savoir pourquoi.
Le jour paraît; avec indifférence,
Mais sans regret, on retourne chez soi,
En se flattant de faire accroire aux autres
Qu'on s'est au bal diverti comme un roi.
Ces plaisirs-là, mon frère, sont les vôtres;
Leur carillon n'a plus d'appas pour moi.
Société douce et bien assortie,
Bien moins nombreuse et d'autant mieux choisie,
Délassements innocents de l'esprit,
Propos légers qui sur mille matières,
En voltigeant, répandent des lumières,
Où sans éclat, mais à propos on rit,
Sans que jamais des langues meurtrières,
<11>Pleines de fiel, rendent à leurs manières
Quelques bons mots, qu'en plaisantant on dit,
Poussera-t-on l'injure et le scandale
A préférer à ce goût qui périt
Le faux clinquant, l'ennui dont se bouffit
Votre stupide et bruyante rivale?
Ah! peuple né le jouet des erreurs,
Si follement envieux des grandeurs,
Voyez de près le néant de ces fêtes
Qui tant de fois vous ont tourné les têtes;
Ayez pitié de nos destins heureux.
Quand vers le ciel j'ose élever mes vœux,
Je dis tout bas : « Fortune secourable,
Ne permets pas qu'un orgueil détestable,
Me remplissant d'inutiles désirs,
Corrompe en moi le goût des vrais plaisirs,
De ces plaisirs d'un esprit raisonnable;
Et laisse-moi, Fortune, par pitié,
Un cœur toujours sensible à l'amitié. »

A Berlin, corrigée ce 4 janvier 1750.

<12>

ÉPITRE II. A PÖLLNITZ.12-a

Méprisera qui le veut les richesses,
Leur faux éclat et leur frivolité,
Leur embarras, leur inutilité;
Ces vains dédains ne sont que des finesses,
Pour les avoir se font mille bassesses.
Si leur éclat n'a point su me frapper,
Si jusqu'ici leur force enchanteresse
N'a point eu l'art de me préoccuper,
Le monde enfin vient de me détromper.
Je vois partout que la grande dépense,
Le bien, le luxe et la magnificence
Du sot public se sont fait estimer.
« Verrès, dit-on, est digne de primer :
Il a tout net vingt mille écus de rente,
<13>Bonne cuisine et du vin que l'on vante.
Qu'en cave il tient, sans vouloir l'entamer,
Au moins dès l'an mille six cent septante;
Il tient état, sa maison est brillante :
C'est un seigneur qu'on ne peut trop aimer. »
Ce gros Crésus, qui paraît inutile,
A tous les arts donne occupation,
Et de là vient qu'on le chérit en ville;
La dépense est sa forte passion,
Son luxe au moins fait vivre l'industrie :
Là le burin travaille l'orfévrie,
Le peintre vit de sa profusion,
Et l'architecte orne sa galerie;
Il met l'argent en circulation,
Et sa maison vaut une hôtellerie.
Quand Vadius, d'un ton de flatterie,
Vient louanger l'inepte Bavius,
Le doux espoir sur lequel il se fonde,
C'est d'emprunter de lui nombre d'écus.
Oui, l'intérêt est le roi de ce monde,
Il règle tout dans ce siècle falot;
En enrageant, le malheureux le fronde,
Mais qui n'a rien fait le rôle d'un sot.
Un vrai Platon, vivant dans la misère,
Ne recevrait qu'humiliants rebuts;
Mais l'opulent Matthieu, dit l'Insectaire,
A des respects et très-humbles saluts.
Ce cher métal, ce beau don de Plutus
Peut tenir lieu de rang et de noblesse;
Il donne au sot esprit, bon sens, vertus,
Nombre d'amis, maîtresses encor plus;
<14>Par sa vertu vraiment enchanteresse,
Aucun richard n'essuya des refus.
Au bon vieux temps où florissaient nos pères,
Le sentiment formait le nœud des cœurs;
Les passions alors étaient sincères,
L'or n'avait point pu corrompre nos mœurs.
L'amour tout seul possédait son empire,
Savoir aimer, c'était l'art de séduire,
Pour tout présent on donnait quelques fleurs,
Et ce bouquet, venant d'une main chère,
S'estimait plus que tout l'or de la terre;
Baisers légers étaient grandes faveurs.
Mais à présent tout se vend, tout s'achète,
Et la dévote, ainsi que la coquette,
A son mari sait trouver un rival;
Ce marché-là se fait à la toilette,
Au plus offrant, à l'amant libéral;
Du doux soupir à la faveur parfaite,
Tout a son prix, et l'amour est vénal.
On apprend tout : cette ville causeuse
Sur le caquet n'a rime ni raison;
On sait le prix d'une beauté fameuse,
Tout comme on sait le prix d'une maison.
On dit tout haut : « Que telle aimable femme
Pour cent louis sent allumer sa flamme;
Ajoute-t-on encor deux fois autant,
La passion s'empare de son âme;
Ce vil métal est maître de ses sens,
Et la rend tendre envers tous ses amants. »
Cette Corinne, autrefois tant courue,
Depuis six mois de prix a fort baissé;
<15>La jeune Églé, nouvellement venue,
A tout d'un coup doublement rehaussé.
Vous savez bien que cette vieille amante,
Cette Laïs à la tête tremblante,
Aux longs tetons, si flasques et pendants,
Dont le pinceau grossièrement abuse
Du vermillon brossé sur la céruse,
Rend à présent à ses jeunes amants
Ce qu'elle avait, dans la fleur de ses ans,
Eu de profit en marchandant ses charmes;
A ses attraits l'or seul fournit des armes.
Le bon pays, où tout peut s'acheter!
O siècle heureux qu'on ne peut trop vanter!
Ayez du bien, c'est la grande maxime :
Vous payerez des femmes, de l'estime,
Amis, respects et réputation,
Cocus titrés et de condition.
Les tendres cœurs se vendent à l'enchère,
Et sans rougir la noblesse ose faire
Un vil métier contraire à la pudeur,
Humiliant, flétri du déshonneur,
Que la grisette à l'âme mercenaire
Fait par débauche et souvent par misère.
Qu'arrive-t-il de ces coûteux marchés?
Nos beaux seigneurs trouvent des infidèles.
Ils sont toujours impudemment trichés
Par leurs amis, ainsi que par les belles;
Un freluquet enlève leurs donzelles,
Ils sont cocus sans en être fâchés;
Leur amour vain, magnifique et bizarre,
Se refroidit, le mépris les sépare,
<16>Et ces amis qu'ils croyaient attachés
Sont très-zélés tant que dure leur table;
Si la ruine entraîne ces seigneurs,
Que la fortune ingrate les accable,
Ces scélérats sont de tous leurs malheurs
Indifférents et joyeux spectateurs.
Si l'avantage insigne des richesses
N'a rien de vrai que des dehors trompeurs,
Fuyez, Pöllnitz, ses charmes imposteurs;
Ses faux dehors cachent des petitesses;
La fortune a de légères faveurs,
Sur vos vieux jours elle sema des fleurs,
Et c'est bien plus que toutes ses largesses.
Aimez le poste où le ciel vous a mis :
Dans votre état on a de vrais amis,
Et quelquefois de fidèles maîtresses.

Corrigée à Berlin, le 10 janvier 1750.

<17>

ÉPITRE III. A FOUQUÉ.17-a

Pourquoi toujours nous prôner le vieux temps,
Se répéter et se tuer de dire
Que les humains sont bêtes et méchants,
Et que le monde en vieillissant empire?
Ces vieux propos des modernes frondeurs
Sont tous marqués au coin de la satire,
Et l'âcreté qui les force à médire,
Pour avilir notre siècle et nos mœurs,
Des temps passés leur fait vanter l'empire.
<18>Le grand Maurice18-1 a-t-il moins de vertus
Qu'en eut jadis certain Cincinnatus?
Maurice, au vrai, d'une très-noble issue,
Ne mena point de ses mains la charrue;
Mais dans la Flandre en tous lieux confondus,
Les Hollandais furent-ils moins battus?
Quoi! nos auteurs sont-ils des misérables,
Pour composer leurs écrits en français?
« Bien différents, sublimes et parfaits
Étaient, dit-on, ces Grecs tant admirables. »
Virgile, Horace, ont écrit en latin,
Les Grecs en grec, et nous dans notre langue;
Il est plaisant qu'un censeur clandestin
Prétende ici qu'en hébreu l'on harangue.
Ah! dans ces jours où notre heureux destin
Nous a fourni, pour effacer Homère,
Un Apollon plus vif et plus brillant,
Comment peut-on, en possédant Voltaire,
Avec dédain regretter un instant
Ce vieux bavard toujours se répétant,
Que sans bâiller nul mortel ne lit guère?
Valons-nous moins que nos simples aïeux,
Très-ignorants, très-grossiers, très-gothiques?
Si l'on nous croit plus fins, plus galants qu'eux,
Plus opulents et bien plus magnifiques,
Que nos palais sont plus voluptueux,
Que nos repas sont plus luxurieux,
Et que les cieux, à nos désirs propices,
<19>Versent sur nous un torrent de délices;
Mon cher Fouqué, ce n'est que d'autant mieux
Nous condamner : quels étranges caprices!
De tous ces morts que l'on a tant vanté
Le grand mérite était la pauvreté,
Et nos péchés, ce sont quelques richesses :
Beaux arguments, dignes d'un hébété.
Ou d'un esprit né pour les petitesses,
Qui, des fureurs de l'envie agité,
Va publier, comme des gentillesses,
Les songes creux de sa malignité!
Depuis le temps que subsiste le monde,
Il va toujours son train également;
Le ridicule en cent façons abonde,
Et reparaît toujours plus follement;
C'est un protée, et ses formes nouvelles
De nos censeurs irritent les cervelles.
Au demeurant, les hommes de nos temps,
Avec ces morts rangés en parallèles,
Ne sont meilleurs, ni ne sont plus méchants.
Si nos frondeurs me mettent en colère,
Je vais prouver à tout critique austère
Que les beaux-arts de nos farouches mœurs
Ont adouci la rage sanguinaire.
O jours heureux! ô siècle débonnaire!
Tu ne fournis trahisons ni fureurs;
Les cœurs pervers ne le sont pas sans honte,
Et c'est beaucoup gagner, selon mon compte.
Mais gardons-nous de pousser sur les bancs,
In barbara, d'ennuyeux arguments :
<20>Convaincre un fat est une œuvre impossible,
Un envieux a-t-il l'esprit flexible?
Sombre ennemi des hommes à talents,
Pour ses péchés qu'il reste incorrigible.
Qu'en enrageant de la gloire d'autrui,
Rempli de fiel et plus amer qu'absinthe.
Amant des morts, il s'en fasse un appui;
S'il nous hait tous, ma foi, tant pis pour lui.
Que son œil louche et sa paupière éteinte
Verse des pleurs en voyant la vertu
Qui l'écrasa sous ses pieds abattu;
Qu'en ses discours il nomme avec emphase
De vieux héros, ses chéris, ses élus,
Qu'il aime tant parce qu'ils ne sont plus;
Qu'il en décore à son gré chaque phrase.
Mais si ces morts le mettent en extase,
Ce n'est, Fouqué, qu'en haine des vivants :
Ah! s'ils pouvaient de leur sombre demeure,
Au gré du ciel, ressusciter sur l'heure,
On entendrait, dès les premiers moments,
Nos vils censeurs à langues de serpents
Exagérer leurs défauts et leurs vices,
Et leurs héros retourneraient là-bas
En maudissant de ces censeurs ingrats
Les trahisons et les noires malices.
Triste envieux, hurle, plein de fureur,
Contre ce siècle en grands hommes fertile;
Farouche aspic, vil calomniateur,
Va te bouffir de colère et de bile,
Contre nos jours exerce ta fureur,
<21>Forge en secret ta satire imbécile :
Tu tente en vain d'en ternir la splendeur.
Eh! qu'importait aux bourgeois de Ninive
Qu'un pleutre triste, à cervelle chétive,
Leur annonçât mille calamités?
Rien ne troubla tant de prospérités;
Mais le prophète, oiseau de triste augure,
Au fond d'un arbre ou de quelque masure,
Où l'idiot en fureur se nicha,
De désespoir qu'on vît son imposture,
En frémissant sur ses pieds dessécha.
De l'envieux telle est la récompense :
Sur lui retombe enfin son impudence,
Et ces serpents dont il chérit l'attrait,
Cruels agents qui servent la vengeance,
Au fond du cœur le rongent en secret.
Méprisez donc tous les traits que l'envie
A décochés pour flétrir votre vie;
Sur vos vertus ses dents s'émousseront,
C'est vainement qu'elles vous morderont.
Censeurs cruels, révérez, mais sans feinte,
Tous les humains qui se firent un nom;
Jetez des fleurs dessus leur cendre éteinte;
En relevant leur réputation,
Que les vivants n'en souffrent point d'atteinte.
Oui, cher Fouqué, nous périrons un jour,
Dans deux mille ans nous vaudrons quelque chose,
Morts anciens, nous aurons notre tour.
Quand une fois dans la tombe on repose
Sans sentiment, à la louange sourd,
<22>Nul envieux en fureur ne s'oppose
Que le public, trop prévenu d'amour,
Du pauvre mort fasse l'apothéose.

Fait à Berlin, 18 janvier 1750.

<23>

ÉPITRE IV. A LA COMTESSE DE CAMAS.23-a

Ne pensez point, respectable Camas,
Qu'à votre esprit si brillant, si solide,
J'ose jamais comparer les appas
De nos oisons à la cervelle vide :
Fraîche jeunesse et des traits de beautés
Leur tiennent lieu de toutes qualités.
Ce sont des fleurs dont la couleur brillante
A de durée à peine une saison;
Un souffle chaud dans le brûlant Lion
Fane à jamais leur beauté ravissante.
N'ont-elles plus leur couleur éclatante,
Pour les cueillir ou pour les arroser
Aucun passant ne daigne se baisser.
<24>L'esprit, le goût et le bon sens préfère
A la beauté l'esprit qui nous éclaire :
On trouve en vous ces trésors réunis;
Votre raison, de cent talents douée,
Est douce, humaine et toujours enjouée.
Oui, votre esprit est de tous les pays,
De tous les temps et de toutes les heures;
Vous méritez d'avoir de vrais amis,
Et, par delà, des fortunes meilleures.
Vos cheveux gris ne sont point décorés
De cent pompons, de rubans, de parure,
Et votre corps n'est point à la torture
Dans des paniers immenses et dorés;
Mais vous cachez dessous votre coiffure
Esprit qui plaît et ce mâle bon sens
Hélas! si rare et si digne d'encens.
Tant d'agréments suppriment la vieillesse :
Fades beautés, qu'avez-vous d'approchant?
Vos beaux minois, parés de la jeunesse,
Vont débiter des riens en ricanant;
Vous nous lorgnez, pour plaire, en minaudant,
Dans la beauté tout paraît gentillesse;
Mais, le dirai-je à mon corps défendant?
Autant vaudrait, pour le moins à la vue,
De Bouchardon24-a une belle statue.
Ah! si le ciel, secondant vos amours,
Vous eût rendu dès le berceau muettes,
Ou qu'il eût fait de vos amants des sourds,
<25>En cas pareil, nos flammes indiscrètes
Auraient au moins longtemps pu soupçonner
Que vos esprits ont le don de penser;
Mais à présent, tant causeuses vous êtes,
Qu'un froid mortel commence à me geler
Dès le moment qu'on vous entend parler;
Tous les progrès que vos mines coquettes
Et vos attraits avaient faits sur mon cœur
Par vos propos perdent de leur chaleur.
Le jeu, pompons, coiffures, médisances,
Contes forgés, mille fadeurs d'amours,
Assaisonnés de cent impertinences,
C'est l'abrégé de tout votre discours.
Quand il vous plaît à l'esprit de prétendre,
Alors vraiment il fait beau vous entendre;
Je crois revoir ces plats originaux,
Tympanisés de femelles pédantes,
Sans jugement, affichant les savantes,
Que nous peignit de ses maîtres pinceaux
Le grand Molière en ses pièces charmantes,
Où sa critique, enfantant des bons mots,
En mille endroits a foudroyé les sots.
Tremblez, tremblez, bégueules insipides :
La beauté passe et l'âge arrivera,
Qui, sillonnant vos fronts flétris de rides,
Tous vos attraits à jamais détruira.
Miroir chéri, lorsque tu leur rendra
Des teints plombés, des visages livides,
Des yeux éteints, des paupières humides,
Bouche sans dents et cheveux grisonnants,
<26>Dans la fureur qu'auront ces Euménides,
Ta glace, hélas! dans leurs emportements,
Sera brisée en mille fraguements.
Ah! quel dépit! ce teint plus beau qu'albâtre
Se jaunira; plus de roses, de lis,
Ni plus d'amant de charmes idolâtre;
Vieilles laidrons n'ont plus de beaux Tircis.
En vain tout l'art raffiné des ruelles,
Pompons brillants, mêlés de fleurs nouvelles,
Pareront-ils vos attraits surannés;
L'ajustement et les atours des belles,
Bien loin d'orner vieilles sempiternelles,
Semblent jurer avec des fronts fanés.
L'amour coquet qui plane sur vos têtes,
Qui vous protége aux bals, soupers et fêtes,
Qui de vos yeux nous décoche ses traits,
De ces beaux yeux s'enfuira pour jamais.
Jeune beauté paraît toute adorable,
Vieille guenon du public est la fable.
De vos vieux jours je plains l'affliction :
Il n'est alors aucun moyen de plaire,
Hors que ce soit la conversation;
Mais sans esprit comment y brille-t-on?
Vieille bégueule, ennuyeuse commère,
En ne faisant que contes de grand'mère,
N'attire pas la foule des chalands;
Du vestibule, une odeur pestifère
Dégoûtera vos tristes courtisans
De l'air impur, de l'affreuse atmosphère
Que sans relâche exhale le cautère.
<27>Dieu sait comment les Chasots27-a de ces temps,
Les damerets, les jeunes Ferdinands,27-b
Gens nés moqueurs et très-peu charitables,
Plaisanteront vos faces vénérables,
Quand, requinquant vos spectres ambulants,
Il vous plaira de faire les aimables.
Oui, votre porte ouverte à vos galants
Par leur concours ne sera plus usée,
Vous en serez la fable et la risée,
Et je vous vois regretter les rigueurs
Dont à présent, exerçant vos caprices,
Vous dédaignez cette foule de cœurs
Dont vos amants vous font les sacrifices;
Et je prévois que vos attraits usés,
Voyant déchoir leurs folles espérances,
S'humilieront à faire des avances
A ces amants à présent méprisés,
Mais vainement, car la rouille de l'âge
Du tendre amour ne reçoit plus d'hommage.
Tel est le sort des frivoles appas
Dont la beauté fait l'unique partage;
Mais croyez-moi, respectable Camas,
Votre vertu vous sauve du naufrage.
Qu'importe enfin que l'âge destructeur
De vos attraits ternisse la fraîcheur?
C'est attaquer la moitié de vous-même;
Mais votre esprit, que j'estime et que j'aime,
A vos attraits est bien supérieur.
<28>Bravez le temps et sa rage insolente :
Il ne peut rien sur votre belle humeur,
Ni sur votre âme impassible et constante.
Vous méprisez la sotte gravité
Dont à la cour s'enfle une gouvernante;
Votre sagesse est toujours indulgente,
Et votre esprit rappelle la gaîté
Dans les ennuis d'une cour indolente.
Bien plus encor, vous êtes par piété
Bonne huguenote et pourtant tolérante;
Après ce trait, adorable Camas,
Ah! quel mortel ne vous aimerait pas?
Les ignorants vous jugent ignorante,
Et les savants vous prennent pour savante;
Vous vous pliez avec facilité
Au goût, aux mœurs de la société,
Vous savez rire et plaire à la jeunesse,
L'âge sensé prise votre sagesse,
Et, complaisante et pleine de bonté,
Vous supportez de l'infirme vieillesse
Le bavardage et la caducité.
C'est par ces traits que votre âme accomplie
A par estime acquis de vrais amis;
Ne pensez point qu'Amour, plein de folie,
Papillonnant, puisse en trouver parmis
Ces éventés que la débauche lie.
C'est sur l'estime et c'est sur les vertus
Que l'amitié véritable se fonde;
Vous possédez ces titres, et de plus
Vous avez l'art de plaire à tout le monde.
<29>Oui, désormais, Camas, je chanterai
Ce beau génie, et je consacrerai
A vos vertus mes talents et ma verve,
Et dans mes vers je vous implorerai
Comme Pallas et comme ma Minerve.

<30>

ÉPITRE V. A JORDAN.30-a

Flore aux abois, faisant place à Pomone,
De nos jardins s'enfuit avec le temps;
L'été nous quitte, et les vents de l'automne
Fanent les fleurs et dessèchent les champs;
L'astre du jour, faible, tremblant et pâle,
D'un feu moins vif réchauffe ce canton;
De son palais l'aurore matinale
Déjà plus tard paraît sur l'horizon.
Colin, Lycas, transportés d'allégresse,
De nos guérets rapportent les moissons,
<31>Et les transports de leur bruyante ivresse
Font retentir l'écho de leurs chansons;
La liberté, l'amour, l'indépendance.
Versent sur eux plus de félicités
Et de vrais biens qu'en fournit l'abondance
Dans le vain luxe et l'orgueil des cités.
Ils pensent peu, leur estomac digère
Sans se douter qu'ils ont un mésentère;
Leur exercice et leur sobriété
Leur sont garants d'une bonne santé;
Sans se bercer de visions cornues,
Ils ne vont point se perdre dans les nues;
Très-ignorants dessus l'antiquité,
Et sans souci pour le destin du monde,
Dans leurs hameaux règne une paix profonde,
Les jeux, les ris, l'amour et la gaîté.
De l'intérêt la tyrannique idole
Ne les vit point, accourants au Pactole,
Porter le joug de la cupidité;
La vaine gloire impérieuse et folle
N'a pu jamais tenter leur vanité,
Et de leurs vœux l'arrogance frivole
N'importuna point la Divinité.
Ils sont heureux dans leur rusticité,
Tandis qu'en ville, au centre du tumulte,
Enseveli dessous la poudre occulte
Du pays grec et du pays latin,
Digne Jordan, tu lis et tu consulte
Tous ces savants dont le savoir certain
Est le flambeau du faible genre humain.
<32>Pour te tirer de ta mélancolie,
Pour t'inspirer notre aimable folie,
Ma muse et moi nous mîmes en chemin.
Tu sais très-bien que nous autres poëtes
En peu de temps faisons de longues traites;
Ainsi d'abord nous fûmes à Berlin.
En approchant de tes doctes retraites,
Près de la porte, orné de ses vignettes,
Je fus frappé d'un gros saint Augustin
Qui, de travers, s'appuyait sur l'ouvrage
D'un grand bavard, savant bénédictin;
Là se trouvait rangé sur le passage
D'auteurs en us le pédantesque essaim,
De Quatre-gros32-2 méritant le suffrage,
Qui, dans ta salle, en bravant le destin,
Grands de renom, mais pauvres d'équipage,
Ne sont vêtus qu'en sale parchemin.
Passant enfin du sacré vestibule
Au cabinet, dans l'asile divin
Où tu t'enferme, ainsi qu'un capucin,
Je vis l'auteur32-3 dont la plume polie
Éloquemment défendit la folie,
Ton gros portier, tel que Grandonio,32-a
Le sieur Erasme en grand in-folio;
Je le passai, perçant avec surprise
L'énorme tas des Pères de l'Église.
<33>J'arrive enfin auprès de ton bureau;
C'est là, Jordan, que tes savantes veilles,
En cophte, en grec, t'apprennent cent merveilles
Qu'avec ardeur tu mets dans ton cerveau.
Là se trouvait l'ouvrage incognito
De l'inconnu mais fameux Abauzite;33-4
Là se trouvait tout le recueil nouveau
Des derniers vers que fabriqua Rousseau
Depuis le temps qu'il se fit hypocrite.
Je vis encor rangé sur tes rayons
Un gros recueil d'injures bien écrites
D'un huguenot contre les jésuites;
Je vis aussi quelques réflexions
D'un prestolet déclamant comme au prône
Contre la bête33-a et contre Babylone,33-a
Par charité damnant les mécréants,
Pour papegauts livres édifiants.
Près d'eux était le livre des insectes,33-5
Enfin, la source où l'on puisa les sectes.33-6
Auprès de toi résidait Apollon,
Qui démeublait, pour remplir ton Lycée,
Son cabinet et même l'Hélicon.
Il appelait une ombre au haut placée;
C'était Horace, ami de la raison,
Qui, transporté du feu de son génie,
<34>Chantait les vers de sa muse polie,
Et te disait :34-a « Choisis les meilleurs vins,
Crois-moi, ce soin à tout est préférable;
Les grands projets sont insensés et vains,
Car de nos jours le fil est peu durable. »
Auprès de lui Despréaux se rangeait,
Ami du sens et de l'exactitude,
Trop satirique et quelquefois trop rude,
Mais dont la lyre au Parnasse plaisait.
D'un air aisé Lucien le suivait,
Sage, plaisant et sans sollicitude,
Du haut du ciel tous les dieux dénichait,
Et librement sur leur compte riait.
Des bords du Pont, cherchant la compagnie,
Le tendre Ovide après ceux-ci venait,
Et des couleurs de son riche génie
Trop brillamment décorait l'élégie;
Avidement pourtant on le lisait.
Plus loin parut ce célèbre sceptique 34-7
Qui, bien armé de sa dialectique,
Dans un champ clos combattit les docteurs,
Jusques à bout poussa le fanatique,
Et foudroya l'orgueil théologique,
En détruisant le règne des erreurs.
Là, j'aperçus le vieux bonhomme Homère,
Qui, se voyant obscurci par Voltaire,
Dans son poëme avec soin se cachait,
Et des ligueurs l'Iliade couvrait.
<35>Au-dessus d'eux, en belle reliure,
Je vis ce grand peintre de la nature,35-8
Ce bel esprit qui par ses vers divins
Illustra plus l'empire des Romains
Que les Césars n'ont pu par la victoire
En assurer la grandeur et la gloire.
C'est là, Jordan, chez ces illustres morts,
Que ton esprit de la nature entière
Approfondit l'essence et les ressorts,
Et prend si haut son vol et sa carrière.
J'estime fort tes soins laborieux
Et tes travaux profonds et studieux;
Mais, cher Jordan, te couvrant dans ta vie
De ces lauriers rares et précieux
Qui sur le Pinde excitent tant d'envie,
Dis-moi, Jordan, en es-tu plus heureux?
Comptons ici les peines qu'il faut prendre
Pour arriver à l'immortalité;
Et si tu gagne en t'efforçant d'apprendre,
Tu perds, Jordan, ta propre liberté.
Oui, tu te trompe, et ton orgueil préfère
Un vain encens, une vapeur légère
Au vrai bonheur, à la félicité,
Que tu pouvais, ayant le don de plaire,
Trouver chez nous, dans la société.
Comme l'on voit à la fin de l'automne,
Ayant payé ses tributs à Pomone,
La terre en paix respirer le repos :
Ainsi, Jordan, renonce à tes travaux,
<36>Reviens chez nous, dans ce séjour paisible,
De l'amitié recueillir tout le fruit.
Assez longtemps par un travail pénible
Tu cultivas le champ de ton esprit;
L'étude enfin, crois-moi, devient nuisible,
Il faut parfois se donner du répit :
Tout se repose, et même la nature
Fait aux étés succéder les hivers;
Mais le printemps répare avec usure
Le temps stérile où dormait l'univers.
Plus d'un plaisir est préparé pour l'homme,
Mais de ses biens négligent économe,
Il n'en sait point tirer tout l'usufruit.
Chasot36-a se plaît dans la chasse et le bruit,
Le bon Jordan dans ses savantes veilles,
Césarion36-b à vider des bouteilles,
Un courtisan à briller à la cour,
Un amoureux à soupirer d'amour,
L'ambitieux à sentir la fumée
D'un vain encens qu'offre la renommée,
Le gros Auguste36-9 à payer des desserts,
Et moi peut-être à cheviller des vers.
Nos plus beaux jours se passent comme une ombre.36-c
Sage Jordan, pourquoi borner nos goûts?
Ah! je voudrais en augmenter le nombre :
L'homme sensé doit les réunir tous.36-d
<37>Tu pense ainsi, ta sagesse épurée
N'est point austère, insupportable, outrée;
Dans les moments d'une aimable gaîté,
J'ai vu ta tête, au Pinde révérée,
Du tendre myrte et de pampre parée,
Et je crus voir assise à ton côté
Ton Uranie en Vénus décorée,
Et la Raison, des Grâces entourée,
Qui par principe aimait la volupté.
Viens donc jouir sous un autre Empyrée
Du doux plaisir qui fuit avec le temps;
Hâte tes pas, car, dans cette contrée,
Point de salut pour nous sans des Jordans.
Je t'attendrai sous ces hêtres antiques
Qui, relevant leurs fronts audacieux,
Entrelaçant leurs branchages rustiques,
Et nous donnant leurs ombres pacifiques,
Semblent toucher à la voûte des cieux.
Au lieu, Jordan, de nos riches portiques,
Sous leurs abris simples, non magnifiques,
La volupté régnait chez nos aïeux.
C'est là qu'en paix je vois couler ma vie
Sans préjugés et sans ambition,
Cherchant le vrai dans la philosophie,
Et me bornant à ma condition.
Là, plein du dieu de qui le feu m'inspire,
Je peins en vers quelques légers tableaux,
Et de ma voix accompagnant ma lyre,
Je fais souvent répéter aux échos
Les noms chéris d'amis que je révère;
<38>Et méprisant ennemis et rivaux,
Compatissant, ami tendre et sincère,
Toujours enclin à servir les humains,
J'attends sans peur l'arrêt de mes destins.

Faite 1737; corrigée à Potsdam 1750. (Envoyée à Voltaire au mois de juin 1738, et le 18 mars 1740.)

<39>

ÉPITRE VI. A MA SŒUR DE BAIREUTH.39-a

Digne et sublime objet d'une amitié sincère,
Sœur, dont la solide vertu
T'a fait l'idole de ton frère;
O toi, que le destin têtu
Poursuivit constamment d'une rigueur sévère,
O toi, dont le cœur débonnaire
Par un tissu de maux ne fut point abattu :

Depuis nos jeunes ans, un sort toujours contraire
N'a pas cessé de t'accabler;
L'injustice, dardant sa langue de vipère,
Osa de plus te désoler.

Dans ton premier printemps, un foudre politique
Sur ta tête vint à crever,
Et la méchanceté, par un sentier oblique,
Contre ton innocence eut l'art de soulever
De ton sang, justes dieux! la source alors inique.

<40>Tu plias sous le joug de l'humble adversité;
Le premier soleil de ta vie,
Éclipsé dans son cours par un nuage impie,
Te plongea dans l'obscurité.

Enfin, qui n'aurait cru que le sort et l'envie
N'auraient usé leurs traits dès lors à t'affronter?
Mais à présent la maladie
Par un tourment nouveau vient te persécuter.

Dieux! détournez de ma pensée
L'objet d'un présage effrayant;
De douleur mon âme oppressée,
Mon cœur triste et défaillissant,
Tremblent, dans ce péril extrême,
Que la mort, de son fer tranchant,
Ne me sépare en ce moment
De cette moitié de moi-même.
Plutôt tournez sur moi, destins ou dieux jaloux,
Le redoutable poids de vos injustes coups;
Frappez, puisqu'il le faut, de votre faux sanglante,
Je m'offre victime innocente.
Mais ne frappez que moi; sans me plaindre de vous,
Je bénirais plutôt votre main bienfaisante;
Oui, je détournerais, impitoyables dieux,
Votre colère vengeresse
De tes jours, chère sœur, de tes jours précieux,
En me sacrifiant par effort de tendresse.

Mes vœux sont exaucés; de plus heureux destins
Écartent déjà les nuages,
<41>Et feront succéder des jours clairs et sereins
Au déchaînement des orages.

Le haut du ciel s'ouvre pour moi,
Dans mon transport divin j'y voi
Les destins fortunés qui pour vous se préparent.
Les chagrins sont bannis, tous les maux se réparent :
Tous les dieux à la fois, dans l'Olympe assemblés,
Regrettant les malheurs sur vous accumulés,
Veulent en réparer la honte,
Et piqués d'émulation,
Ils ont tous résolu que chacun pour son compte
Vous fera réparation.
Mais de cette troupe immortelle
Minerve, qui vous fut fidèle,
Mérita seule exemption.

La tendre beauté de Cythère
Arma pour vous son fils l'Amour :
Rends-toi sur ton aile légère,
Dit-elle, au terrestre séjour.

Ce n'est point cet Amour au cœur changeant et double,
Dont la brutalité s'applaudit dans le trouble,
Dont le funeste empire est tout cet univers;
Mais le dieu du tendre hyménée,
Ce dieu que votre destinée
Vous peint mieux que ne font mes vers.
Diane alors, des bois accourue,
Dit : Que ma chasse contribue
<42>A diversifier les divertissements
Que ma princesse prend dans ces bois innocents.

Aussitôt vos rochers d'animaux se peuplèrent,
Dans vos sombres forêts les biches s'attroupèrent,
Le cerf reçut la mort de vos adroites mains,
Le renard fut forcé, fuyant de sa tanière,
Le sanglier trouva la fin de ses destins,
Et d'un coup bien visé l'adresse meurtrière,
Partant aussitôt que l'éclair,
Précipita du haut de la plaine de l'air
La perdrix, le faisan et le coq de bruyère.

Apollon, qui voyait les succès de sa sœur,
De vos plus doux destins voulut avoir l'honneur :
Avec les filles de Mémoire
Il descendit dans l'auditoire
Que vous élevâtes aux arts;
Il y planta ses étendards,
Et la touchante Melpomène,
Au milieu des fureurs, des poisons, des poignards,
Fixa sur la tragique scène
Et votre goût et vos regards.

Après elle parut Thalie,
Sévère au sein de la folie,
Qui sur le ridicule où tombent les humains
Jette son sel à pleines mains.

Lors vint du sein de l'Ausonie
L'harmonieuse Polymnie,
<43>Qui joignait avec art à ses divins accords,
Aux doux charmes de la musique,
Tout ce qu'a de pompeux un spectacle magique
Où la profusion étale ses trésors.

Ainsi que la troupe de Flore,
Vint la bande de Terpsichore;
Les Grâces arrangeaient ses pas entrelacés
Et d'entrechats brillants avec art rehaussés.

Enfin la danse et la musique,
La scène tragique et comique,
Tous à vous plaire intéressés,
S'animaient d'un même courage
Pour obtenir votre suffrage.

Plus loin, la troupe des savants,
Sous les auspices d'Uranie,
Venait avec cérémonie
Pour vous consacrer ses talents.

Dans l'ivresse de l'ambroisie,
Proférant d'immortels accents,
Ma déité, la Poésie,
Vous offrait son divin encens.

Là, bravant les glaces de l'âge,
Un vieux chantre43-10 prenait courage,
Et célébrait vos agréments.
<44>Pour moi, jeune écolier d'Horace,
A peine ai-je au pied du Parnasse
Passé mon troisième printemps,
Que, rempli d'une noble audace,
J'ose vous consacrer mes chants.
Ni le secours tardif des ans,
Ni le secours prompt de Minerve,
N'ont fait mûrir ma jeune verve;
Mais, chère sœur, mes sentiments,
Trop vifs pour que je les réserve,
Affrontent ces ménagements.

Qui, plein du beau feu qui l'anime,
Brave la césure et la rime,
Mais sait l'art de parler au cœur,
Surpasse d'un froid orateur
Le purisme pusillanime.

(1734.)

<45>

ÉPITRE VII. A MAUPERTUIS.45-a

Dans ce climat stérile et naguère sauvage,
De nos grossiers aïeux, des antiques Germains
On suivait bonnement l'ignorance et l'usage;
La subtilité des plus fins
Était la force et le courage,
Nous étions tous peu délicats,
Et la nature peu féconde
Produisait, pour tout bien, du fer et des soldats.45-b
Dans ce pays, voisin d'un des pôles du monde,
Les Muses, de leurs pas divins,
Ne firent qu'un très-court passage,
Quand Cypris, un beau jour, y guida vos destins;
Porter le jour au Nord, instruire les humains,
Ce fut votre divin ouvrage,
Et la nature avait besoin d'un sage
Pour nous interpréter ses sublimes desseins.
Le laurier d'Apollon, transplanté par vos mains,
Et cultivé sur ce rivage,
<46>Nous fit naître l'espoir de revoir en cet âge
Ressusciter les arts des Grecs et des Romains.
Le luth d'Anacréon, le compas d'Uranie,
Les sombres profondeurs de la philosophie,
Toutes les fleurs et tous les fruits
Chez vous se trouvent réunis.
Pardon à votre modestie :
Tant de sortes d'esprit, tant de talents divers
Réveillent ma muse endormie;
Je ne puis plus m'en taire, il faut que je vous die,
Et par ma prose et par mes vers,
Que vous valez tout seul toute une académie.
Mais quoi! dans le transport dont mon esprit est plein,
Amant de tous les arts, ma timide paupière
Verra-t-elle en un jour achever leur carrière?
Quoi! leur brillante aurore et leur fatal déclin
N'auront duré qu'un seul matin!
La mort sèche et livide arme sa main tremblante,
Je vois sa faux étincelante
Menacer fièrement la trame de vos jours.
Ah! de ta fureur dévorante,
Barbare, au moins suspends le cours.
Des enfants d'Hippocrate un funèbre cortége
Vous tient au lit et vous assiége
Par ses drogues et ses onguents,
Se perd en ses raisonnements,
Abuse ses dévots, et ne vous trompe guère :
Aux superstitieux Lucrèce fit la guerre,
Vous la faites aux charlatans.
Eh quoi! l'homme d'esprit, comme l'homme vulgaire,
Est donc assujetti sous l'empire des sens?
<47>Hélas! il est trop vrai, l'homme est bien peu de chose,
Et s'il s'épanouit comme une fraîche rose,
Il se fane au souffle des vents :
Un fragile tissu de fibres diaphanes,
De subtiles ressorts, de débiles organes
De nos jours fugitifs sont les faibles garants;
L'artiste arrangement de ce frivole ouvrage
Est l'œuvre d'un auteur plein d'ostentation,
Et s'il nous fit à son image,
Il ne pensa point à l'usage
Que dans ce monde nous ferions
De ce corps fait en filigramme,
Étui ridicule où notre âme
Loge avec mille passions.
Quand des Amours badins la compagne riante,
En séduisant nos cœurs, enflamme nos désirs,
D'un prestige enchanteur la force décevante
Persuade à d'Argens d'une voix complaisante
Qu'il est aigle en amour, Hercule en ses plaisirs.
Dès que l'Amour volage une fois nous affecte,
Il se fait un miracle, un changement soudain;
Le débile et rampant insecte
Pense que son corps est d'airain.
Partez, plaisirs, partez, à jamais je vous quitte,
De vos brillants dehors mon âme fut séduite;
Tumulte, astuce, vanité,
Douce erreur, flatteuse chimère,
De votre peu de savoir-faire
Mon esprit n'est plus entêté;
Revenu de ma folle ivresse,
<48>Le rêve disparaît et l'enchantement cesse,
Tout fait place à la vérité.
Le palais enchanteur où m'attirait Armide
Est par l'expérience au juste apprécié :
Plaisirs, vous ne pouvez ni remplacer le vide,
Ni tranquilliser l'amitié.

(Décembre 1746.)

<49>

ÉPITRE VIII. A D'ARGENS.49-a

Oui, l'hiver décrépit fuit devant le printemps,
Les aquilons fougueux, l'impétueux Borée,
Ne se déchaînent plus sur nos fertiles champs,
Et la vague liquide est enfin délivrée
De ses glaçons engourdissants;
Dessus une arène dorée
Nos ruisseaux tortueux serpentent librement;
Des mains de la nature élégamment parée,
Simplement, sans art décorée,
Flore embellit ces lieux par ses riches présents.
Tout renaît sous le ciel, l'année adolescente
Rappelle de nos jours la jeunesse charmante;
La rose le dispute aux rubis éclatants,
L'émeraude le cède aux feuillages naissants;
Mille brillantes fleurs émaillent ce bocage,
Et les chantres des bois, par leur tendre ramage,
<50>Font répéter leurs sons aux échos indiscrets.
Mais, indolent marquis, tandis que je vous fais
De cette saison ravissante,
Par mes crayons, quelques portraits,
La paresse, qui vous enchante,
L'œil chargé de pavots, engourdie et pesante,
Sous ses lois vous captive enfin.
Ermite au centre de la ville,
Et presque inconnu dans Berlin,
En vain la campagne fertile
Vous offre un plus riant destin.
Quittez cet ennuyeux asile,
Les noirs chagrins, les embarras,
Ces soucis, ces procès, ces rats,
Qui ne font qu'échauffer la bile;
Suivez les plaisirs sur mes pas,
Venez à Sans-Souci, c'est là que l'on peut être
Son souverain, son roi, son véritable maître;
Ce champêtre séjour, par sa tranquillité,
Nous invite à jouir de notre liberté.
D'Argens, si vous voulez connaître
Cette solitude champêtre,
Ces lieux où votre ami composa ce discours,
Où la Parque pour moi file les plus beaux jours,
Sachez qu'au haut d'une colline
D'où l'œil en liberté peut s'égarer au loin,
La maison du maître domine;
D'un ouvrage fini l'on admire le soin,
La pierre sous la main habilement taillée,
En divers groupes travaillée,
<51>Décore l'édifice et ne le charge point.
A l'aube ce palais se dore
Des premiers rayons de l'aurore,
Sur lui directement lancés;
Par six terrasses différentes,
Vous descendez six douces pentes
Pour fuir dans des bosquets de cent verts nuancés.
Sous ce branchage épais, des nymphes enfantines
Font sauter et jaillir leurs ondes argentines
Sur des marbres sculptés qui ne le cèdent pas
Aux chefs-d'œuvre des Phidias.
Là, le train de mes jours a la démarche unie,
Là ne règne point la folie
Des assommants et longs repas
Que la coutume règle avec sa tyrannie,
Où l'ennui bâillant s'associe
A la profusion des modernes Midas,
Où le rire glacé tout hautement renie
La discordante compagnie,
L'étiquette et les embarras.
Une table à midi frugalement servie,
Qu'on sait assaisonner par d'utiles propos,
Où les traits pétillants de la vive saillie
S'égayent quelquefois sur le compte des sots,
Y pourvoit sans excès aux besoins de la vie;
On y préfère des bons mots
La saillante plaisanterie
A la gourmande intempérie
De vos Apicius et de tous leurs héros.
Là ne paraît point sur la scène,
<52>Dans les convulsions des longs embrassements,
L'infâme fausseté, ni l'implacable haine,
Dont la perfide bouche articule avec peine
La trahison des compliments.
Là ne se trouvent point ces gens
Que l'amour-propre peint des couleurs les plus belles,
Qui sur tous les sujets sont de parfaits modèles;
Leur discours est comme un miroir
Où leur fatuité s'admire et se fait voir.
Là ne se trouvent point ces bégueules titrées,
Ces prudes en chaleur, ces froides mijaurées,
Qui discutent des riens, et qui rient en chorus.
Là ne sont, grâce au ciel, connus
Ces longs discoureurs méthodiques,
Argumenteurs métaphysiques,
Tous ânes baptisés en us.
Là n'habite point la critique
Au ris malin, à l'air caustique,
Ces atrabilaires Argus
A l'ongle venimeux, à la dent qui déchire,
Aux infernales eaux abreuvant leur satire,
Et ces bavards et ces fâcheux,
Tous parasites ennuyeux.
Cette tranquille solitude
Défend, comme un puissant rempart,
Contre tous les assauts qu'avec la multitude
La turbulente inquiétude
Livre aux sages amants des sciences et des arts.
Ah! d'Argens, que l'espèce humaine
Est sotte, folle, avide et vaine!
<53>Heureux qui, retiré dans un temple à l'écart,53-a
Voit sous ses pieds grossir et gronder les orages,
Contemple de sang-froid les écueils, les naufrages
Où les ambitieux, vains jouets du hasard,
De leurs tristes débris vont couvrir les rivages!
Heureux, cent fois heureux le mortel inconnu
Qui, d'un esprit non prévenu,
Repoussant hardiment le poison de la gloire,
De sa coupe jamais n'a bu,
De qui le goût solide est enfin revenu
De tous ces vains lauriers que dispense l'histoire,
Et qui, par ses vertus vers son siècle acquitté,
N'élève point d'autels à sa propre mémoire,
Ne gueuse point l'encens de la postérité!
Méprisons tous ces fous qui priment sur les autres,
Marquis, ces faux plaisirs ne seront pas les nôtres :
Ah! plutôt verra-t-on d'Argens levé matin,
L'âne emporter le prix à la rapide course,
La Camas53-b devenir putain,
Ou l'Elbe regorgeant remonter vers sa source.
Laissons les glorieux eux-mêmes s'applaudir,
Et tandis que leur faim ne pourra s'assouvir,
Qu'entassant les projets que forme l'inconstance,
Que, morts pour le présent, ils vivent d'espérance,
<54>Pratiquons, nous, l'art de jouir;
Et, laissant aboyer et Cerbère et l'envie,
Considérons le temps, dont le rapide cours
Nous ravit, en fuyant, les instants de la vie,
Précipite nos plus beaux jours,
Et nous entraîne, hélas! avec trop de furie
De la vive jeunesse à la caducité.
La fleur à peine éclose est aussitôt flétrie;
A peine l'homme est-il, que l'homme n'a qu'été.
Déjà votre âme est alarmée
Du ton de la réflexion :
Oui, la vie est un songe,54-a une vaine fumée,
Un théâtre où l'illusion
A fait un trafic de chimère.
Mais de là ma conclusion,
D'Argens, ne doit pas vous déplaire :
Ma sincère amitié vous conjure de faire
Usage du plaisir qui fuit,
A fixer d'une main légère
La jouissance passagère
Qui paraît et s'évanouit.
Que m'importe demain, quel est le jour qui suit,
Que les aveugles destinées
Nous gardent de longues années,
Répandent sur nos sens leurs divines faveurs,
Ou que, nous accablant d'infortunes cruelles,
Leurs bras appesantis nous comblent de rigueurs?
Parons toujours nos fronts de ces roses nouvelles,
Remplaçons les vrais biens par de douces erreurs,
<55>A ces Amours badins allons ravir les ailes,
Et décochons leurs traits droit aux cœurs de ces belles.
Nous ne sommes enfin maîtres que du présent,
A différer le bien souvent l'homme s'abuse :
Jouissons de ce seul instant,
Peut-être que demain le ciel nous le refuse.55-a

<56>

ÉPITRE IX. A MAUPERTUIS.

Vous revoilà donc à Paris,56-a
Parmi messieurs les beaux esprits,
Au centre de la politesse,
Des arts et de l'urbanité
Que posséda jadis la Grèce,
Caressé par une duchesse,
Désiré, partout invité,
Jouissant dans votre patrie
Et de l'estime et de l'envie
Qu'attire toujours après soi
Le mérite dont l'éminence
A la fastidieuse ignorance
Tacitement donne la loi.
Que la France sera jalouse
Qu'hymen, par le choix d'une épouse,56-a
<57>Ait fixé vos vœux à Berlin!
« Ma chère, c'est un géomètre,
Dira l'une d'un air malin;
Le monde prétend qu'il doit être
D'un jugement net et certain. »
Le feu lui montant au visage,
Elle sent d'autant plus l'outrage
Que vous faites à ses attraits.
L'autre répond, pleine de rage :
C'est que c'est un mauvais Français.
Bientôt un nouveau flux de monde
Vous entraîne vers ce séjour
Où de la nature profonde
L'art à tâtons suit le détour.
Dans cet aréopage auguste,
On distingue ce vieux Nestor,
Reste chéri de l'âge d'or,
Dont l'esprit gai, profond et juste
Semble triompher de la mort.57-a
Là sont protégés d'Uranie
Et les Clairauts et les Mairans,
Votre émule de Laponie,57-b
Et tant d'autres, tous vrais savants.
De là vous vous rendez au temple
Qu'Armand fonda, tant pour son nom
Que pour le culte d'Apollon,
<58>Où l'étranger ravi contemple
Tous les dieux de votre Hélicon :
Quarante bouches éloquentes,
Quarante plumes triomphantes
Y portent des coups foudroyants
Aux solécismes renaissants.
Dans cette compagnie illustre,
L'un brille d'un plus vif éclat,
Il en est l'ornement, le lustre,
Du Pinde il a le consulat;
Comme un cèdre qui se redresse
Lève sur la forêt épaisse
Son front superbe et sourcilleux,
De même ce moderne Homère,
Au-dessus du savant vulgaire,
Semble porter son vol aux cieux.
Plus loin, aux bords de l'Hippocrène,
On voit l'amant de Melpomène,58-a
Son Catilina dans les mains,
Faisant haranguer sur la scène
Le Démosthène des Romains.
Là, prenant une autre tournure,
Chiche de mots, mais plein de sens.
Usbek crayonne à ses Persans58-b
De nos mœurs la folle peinture;
Et plus loin, sur un flageolet,
Un héroïque perroquet...58-c
Mais quels sont ces cris d'allégresse,
<59>Ces chants, ces acclamations?
Le Français, plein de son ivresse,
Semble vainqueur des nations;
Il l'est, et voilà que s'avance
La pompe du jeune Louis.59-a
L'Anglais a perdu sa balance,
L'Autrichien, son insolence,
Et le Batave encor surpris,
En grondant, bénit la clémence
De ce héros, dont l'indulgence
Pardonne après l'avoir soumis.
Ce prince à son peuple qui l'aime
Immole son ambition,
Plus grand, à mon opinion,
De s'être subjugué lui-même
Que s'il eût, moderne César,
Attaché la Flandre à son char.
Les Français suspendent leurs armes,
Les arts, les plaisirs et l'amour
Bannissent les froides alarmes;
Mars régna, chacun a son tour.
Ces cyprès qu'un sang magnanime
Arrosa pour punir le crime
De vingt rois contre vous liés Soudain
se changent en lauriers;
Les roses couronnent vos têtes,
Tous les jours sont des jours de fêtes
Quand Janus ferme son palais.
Qu'il est beau de cueillir la paix
<60>Au sein brillant de la victoire!
Louis, votre immortelle gloire
Va de pair avec vos bienfaits.
De cette charmante patrie,
Maupertuis, goûtez les douceurs;
Mais, du centre de ses splendeurs,
Écoutez du moins, je vous prie,
Les tristes regrets qu'à Berlin
Exhale votre Académie :
Ce sont des plaintes d'orphelins
Revendiquant en vous leur père;
Leurs pleurs et leur douleur amère
Fléchiraient des cœurs de marins;
Toute leur gloire est éclipsée,
Toute leur grandeur est passée.
Telle qu'on voit, dans un jardin,
La rose manquant de rosée
Se flétrir dès le lendemain,
Tel ce corps, sans votre présence,
Dans les langueurs de l'indolence
S'achemine vers son déclin.
Lorsqu'un berger sage et fidèle
Sait quelques loups dans son canton,
Abandonne-t-il ses moutons
A leur dent vorace et cruelle?
Et vous, qui fîtes soulever
Les argumenteurs, les sophistes,
Tous les professeurs monadistes,
Criant partout pour nous braver,
Et que, dans l'obscurité sombre,
Ils ferraillent encor dans l'ombre,
<61>Qu'on entend partout disputer,
Distinguer, prouver, réfuter,
Et pérorer des gens austères
Du style aigre des harengères;
Dans l'acharnement du combat
De tous ces cuistres à rabat,
Vous quittez ces champs de batailles,
Et fuyez en poste à Versailles,
Pour respirer votre air natal.
Ainsi Rome, de ses murailles,
Vit la retraite d'Annibal;
Et tandis que l'Africain loue
Ce courage aux Romains fatal,
Le héros s'endort à Capoue.
Votre Capoue est dans Paris;
Ces voluptés chez nous proscrites,
Ce peuple doux de Sybarites,
Et tant de commodes maris,
Aux disputes métaphysiques
Sont de funestes pronostiques.
A Paris il est des élus
Du dieu de la délicatesse;
Leur esprit est plein de finesse,
D'eux partent des traits imprévus,
Brillants de feu, de gentillesse.
C'est là que vous êtes sans cesse;
Mais de chez eux serait exclus
Quiconque nommerait l'espèce
De nos bons professeurs en us.
Quittez ces divins sanctuaires
Et d'Uranie et de Clio;
<62>Suivez mes avis salutaires,
Allez retrouver vos corsaires
Dans votre port de Saint-Malo.
C'est là que mon esprit sans crainte
Et sans alarmes vous saura;
Je n'appréhende point l'empreinte
Que sur votre cerveau fera
L'éloquence grossière et plate
Et l'atticisme d'un pirate,
Fût-il le fils du Gay-Trouin,62-a
Demi-homme, demi-marsouin;
Car mon amour-propre se flatte
Que Saint-Malo devant Berlin
Baisse le pavillon à plein.
Quand de la mer hyperborée
L'astre étincelant des saisons
Aura fondu tous les glaçons;
Qu'ici la nature parée,
Et d'éclatants rayons dorée,
Poussera feuilles et boutons;
Que le printemps de sa livrée
Décorera tous ces cantons :
Alors cet astre secourable,
Dans une saison favorable,
Protégera votre retour.
L'Académie inconsolable,
Dès l'aurore de ce beau jour,
Quittant ces noires élégies,
<63>Célébrera par ses orgies
L'empire de son président,
Et dans ces jours tissus de soie
Retentiront des cris de joie
De l'Elbe jusqu'à l'Éridan.

(Voltaire fait l'éloge de cette Épître dans sa lettre au Roi, du 26 janvier 1749.)

<64>

ÉPITRE X. LA PALINODIE, A DARGET.64-a

J'en suis fâché, pauvre Darget,
Si ma muse trop indiscrète
De ses bons mots te fit l'objet,
Rappelle-toi que tout poëte
Doit amplifier son sujet.
Ton nom, si propre à l'hémistiche,
Vint dans mon poëme64-a à propos
Se placer comme dans sa niche,
Et je chargeai dessus ton dos
Tout ce qu'une fiction folle
Et la gigantesque hyperbole
Imagina pour mes héros.
Lorsque notre feu nous transporte,
L'esprit accouche ou bien avorte
De cent traits frappés hardiment;
Le mensonge peu nous importe,
<65>S'il s'énonce agréablement.
C'est en agissant de la sorte
Qu'Homère a plu si constamment,
Et ses ouvrages si durables
Sont un heureux tissu de fables,
Mensongères assurément.
Que sais-je si le gars Thersite
Ne fut pas homme de valeur
Auquel Homère ôta le cœur
Pour qu'Achille eût plus de mérite?
Sur ce modèle, j'eus l'honneur
De te dépeindre sodomite65-a
Chez ton luxurieux recteur,
Afin de dauber le jésuite;
J'osai te faire voyageur,
De jeunes nonnains violeur,65-a
Et, dans le pays sybarite,
Des plus mauvais romans l'auteur.65-a
Ah! quand notre verve maudite
Nous a remplis de sa fureur,
De notre cervelle animée
Il part, ainsi que d'un volcan,
Des flammes et de la fumée,
Et rien n'arrête ce torrent;
Dans ces fougueux enthousiasmes,
Nous emportant à tout hasard,
Il nous échappe des sarcasmes
Auxquels le cœur n'a point de part.
Je devine ce qui t'offense :
Ne serait-ce pas ce tableau
<66>Où ton patron ou ton fléau
Arrêta ta concupiscence?66-a
Ah! cet exemple est bien plus beau
Que celui de la continence
Du grand destructeur de Numance,
Et digne d'un saint mort puceau.
Oui, par certaine Épître encore66-b
J'ai mérité de l'ellébore
Pour avoir, dans tous tes portraits,
Follement barbouillé tes traits.
Je t'y traitai de Turc à More,
Sachant qu'aucun mortel n'ignore
Que les poëtes sont menteurs;
Comme on ne daigne pas nous croire,
J'ai cru, pour établir ta gloire,
Que je devais charger tes mœurs.
Enfin, Darget, sur ton histoire
Nul ne consultera mes vers;
Ils n'iront point à la mémoire,
Ils seront rongés par les vers.
Je veux que leur recueil stérile,
Enfant de mon oisiveté,
Périsse dans l'obscurité,
Loin des yeux d'un mordant Zoïle.
Tout auteur plein de vanité,
Qui tend à l'immortalité,
Doit, narrant avec pureté,
Avoir l'art de plaire ou d'instruire.
Moi, qui n'ai point ces grands talents,
<67>J'abandonne ces vastes champs
Aux versificateurs habiles
Qui remplacent de notre temps
Les Horaces et les Virgiles.
D'eux redoute les coups de dents,
Et non de ma muse badine,
Qui folâtre, qui te lutine,
Qui, sans consulter le bon sens,
Débite ce qu'elle imagine,
En vers mauvais, mais non méchants.
Darget, que rien ne te chagrine,
Ris tout le premier de ces vers :
Leurs sons se perdent dans les airs,
Et je crierai plutôt famine
Que de souffrir qu'on les destine
A courir par tout l'univers.
Mais si, par quelque perfidie
Dont je ne puis me défier,
Dans le monde on les expédie,
Darget, par ma Palinodie
Tu sauras te justifier.

A Potsdam, ce 10 novembre 1749.


12-a Charles-Louis baron de Pöllnitz, né le 25 février 1692 à Issum, village de l'ancien archevêché de Cologne, premier chambellan du roi de Prusse, grand maître des cérémonies et membre de l'Académie des sciences, mourut à Berlin le 23 juin 1775.

17-a Voyez t. V, p. 54.

18-1 Le comte de Saxe. [Voyez t. I, p. 180; t. II, p. 107 et 121 : t. III, p. 110 et 111 : t. IX, p. 167; et t. X, p. 226.]

23-a La comtesse Sophie-Caroline de Camas, née de Brandt, était depuis 1742 grande gouvernante de la reine Élisabeth-Christine, et mourut à Schönhausen, le 2 juillet 1766, âgée de quatre-vingts ans. La reine son amie lui a érigé un magnifique monument dans sa Lettre dédicatoire à son frère Ferdinand, en tète de l'ouvrage de Crugott intitulé : Le Chrétien dans la solitude. Traduit l'année 1766 et fini en 1767. A Berlin, 1776.

24-a Edme Bouchardon, célèbre sculpteur français, né en 1698, mourut en 1762. Voyez t. VII, p. 40.

27-a Voyez t. III, p. 129 et 160, et t. X, p. 217.

27-b Voyez t. X, p. 136.

30-a Voyez t. VII, p. 3-10.

32-2 Brocanteur de livres.

32-3 Erasme.

32-a Le géant Grandonio, prince sarrasin d'Espagne, est un des héros du Roland amoureux du Bojardo.

33-4 Professeur genevois que Jordan cite comme un grand auteur, mais que personne n'a l'honneur de connaître. [Le Roi veut parler de Firmin Abauzit, né à Uzès en 1679, mort à Genève le 20 mars 1767.]

33-5 Réaumur. [Voyez t. I, p. XLIII.]

33-6 La B..le.

33-a Apocalypse, chap. 17.

34-7 Bayle.

34-a Odes, I, 11, A Leuconoé.

35-8 Virgile.

36-9 Roi de Pologne.

36-a Voyez t. X, p. 217, et ci-dessus, p. 27.

36-b Voyez t. X, p. 24.

36-c Voyez t. X, p. 43.

36-d Voyez t. X, p. 195.

39-a Voyez t. X, p. 185.

43-10 La Croze [t. VII, p. 4, 9 et 11].

45-a Voyez t. X, p. 43, 75, 125 et 255.

45-b Voyez t. II, p. 22.

49-a Voyez t. X, p. 75, 101 et 255.

5-a La description de ce repas rappelle en plusieurs passages la troisième satire de Boileau.

53-a Ces vers rappellent ceux de Lucrèce, De la nature des choses, livre II, vers dont Voltaire a donné la traduction en ces termes :
     

Heureux qui, retiré dans le temple des sages,
Voit en paix sous ses pieds se former les orages,
Qui contemple de loin les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés, etc.

Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. IV, p. 153; t. XIII, p. 387.

53-b Voyez ci-dessus, p. 23.

54-a Voyez t. X, p. 43, et ci-dessus, p. 36.

55-a Voyez ci-dessus, p. 34.

56-a Maupertuis partit de Berlin pour Paris le 30 septembre 1748. Il avait épousé, le 28 octobre 1745, Catherine-Eléonore de Borcke, dame d'atour de la Reine-mère, et fille du ministre d'Etat Gaspard-Guillaume de Borcke.

57-a Le Roi veut probablement parler de Fontenelle. Voyez t. II, p. 42; t. VII, p. 6; t. VIII, p. 55; et t. X, p. 235.

57-b Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier et l'abbé Outhier allèrent à Tornéa, en 1736, mesurer un degré du méridien. Ce fut dans le même but que Godin, Bouguer et La Conda-mine s'embarquèrent à La Rochelle pour Quito, le 16 mai 1735.
     J.-J. Dortoüs de Mairan, de l'Académie française, né en 1678, mort en 1771.

58-a Crébillon père, qui fit représenter sa tragédie de Catilina en 1748.

58-b Montesquieu, Lettres persanes. 1721.

58-c Gresset, Vert-Vert. 1734.

59-a Le Roi fait allusion aux victoires et aux conquêtes des Français depuis 1745 jusqu'à la paix d'Aix-la-Chapelle. Voyez t. III, p. 105-112, et t. IV, p. 13-17.

62-a René Du Gay-Trouin, l'un des plus grands hommes de la marine française, s'éleva du rang de simple matelot au grade de chef d'escadre. Il était né en 1673 à Saint-Malo (ville natale de Maupertuis), et mourut en 1736.

64-a Voyez t. X, p. 238. C'est du Palladion que le Roi veut parler.

65-a Le Palladion, chant quatrième.

66-a Le Palladion, chant troisième.

66-b Épître à Darget, t. X, p. 238-247.

7-a Voyez t. X, p. 115.

9-a André Campra, successivement maître de musique de diverses églises ou chapelles, né à Aix le 4 décembre 1660, mort à Paris le 29 juillet 1744. On a de lui des opéras, des motets et des cantates.