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ÉPITRE XX. A MON ESPRIT.248-a

Écoutez, mon esprit, je ne saurais le taire,
Les contes que sur vous tous les jours j'entends faire,
Vos défauts, vos travers m'ont mis au désespoir;
Quoi! vous étudiez du matin jusqu'au soir?
D'un violent désir suivant l'intempérance,
Vous faites le savant? Ah! quelle extravagance!
En feuilletant sans cesse un auteur vermoulu
Qui lassa les Achards,248-b et qu'aucun roi n'a lu,
Vous voulez, imitant les Huets, les Saumaises,
Vous remplir le cerveau de leurs doctes fadaises?
O ciel! un roi savant! ce mot me fait frémir :
Jamais dessein plus fou pouvait-il vous venir?
Qu'un roi sache arrêter un calcul de finance,
<249>Parafer un traité, signer une ordonnance,
C'est beaucoup dans le siècle où l'on vit aujourd'hui;
Peut-on en conscience exiger plus de lui?
Un roi doit soutenir la majesté du trône;
Tout plein de la grandeur dont l'éclat l'environne,
Fier envers ses voisins et toujours dédaigneux,
Il doit vivre d'encens, égal en tout aux dieux.
Qu'importe le savoir? la science parfaite,
C'est de connaître à fond les lois de l'étiquette :
Cette règle des cours occupe auprès des grands
Ces oisifs affairés qu'on nomme courtisans.
Oui, marmottez tout bas au ministre en silence
Un compliment obscur dans un jour d'audience,
Soyez chasseur outré, forcez-vous à jouer,
Et surtout sans rougir entendez-vous louer;
Empressez-vous au prône, et bâillez au spectacle,
Soyez morne au souper, ne parlez qu'en oracle,
Et par air de grandeur affectez de l'amour :
Voilà comment un roi doit ennuyer sa cour,
Tel était le métier qu'il vous fallait apprendre.
Vos plaisirs, mon esprit, ont droit de me surprendre;
L'étude, qui pour vous a tant de volupté,
Déroge à vos grandeurs, et perd la royauté.
Je vous dirai bien plus : pour comble de manie,
On vous dit possédé de la métromanie;
Oui, vous êtes poëte en dépit d'Apollon.
Pouvez-vous renier ce poëme bouffon 249-a
Où, d'un style mordant blessant toute la terre,
Vous critiquez les cieux au mépris du tonnerre,
Et sur Homère même aiguisant vos bons mots,249-a
<250>Vous attirez sur vous l'essaim de ses dévots?
Pouvez-vous ignorer que, sous différents titres,
On voit courir de vous des odes, des épîtres,
Où, comme La Neuville,250-a échauffant vos poumons,
Vous prêchez la vertu par d'ennuyeux sermons?
Du langage français ignorant les finesses,
Vous mettez Vaugelas et d'Olivet en pièces;250-b
Ah! si Boileau vivait, peut-être, un beau matin,
Votre nom dans ses vers remplacerait Cotin.
Que la rougeur au moins250-c vous en monte au visage,
Ayez honte du temps qu'absorbe un tel ouvrage,
Et sans vous dessécher le cerveau vainement,
Quittez du bel esprit le fol amusement.
Mais vous me répondez : « Qu'amant de l'harmonie,
Transporté, malgré vous, par le dieu du génie,
Vous pouvez librement suivre votre plaisir,
Quand le Roi fatigué vous donne du loisir;
Que si, pour s'amuser, on voit plus d'un grand prince
Prendre dans ses filets les daims de sa province,
Vous charmez vos ennuis par des écrits divers,
Inondant le papier d'un déluge de vers. »
Comment! lorsque d'un cerf précipitant la fuite,
Des princes et des chiens courent à sa poursuite,
<251>Et qu'ils font la curée au milieu des marais,
Au lieu d'être affecté par les mêmes attraits,
Vous poursuivez chez vous une bizarre rime,
Un mot que votre sens exige, et qui l'exprime?
Ah! quel étrange esprit le ciel m'a-t-il donné,
Si contraire à nos mœurs, si mal morigéné,
Qui, par bizarrerie à sa grandeur rebelle,
Prétend s'ouvrir tout seul une route nouvelle!
Oui, vous me soutenez : « Que s'il fallait toujours
Vous occuper de riens, grand ouvrage des cours,
Vous quitteriez plutôt grandeur, sceptre, patrie,
Et des rois empesés la lourde confrérie; »
Enfin, vous ajoutez : « Que vos savants écrits
Mériteraient l'estime au lieu des vains mépris
D'un peuple plein d'erreur, d'un vulgaire imbécile,
Qui juge en vrai Midas, et prononce en Zoïle. »
J'en conviens, mon esprit, mais n'allez pas choquer
Des usages reçus, qu'on risque d'attaquer;
Je vous rends simplement, sans être satirique,
Tous les bruits que sur vous répand la voix publique.
On se moque surtout du peu de gravité
Dont vous assaisonnez l'auguste royauté;
Il est sur vos défauts plus d'un Caton qui veille,
Et j'entends très-souvent qu'on se dit à l'oreille :
« N'avons-nous pas, amis, un bien plaisant consul? »
Mais vous comptez toujours suivant votre calcul :
« Ces censeurs, dites-vous, sont aisés à confondre;
Et voilà de ma part ce qu'on peut leur répondre :
Ivre de mes plaisirs, ai-je comme un ingrat
Négligé mes devoirs, sacrifié l'État?
M'a-t-on vu du public tromper les espérances,
<252>Traîner de longs procès, embrouiller les finances,
Oublier les traités, pour penser aux beaux-arts?
M'a-t-on vu des derniers paraître au champ252-a de Mars?
Mais si sur tous ces points j'ai fait briller mon zèle,
Si l'on m'a vu toujours, à mes devoirs fidèle,
Du peuple et du soldat prévenir les désirs,
Par quelle cruauté fronde-t-on mes plaisirs?
Je vois couler mes jours au sein de l'innocence;
Enchanté des attraits dont brille l'éloquence,
J'ai su monter ma lyre à différents accords,
Chez Horace et Maron je puise mes trésors;
Je ne me flatte point de pouvoir les atteindre,
Mais, un peu plus bas qu'eux, je n'ai point à me plaindre.
Eh quoi! dans ma grandeur et dans ma royauté,
Je ne jouirai point du peu de liberté
Qu'un berger, conduisant son troupeau pacifique,
A de chanter le soir une chanson rustique,
Quand l'ombre ayant chassé les ardeurs du soleil,
Le plaisir lui prépare un tranquille sommeil?
Achille pourra donc, dans son jaloux délire,
Apaiser son courroux par les sons de sa lyre,
Et moi, je ne pourrai, moi seul dans l'univers,
Adoucir mes travaux par le charme des vers?
Quoi! l'on m'interdira les sources du Permesse?
Du monde prosterné voyant grossir la presse,
Je serai dans ma niche, au milieu de ma cour,
Encensé par des sots comme le saint du jour?
On me rendra martyr de la cérémonie?
Ah! secouons le joug de cette tyrannie.
Tant pis si le bon sens paraît hors de saison,
<253>Je m'éclaire au flambeau que porte ma raison,
Et bravant des censeurs la sotte fantaisie,
Je préfère surtout l'auguste poésie.
Puisque j'en ai tant dit, comparons une fois
Les lauriers d'Apollon et les lauriers des rois.
Nous devons nos transports au seul dieu du génie;
Le hasard qui préside au destin de la vie
Fait au plus grand héros succéder quelquefois
Un stupide fœtus sur le trône des rois,
Qui végète sans vivre, et, des humains l'arbitre,
N'a pour toute vertu que l'enflure d'un titre.
Mais les fils d'Apollon s'élèvent jusqu'aux cieux;
Quand nous osons parler le langage des dieux,
A peine parle-t-il le langage des bêtes;
Des lauriers toujours verts ont couronné nos têtes,
Plus d'un roi par nos chants est devenu fameux,
Notre gloire jamais n'a rien emprunté d'eux;
En vain de notre sort un souverain décide,
Son exil dans le Pont n'avilit point Ovide.
Qu'un prince sans honneur, sur le trône amolli,
Termine sa carrière, il est mis en oubli;
Son nom, dans un bouquin de généalogie,
Pourra servir d'époque à la chronologie;
Ces rois anéantis restent pour toujours morts.
Mais de nos vers heureux les sublimes accords,
Des siècles destructeurs perçant la nuit obscure,
Font passer notre nom à la race future;
Nos durables travaux, victorieux des temps,
Ont vu des plus grands rois périr les monuments :
De la superbe Troie il n'est trace légère,
Quand après trois mille ans nous conservons Homère.
<254>Depuis que le trépas redoutable aux humains
D'Auguste et de Virgile eut tranché les destins,
Lasse de ces combats que l'histoire nous vante,
Aux exploits du héros mon âme indifférente
N'y voit que des hauts faits qu'ont produits tous les temps;
Mais Virgile me charme, et plaira dans mille ans :
Il m'émeut lorsqu'il peint la malheureuse Troie
Au fer des Grecs vengeurs, à leurs flammes en proie;
Il touche par l'amour de la triste Didon,
Du bûcher funéraire allumant le brandon;
Quel feu, quand sur le Styx il fait voguer Énée!
Il me guide aux enfers, j'y vois la destinée
Des descendants d'Anchise et du peuple romain;
J'évoque avec Virgile un nouveau genre humain,
Du Gange aux bords des mers où le soleil expire,
Je vois l'heureux Octave étendant son empire.
Des enfants d'Apollon, héros, soyez jaloux :
César fit tout pour lui, Virgile tout pour nous.254-a
Mais du pouvoir des rois connaissons l'origine.
Pensez-vous qu'élevés par une main divine,
Leur peuple, leur État leur ait été commis
Comme un troupeau stupide à leurs ordres soumis?
Les crimes effrontés, l'artifice des traîtres,
Forcèrent les humains à se donner des maîtres;
Thémis arma leur bras de son glaive vengeur,
Pour inspirer au vice une utile frayeur;
D'autres, en usurpant un bien illégitime,
Devinrent souverains en prodiguant le crime,
Et passent pour héros chez les ambitieux.
Notre origine est pure, elle nous vient des cieux;
<255>Apollon nous plaça vers le haut du Permesse,
C'est l'immortalité qui fait notre noblesse.
Ah! si jamais les grands n'avaient fait que des vers,
Qu'ils auraient épargné de maux à l'univers!
César, moins enivré d'un pouvoir despotique,
Aurait par de beaux vers charmé sa république;
On n'aurait point connu ces deux triumvirats.
Sanguinaires liens d'illustres scélérats
Qui sur les grands de Rome exerçaient leur vengeance;
Si le héros du Nord, si fier de sa vaillance,
Moins roi, moins souverain que chevalier errant,
Au lieu d'être amoureux d'Alexandre le Grand,
Eût choisi pour modèle Horace ou bien Pindare,
Il n'eût point imploré le Turc et le Tartare.
Les Muses, de tout temps, ont adouci les mœurs :
Leurs exploits sont des jeux, leurs armes sont des fleurs;
Dans les tranquilles bois où ces nymphes habitent,
Des plaisirs délicats les charmes les excitent;
Leurs cœurs ne sont touchés que par le sentiment. »
Mais que dis-je? à quoi sert ce long raisonnement?
Quel flux impétueux d'éloquence frivole!
Quel inutile abus du don de la parole!
Ce n'est pas contre moi que vous devez plaider,
C'est l'univers entier qu'il faut persuader.
Il ne se nourrit point d'une vaine fumée,
Sa critique surtout, vivement animée,
Rit de vos méchants vers. « Mais quoi! s'ils étaient bons,
Et s'ils pouvaient charmer, en variant leurs sons,
D'Argens, Algarotti, si Maupertuis les loue,
Si l'Homère français255-a lui-même les avoue,
<256>Si la postérité ... » Quelles sont vos erreurs!
Connaissez, mon esprit, le poison des flatteurs :
Leurs sons, plus dangereux que le chant des sirènes,
Peuvent bien enchanter vos veilles et vos peines,
Mais imitez Ulysse, et sourd à leurs accents,
Rejetez pour jamais un si funeste encens.
Pouvez-vous ignorer qu'un roi, quoi qu'il propose,
Et quoi qu'il entreprenne, excelle en toute chose?
S'il aime les dangers, les combats, les hasards,
Pour l'élever plus haut on abaissera Mars;
S'il est fort, aussitôt le flatteur sans scrupule
Lui prouve que d'Alcide il est le seul émule;
Son cœur est-il d'amour facile à s'enflammer,
C'était pour lui qu'Ovide avait fait l'Art d'aimer;
Lorsqu'à de mauvais vers comme vous il s'amuse,
Il rend jusqu'à Voltaire envieux de sa muse.
Revenez, mon esprit, de votre aveuglement,
Que l'amour-propre enfin le cède au jugement.
Est-il chez les humains de vertu sans mélanges?256-a
Rabattons sans orgueil les trois quarts des louanges
Que certains beaux esprits nous donnent à l'excès;
Vous faut-il tant d'encens pour ces faibles succès?
Qu'avec Horace un jour votre muse barbare
Pour vous apprécier humblement se compare,
Alors de vos écrits les défauts dévoilés
Vous feront convenir du peu que vous valez;
Détestant de vos vers l'insipide volume,
Vous remettrez d'abord l'ouvrage sur l'enclume.
Étudiez surtout la docte antiquité :
Plus vous approcherez de son urbanité,
<257>Plus vous aurez de goût pour ses divins ouvrages,
Et plus vous aurez droit d'attendre des suffrages.
C'est là votre modèle, et ces trésors ouverts
Orneront vos écrits et plairont dans vos vers.
Mais puisque je vous vois toujours inébranlable,
Que les vers ont pour vous un charme inconcevable,
Que ne pouvant vous taire, et marmottant tout bas,
Comme cet indiscret confident de Midas,
Vous contez aux roseaux mes passe-temps frivoles,
Du moins consolez-moi de vos visions folles;
Apprenez quelque jour aux lecteurs indulgents,
Si vous pouvez percer la sombre nuit des temps,
Ou si quelque hasard vous amène au grand monde,
Quel était cet auteur dont la muse féconde
Monta sur l'Hélicon sur les pas du plaisir,
Et composa des vers pour charmer son loisir.
Dites que mon berceau fut environné d'armes,
Que je fus élevé dans le sein des alarmes,
Dans le milieu des camps, sans faste et sans grandeur,257-a
Par un père sévère et rigide censeur;
Que je lus écolier des plus grands capitaines;
Qu'à Sparte cultivant les douces mœurs d'Athènes,
Je fus ami des arts plutôt que vrai savant,
Et que sans écouter un orgueil décevant,
Et simple courtisan des filles de Mémoire,
Je n'aspirai jamais à la sublime gloire
D'être le plus fêté parmi leurs nourrissons;
Que sachant me borner et rabaisser mes sons,
Je me suis contenté de peindre ma pensée
Et de parler raison en prose cadencée.
<258>Dites que j'ai subi, bravé l'adversité,
Mais que parmi les rois, depuis, on m'a compté;
Attestez hardiment que la philosophie
A dirigé mes pas et réformé ma vie;
Dites qu'en admirant le système des cieux,
J'ai préféré ma lyre aux arts fastidieux;
Que, sans haïr Zénon, j'estimais Épicure,
Et pratiquais les lois de la simple nature;
Que je sus distinguer l'homme du souverain;
Que je fus roi sévère et citoyen humain :
Mais, quoiqu'admirateur de César et d'Alcide,
J'aurais suivi par goût les vertus d'Aristide.
Lorsque la Parque enfin, lasse de ses fuseaux,
Terminera mes jours d'un coup de ses ciseaux,
Que sur ma cendre éteinte aboiera la satire,
Dites que, méprisant tout ce que pourra dire
Un esprit irrité, chagrin, mal fait, tortu,
Trop rigide censeur de ma faible vertu,
Sans aimer la louange, insensible à tout blâme,
J'ai toujours conservé le repos de mon âme.
Et que, m'abandonnant à la postérité,
Elle peut me juger en toute liberté.

A Potsdam, ce 8 d'août 1749.


248-a C'est la IXe satire de Boileau qui paraît avoir donné au Roi l'idée de composer cette Épître. L'ouvrage du poëte français est destiné à faire son apologie et en même temps à lancer à ses détracteurs, ainsi qu'aux mauvais poëtes, des traits encore plus acérés que ceux des précédentes satires. Il commence par ces vers bien connus :
     

C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler,
Vous avez des défauts que je ne puis celer, etc.

248-b Antoine Achard, né à Genève en 1696, et pasteur de l'église française de Berlin depuis 1734, mourut dans cette dernière ville le 2 mai 1772.

249-a Le Palladion, ch. I, v. 15-27.

250-a Anne-Joseph-Claude Frey de Neuville, jésuite et sermonnaire, né en 1693, mourut en 1774. 11 prêcha à Paris pour la première fois en 1736, et il mérita d'imposants suffrages. Dans sa lettre à Jordan, du 27 juin 1743, Frédéric fait allusion à l'oraison funèbre du cardinal Fleury par le P. Neuville, qui a été fort vantée.

250-b

Il est vrai que l'on sue à souffrir ses discours,
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours.

Molière,

Les Femmes savantes

, acte II, scène VII.
     Au sujet de Vaugelas, voyez t. IX, p. 79.
L'abbé Joseph Thoulier d'Olivet, né en 1682, mourut en 1768.
Vaugelas et d'Olivet sont deux des plus célèbres grammairiens français.

250-c Du moins. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 335.)

252-a Aux champs. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 338.)

254-a Pour vous. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 341.)

255-a Voyez ci-dessus, p. 76.

256-a Sans mélange. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 345.)

257-a Sans faste, sans grandeur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 346.)