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ODE III (IV). LA FLATTERIE.

Quelle fureur, quel dieu m'inspire?
Quel feu s'empare de mes sens?
Viens, muse, reprenons la lyre,
Cédons à tes enchantements.
Soutiens-moi, vertueux Alcide,
Toi, dont la valeur intrépide
Combattit des monstres affreux :
Comme toi vengeur de la terre,
Il faut que je porte la guerre
A des monstres plus dangereux.

Les tempêtes dont le ravage
Brise les vaisseaux aux rochers,
Et couvre les mers du naufrage
De cent audacieux nochers,
Les airs dont l'haleine empestée
Fait de la terre dévastée
L'affreux théâtre d'Atropos,
Sont moins craints sur cet hémisphère
Que n'est le flatteur mercenaire
Qui corrompt le cœur des héros.
<20>L'insinuante flatterie
Est la fille de l'intérêt;
L'artifice qui l'a nourrie
Des vertus lui donna l'apprêt;
Elle est sans cesse au pied du trône.
Son vain encens qui l'environne
Enivre les rois et les grands;
Le masque de la politesse
Couvre la rampante bassesse
De ses faux applaudissements.

Tel un serpent caché sous l'herbe,
Serrant ses anneaux tortueux,
Dérobe sa tête superbe
A l'Africain audacieux;
Il rampe ainsi pour le surprendre,
Le piége qu'il a su lui tendre
Est caché sous l'émail des fleurs;
Ou telle une vapeur légère
Égare à l'instant qu'elle éclaire
Les trop crédules voyageurs.

Un adulateur politique
Couvre par la feinte douceur
D'un éternel panégyrique
L'apprêt d'un venin corrupteur;
Sa bouche est trompeuse et perfide,
Sa langue est un dard homicide
Qui frappe et perce sans effort,
Comme le chant de la sirène
Dont la mélodie inhumaine
Par le plaisir donne la mort.
<21>O ciel! quelle métamorphose
En cèdre change le roseau,
D'un vil chardon fait une rosé,
Ou d'un ciron fait un taureau!
Mévius devient un Virgile,
Thersite est l'émule d'Achille,
Tous les objets sont confondus.
Rois, connaissez la flatterie :
C'est elle dont l'idolâtrie
De vos vices fait des vertus.

Souvent son indigne bassesse
Adora d'infâmes tyrans,
Approuva leur scélératesse,
Et leur vendit cher son encens;
La fortune présomptueuse,
La trahison, l'audace heureuse,
Trouvèrent des adulateurs :
Cartouche orné d'une couronne,
Ou Catilina sur le trône,
Auraient-ils manqué de flatteurs?

Lorsque pressé de veine en veine
Mon sang s'embrase en s'agitant,
Et porte sa flamme soudaine
Jusque dans mon cœur palpitant,
Que déjà mon âme obscurcie
M'abandonne à la frénésie,
En vain le flatteur effronté,
D'une éloquence décevante,
Vantera ma couleur brillante
Et l'embonpoint de ma santé.
<22>Loin que la basse flatterie
Puisse colorer nos défauts,
Cette coupable idolâtrie
Ternit la gloire des héros;
Loués ou blâmés par les hommes,
Nous demeurons ce que nous sommes,
Malades, sains, dispos, perclus :
Non, ce n'est point votre éloquence,
C'est l'aveu de ma conscience
Qui décide de mes vertus.

Louis, qui fit trembler la terre,
Ce roi, dont on craignait le bras,
Louis était grand à la guerre,
Et très-petit aux opéras.22-a
Tous ces monuments de sa gloire
Qu'un roi consacre à sa mémoire
Rendent son triomphe odieux,
Et je méconnais sur le trône
Le conquérant de Babylone
Lorsqu'il se dit le fils des dieux.

Réveillez-vous de votre ivresse,
Rois, princes, savants et guerriers,
Et subjuguez une faiblesse
Qui flétrit vos plus beaux lauriers;
Voyez l'océan du mensonge
Où votre aveugle amour vous plonge :
<23>Vous vous noyez par vanité.
Que votre âme, au flatteur rebelle,
Brise le miroir infidèle
Qui lui cache la vérité.

O Vérité pure et brillante,
O fille immortelle des cieux,
De la demeure étincelante
Daignez descendre sur ces lieux;
La lumière est votre partage :
Dissipez le sombre nuage
Dont l'orgueil couvre la raison,
Comme aux doux rayons de l'aurore
Le brouillard épais s'évapore,
Qui s'étendait sur l'horizon.

Ministres qui suivez l'exemple
Des Cinéas23-a et des Mornay,23-b
Vous seuls vous méritez un temple
Aux plus grands hommes destiné;
Vous dont la critique sévère
En reprenant a l'art de plaire,
Vous êtes seuls de vrais amis.
Flatteurs, n'employez plus la ruse,
Ne croyez point qu'elle m'abuse,
Je connais vos traits ennemis.
<24>Césarion,24-a ami fidèle,
Plus tendre que Pirithoüs,
Je retrouve en toi le modèle
De la première des vertus.
Que notre amitié sans faiblesse
Nous dévoile avec hardiesse
Et nos erreurs et nos défauts :
Ainsi l'or que le feu prépare
Se purifie, et se sépare
Du plomb et des plus vils métaux.

(Envoyée à Voltaire le 6 janvier 1740.)


22-a Voyez t. III, p. 192, et t. VIII, p. 162 et 313.

23-a Voyez t. VIII, p. 23, et Boileau, Épître I.

23-b Voyez t. VIII, p. 58.

24-a Didier baron de Keyserlingk, né en 1698, mort en 1745.