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ÉPITRE VI. AU COMTE GOTTER.113-a COMBIEN DE TRAVAUX IL FAUT POUR SATISFAIRE DES ÉPICURIENS.

O comte fortuné, qui dans l'indépendance
Jouissez en repos des fruits de l'opulence,
Fils chéri de Bacchus et de la Volupté,
Nourri dans le berceau de la prospérité,
L'instinct vaut à vos yeux toute philosophie,
Vous mettez à profit les douceurs de la vie;
Dans les bras des plaisirs, sans vous charger de soins,
Vous laissez aux mortels pour vos nombreux besoins
Épuiser leurs talents, les arts et l'industrie.
Dans la pompe des rois votre grandeur nourrie
Ignore les détails qui vous rendent heureux;
Si vous y descendez, c'est d'un air dédaigneux,
Ou c'est pour mépriser un ouvrier vulgaire,
De vos différents goûts esclave mercenaire.
Vous prétendez sans peine avoir tous les plaisirs,
<114>Ordonner et d'abord contenter vos désirs;
Trop promptement lassé par un luxe ordinaire,
Il vous faut du nouveau dont l'attrait vous sait plaire,
Par des raffinements ressusciter vos goûts,
Recourir à la mode, invention des fous.
Quel terrible embarras de servir votre table!
Souvent votre Joyard114-a veut se donner au diable
Pour inventer des mets, dignes dons de Cornus,
Sous leurs déguisements à peine encor connus;
Et vous n'apercevez sous tant de mascarades
Que pâtés, hachis fins, farces et marinades,
Vous ne connaissez plus la chair qui vous nourrit,
Satisfait d'assouvir votre avide appétit.
Mais promptement puni d'un excès qui vous flatte,
Il faut avoir recours aux enfants d'Hippocrate,
Et réduire à la casse, à la manne, au séné,
D'un appétit glouton le goût désordonné.
Tels sont tous ces repas goûtés dans l'indolence,
Où l'ennui, compagnon de la magnificence,
Souvent jette au hasard ses languissants pavots,
Fait bâiller l'enjouement et glace les bons mots.
Tandis que les festins, le luxe et la paresse
De vos sens émoussés séduisent la mollesse,
Qu'il en coûte aux humains pour contenter vos goûts!
Que de bras occupés à travailler pour vous!
Regardez ce spectacle, et souffrez que ma muse
De leurs nombreux travaux un moment vous amuse :
Ces objets ne sont bas que pour des ignorants.
Cet immense univers, ces divers éléments
Fournissent vos repas; la féconde nature
<115>Réserve ses faveurs aux enfants d'Épicure :
Nos ruisseaux, nos étangs vous donnent leurs poissons,
L'air donne ses oiseaux, la terre ses moissons,
Et la mer vous présente, en fouillant ses abîmes,
Ces monstres recherchés, malheureuses victimes
De la voracité des célèbres gourmets.
Mais laissons pour un temps tous ces étranges mets,
Ces turbots, ces pouparts, et ces ragoûts bizarres,
Moins bienfaisants, moins bons que singuliers et rares;
Loin de l'art des Nevers115-a et du raffinement,
Considérons ce pain, pur et simple aliment
Qui sert toujours de base à notre nourriture;
Qu'il coûte de travaux, de soins et de culture!
Voyez ces laboureurs, dès l'aube vigilants,
Qui guident la charrue et cultivent les champs;
Ils éternisent l'art qu'enseigna Triptolème,
Par leurs rustiques mains le grain divers se sème,
On creuse avec le fer, on ferme les sillons,
L'ouvrage a préparé d'abondantes moissons.
En vain sur les guérets l'aquilon souffle et gronde,
Vers le riant printemps la semence féconde,
Se sentant des faveurs de la blonde Cérès,
Germe, pousse, s'élève, et couvre les guérets
De sa plante touffue, en été jaunissante.
Alors le laboureur saisit sa faux tranchante,
<116>Et moissonne à grands coups cette forêt d'épis;
Et l'on voit sur ses pas ses enfants accroupis
Qui, recueillant le blé de leurs râteaux fidèles,
Après l'avoir lié, l'entassent en javelles;
De là le bœuf tardif vers le plus proche lieu
Traîne à pas lents ce poids qui fait gémir l'essieu;
Plus loin, des bras nerveux, forts de leur tempérance,
Par des coups redoublés le battent en cadence,
Et séparent enfin par leurs pesants fléaux
L'aliment des humains de celui des troupeaux.
Voici de nouveaux soins : ce grain que l'on sépare
Par un autre instrument se broie et se prépare;
Il change de nature; une pierre, en tournant,
Opère ce miracle à la faveur du vent;
C'est une poudre fine artistement broyée,
Il faut pour vous nourrir qu'elle soit délayée,
Que la chaleur du four et l'aide du levain
Par un dernier effort la transforment en pain.
Dans vos riches palais, votre fière mollesse
De ce simple aliment dédaigne la bassesse;
Trop loin des laboureurs qui peuplent les hameaux,
Vous couvrez de mépris leurs utiles travaux.
Vous ignorez encor par quel immense ouvrage
Le Français prépara cet excellent breuvage,
Ce vin, que vous buvez d'un air de connaisseur,
Et dont vous nous vantez la séve et la douceur.
Les fertiles coteaux où serpente la Saône
L'ont fait croître et mûrir vers la fin de l'automne;
Le vigneron soigneux en cultiva le plant,
Il donna des appuis au débile sarment,
Il pressa des raisins la liqueur empourprée,
<117>Dans la cuve, en bouillant, de la lie épurée;
Ce jus clarifié, sans mélange, sans art,
Vieilli dans ses vaisseaux, devient ce doux nectar
Dont les flots de rubis colorent votre verre.
Et ce brillant cristal que vous jetez par terre,
Ce vase transparent que vous n'estimez plus
Dans les bruyants transports des plaisirs de Bacchus,
Vous le devez encore à l'industrie humaine.
La cendre, la fougère, et le sable d'arène,
Préparés par les mains d'un habile artisan,
Changent de forme et d'être en un brasier ardent :
Leur composition, de dure et de solide,
Par la vertu du feu soudain devient fluide;
L'ouvrier, en soufflant par un tube de fer,
Dilate cette masse et la gonfle par l'air;
Souple au gré du ciseau dont elle est arrondie,
Elle devient cristal dès qu'elle est refroidie,
Et permet aux rayons d'oser la traverser.
Ainsi s'est fait ce verre où l'on vous voit verser
Cette boisson des dieux, cette liqueur riante,
Qui vous fait savourer sa mousse pétillante.
Avec plus d'art encor se font ces grands trumeaux
Dont la glace polie, égale et sans défauts,
Vous rend exactement, comme un portrait fidèle,
Les différents objets qui sont vis-à-vis d'elle.
C'est là, tous les matins après votre réveil,
Sur le choix des atours que vous prenez conseil;
Ce miroir, toujours vrai, règle votre parure,
Il vous fait arranger la fausse chevelure
Qu'on emprunta d'autrui, qu'on boucla tout exprès,
Pour que votre front chauve eût de nouveaux attraits.
<118>Et cet habit superbe, avorton de la mode,
Qui, plus il paraît beau, plus il est incommode,
Vous dérobe sous l'or le drap et sa couleur,
Savez-vous qui l'a fait? Ce n'est pas le tailleur
Qui, toisant votre corps, sur son moule façonne
Le drap auné, coupé, recousu, qu'il galonne.
Examinez ces champs, ces bosquets, ces vallons.
Voyez-vous ce berger qui conduit ses moutons?
Il les tond deux fois l'an; leur utile dépouille
Se convertit en fil, passant sur la quenouille.
Pour en faire une étoffe on monte des métiers,
Minerve dans cet art forma les ouvriers;
Que d'hommes occupés, et que de mains adraites
Sur la trame avec bruit font voler les navettes!
Un nouvel univers nous fournit la couleur
Qui fait perdre à ce drap sa malpropre blancheur;
Des couleurs de l'iris on a l'art de le teindre,
Pour lui donner du lustre on emploie un cylindre
Qui de son poids égal en roulant l'aplatit.
Par ces travaux s'est fait le drap qui vous vêtit.
O triomphe de l'art et de l'adresse humaine!
Ces tableaux sont tissus d'or, de soie et de laine,
Un élève d'Apelle en donna le dessin,
Corrége et Raphaël conduisirent sa main;
Ces contours, ces couleurs animent la tenture,
La haute lisse exacte égale la peinture.
Oui, Mercier,118-6 ton aiguille, à l'aide du fuseau,
Peut concourir au prix qu'on destine au pinceau;
Tout personnage a vie, il agit, il s'élance,
Le lointain fuit des yeux, aidé par la nuance;
<119>Ces ouvrages parfaits, poussés au clair-obscur,
Couvrent dans vos palais la nudité du mur.
Vos yeux pour leurs beautés sont pleins d'indifférence.
A quoi servent ces biens sans goût, sans connaissance?
Il faut avoir sur eux quelque érudition,
Ou bien point de plaisir dans leur possession.
Ah! si dans vos grands biens vous voulez vous complaire,
Qu'un sentiment plus fin sur les arts vous éclaire;
Ajoutez au bonheur un goût plus raffiné,
Apprenez à connaître, ô mortel fortuné!
De quel prix est pour vous l'industrie et l'ouvrage;
Du moins à ces travaux donnez votre suffrage.
Mais je parle des arts du ton d'un amateur.
La moindre attention lasse votre grandeur,
Vos sens sont engourdis, vous sortez d'une fête,
Les vapeurs du dîner vous montent à la tête.
Vous allez digérer dans un profond repos,
La mollesse déjà vous couvre de pavots;
Vous allez vous livrer, fatigué de la table,
Sur ce sofa commode, au sommeil délectable.
Ou bien, sans y penser, je vous vois parcourir
Des obscènes romans, ennuyeux à mourir,
Œuvres qui de nos temps dénotent les misères,
Et partagent le sort d'insectes éphémères;
Vous lisez ces écrits, de votre propre aveu,
Pour tuer les moments jusqu'à l'heure du jeu;
Cette heure sonne enfin, votre carillon chante.
Savez-vous comme on rend cette montre agissante,
Par quels moyens secrets ses ressorts différents
Travaillent de concert à mesurer le temps?
Comment sur son cadran, en tournant en silence,
<120>L'aiguille, en vous marquant le moment qui s'élance,
Aidé du carillon dont le bruit retentit,
Du matin jusqu'au soir, comte, vous avertit
De la fin de vos jours dont le terme s'avance,
Et de ce temps perdu par votre nonchalance?
Mais tout est préparé, votre jeu vous attend,
Votre front s'éclaircit, votre cœur est content;
En vain l'obscure nuit baisse ses sombres voiles,
L'industrie a pour vous inventé des étoiles
Qui de votre salon chassent l'obscurité,
Et ravissent les yeux par leur vive clarté;
Ici d'un jeu nouveau l'amusement s'apprête,
Vous comptez sur le sort qui règne à la comète.120-a
Ces cartons par Müller120-7 timbrés, bariolés,
Sont par vos doigts adroits rapidement mêlés,
Et leurs combinaisons, que le hasard amène,
Règlent de votre jeu la fortune incertaine;
Ces louis, ces ducats entassés en monceaux
Vont passer tour à tour à des maîtres nouveaux.
Mais d'où vous vient cet or, ce métal pur et rare?
Qu'importe, dites-vous, quel climat le prépare?
On ne l'a point creusé dans ces monts sourcilleux
Qui non loin de Goslar s'élèvent jusqu'aux cieux;
Leur stérile tribut, dont on se glorifie,
N'enrichira jamais la vide Westphalie.
Ah! cher comte, apprenez, à votre étonnement,
Les prodiges qu'on doit au pouvoir de l'aimant :
<121>De ses propriétés la vertu découverte
Aux sciences montra plus d'une route ouverte,
L'art à ses vérités joignit l'invention,
Le fer obéissant connut l'attraction,
Et, frotté par l'aimant, on vit l'aiguille habile
Vers le pôle tourner sur son pivot mobile.
Un Génois, partagé d'un esprit créateur,
Amant des vérités et rempli de valeur,
Assuré des effets du pouvoir magnétique,
Fonda sur leurs vertus son projet héroïque.
Il fit sur des chantiers construire ses vaisseaux,
Les peuples de Lusus furent ses matelots,
Ses mâts vinrent d'ici, ses voiles du Batave,
Son goudron des climats où naît le Russe esclave,
Et ce nouveau Jason s'embarqua sur les mers,
Résolu de trouver un nouvel univers.
On lève l'ancre, il part, guidé par la boussole;121-a
Il brave tous les vents déchaînés par Éole,
Tous les flots soulevés du fougueux Océan;
Sa proue, en fendant l'eau, s'approche du couchant,
Et, ballotté longtemps entre le ciel et l'onde,
Après un long voyage il trouve un autre monde.
Ferdinand, attentif à d'aussi grands travaux,
Fait du port de Cadix partir d'autres vaisseaux;
De Dieu dans l'Amérique il veut venger la cause,
Les saints sont ennichés sur les bords du Potose,
Les Incas détrônés sont livrés à la mort.
Ainsi l'espoir du gain, l'ardente soif de l'or
Apprit aux Espagnols secourus par Neptune
Sur des bords étrangers à chercher la fortune.
<122>Cortez, le fier Cortez, avec peu de soldats,
Dompta Montézuma, subjugua ses États.
L'Africain consterné122-a voit, rempli d'épouvante,
Approcher de ses bords une ville flottante,
Et huit cents Espagnols lui paraissent des dieux :
Ils portent le tonnerre, ils lui lancent leurs feux,
Des monstres inconnus, des centaures rapides
L'atteignent, en courant, de leurs traits homicides;
Tout se soumet, tout plie, on enchaîne le Roi,
Cortez aux Mexicains fait respecter sa loi.
Ces cruels conquérants, dans ces champs de leur gloire,
Par des meurtres affreux ternissent leur victoire,
Les caciques, les rois sont livrés au trépas.
Depuis, l'astre brûlant de ces riches climats,
En dardant ses rayons sur cette ardente zone,
Ne vit plus de cacique ou de roi sur le trône;
Le peuple avait péri comme ses souverains,
Les fleuves regorgeaient du sang des Mexicains.
Parmi tant de fureurs et tant de funérailles,
On fouillait dans les monts; du sein de leurs entrailles
L'Espagnol retirait ce dangereux métal,
Du vice des humains mobile principal;
Les riches minéraux que recélait l'Afrique,122-b
La dépouille des rois, les trésors du Mexique,
Et tous ces biens acquis par des crimes hardis
Pour enrichir Madrid passèrent à Cadix.
On timbra les lingots, la pièce eut son poids juste,
De Charles122-8 à chacune on imprima le buste,
<123>Ces signes des valeurs reçurent divers noms,
On vit piastres, ducats, pistoles, patacons;
Par les ressorts nombreux qui meuvent le commerce
Ce métal en Europe à pleine main se verse.
Voyez-vous de bateaux ces grands fleuves couverts?
Ils portent nos moissons dans de lointaines mers;
L'Espagnol les reçoit, il nous rend des espèces,
Et de ce troc heureux dérivent nos richesses.
Les tributs du Mexique en Prusse transportés
Entretiennent les arts dans les grandes cités,
Ils font naître le luxe, enfant de l'opulence,
Des villes aux hameaux circuler la dépense;
Le laboureur qui vend le fruit de sa sueur
Du prix qu'il en reçoit va payer son seigneur;
C'est lui qui vous fournit, à force de fatigue,
Ces ducats dont au jeu vous êtes si prodigue.
Jugez, comte, jugez par ces faibles dessins
Des travaux étonnants qu'embrassent les humains;
Je n'ai pas tout dépeint, la matière est immense,
Et je laisse à Bernis sa stérile abondance.123-a
Mais ceci vous suffit, vous voyez les liens
Dont l'avantage égal unit les citoyens,
L'industrie en tous lieux qui s'accroît et s'exerce,
L'ouvrage encouragé par l'appât du commerce;
L'Asie et l'Amérique ont contenté nos goûts,
Nous travaillons pour eux, ils travaillent pour nous.
Méprisez-vous encor ces artisans habiles,
A vous, à leur patrie, au genre humain utiles?
Leurs occupations les rendent vertueux,
<124>Comte, de leur bonheur devenez envieux :
Vos jours semblent plus longs que chez eux les semaines,
Les vrais plaisirs sont ceux qu'ont achetés les peines.
La paresse offre à l'homme une fausse douceur,
Le travail est pour lui la source du bonheur.


113-a Le comte Gustave-Adolphe de Gotter, grand maréchal de la cour du Roi, ministre d'État et grand maître des postes, naquit à Gotha le 26 mars 1692, et mourut à Berlin le 28 mai 1762.

114-a Joyard, gendre d'Antoine Pesne, fut trente ans maître d'hôtel du Roi.

115-a Philippe-Julien Mazarin Mancini, duc de Nevers, mort en 1707. Dans son Épître à M. le duc de Nevers sur la petite vérole de M. le duc de Vendôme, l'abbé de Chaulieu s'exprime ainsi :
     

Et bien que chez toi l'abondance.
Si familière en tes repas,
Y fournisse cinquante plats
Des mets les plus exquis de France, etc.

118-6 Le premier qui a fait de la tapisserie à Berlin. [Voyez, t. I, p. 261.]

120-7 Chargé de timbrer les cartes.

120-a La comète, jeu de cartes à la mode dans ce temps-là. Voyez Encyclopédie méthodique. Dictionnaire des jeux, faisant suite au Tome III des Mathématiques. A Paris, 1792, in-4, p. 33-38.

121-a Par sa boussole. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 165.)

122-8 Charles-Quint.

122-a L'Américain troublé. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 166.)

122-b Que cachait l'Amérique. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 166.)

123-a Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile. Boileau, L'Art poétique, chant Ier. Voyez t. IV, p. 38.