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IX. DIALOGUE DE MORALE A L'USAGE DE LA JEUNE NOBLESSE.[Titelblatt]

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DIALOGUE DE MORALE A L'USAGE DE LA JEUNE NOBLESSE.

DEMANDE. Qu'est-ce que la vertu?

RÉPONSE. C'est une heureuse disposition de l'esprit qui nous porte à remplir les devoirs de la société pour notre propre avantage.

DEMANDE. En quoi consistent les devoirs de la société?

RÉPONSE. Dans la soumission, dans la reconnaissance que nous devons à nos pères des soins qu'ils ont pris de notre éducation; à les assister de tout notre pouvoir, à leur rendre dans leur caducité, par notre tendre attachement, des services pareils à ceux qu'ils nous ont rendus dans notre enfance débile. Envers nos frères, la nature et le sang nous avertissent de la fidélité et de l'attachement que nous leur devons comme participant à une même origine, étant unis avec eux par les liens les plus indissolubles de l'humanité. La qualité de père nous oblige d'élever nos enfants avec toute l'attention possible, surtout d'avoir soin de leur éducation et de leurs mœurs, parce que la vertu et les connaissances sont d'un prix mille fois plus précieux que tous les trésors accumulés qu'on pourrait leur laisser en héritage. La qualité de citoyen nous oblige à respecter la société en général, à considérer tous les hommes comme étant de la même espèce, à les regarder comme des compagnons, des frères que la nature nous a donnés, et à n'agir envers eux que de la manière dont nous voudrions qu'ils agissent avec nous. En qualité de membres <102>de la patrie, nous devons employer tous nos talents pour lui être utiles, nous devons l'aimer sincèrement, parce que c'est notre mère commune, et si son avantage le demande, nous devons lui sacrifier nos biens et notre vie.

DEMANDE. Ah çà, voilà de beaux et de bons principes. Il s'agit à présent de voir comment vous conciliez ces devoirs de la société avec votre propre intérêt. Ce respect et cette soumission filiale que vous avez pour votre père ne vous gêne-t-elle pas quand vous êtes obligé de céder à ses volontés?

RÉPONSE. Il n'est pas douteux que pour obéir je ne sois quelquefois obligé à me faire violence; mais puis-je être assez reconnaissant envers ceux qui m'ont donné le jour? Et mon intérêt ne demande-t-il pas que j'encourage, par mon exemple, mes enfants à m'imiter en ayant une même soumission à mes volontés?

DEMANDE. Il n'y a rien à répliquer à vos raisons; je ne vous dis donc plus rien sur ce sujet. Mais comment conserverez-vous l'union avec vos frères et sœurs, si, comme il arrive souvent, des affaires de famille ou des discussions d'héritage vous divisent?

RÉPONSE. Croyez-VOUS donc les liens du sang assez faibles pour qu'ils ne l'emportent pas sur un intérêt passager? Si notre père a fait un testament, c'est à nous à souscrire à sa dernière volonté. S'il est mort sans tester, nous avons les lois, qui terminent nos différends. Ainsi donc, rien ne peut m'apporter de préjudice important; et quand même la fureur de l'envie et la rage de la chicane me posséderaient, ne sentirais-je pas que nous mangerions le fond de notre héritage par nos procès? Ainsi je m'accommoderais à l'amiable, et la discorde ne déchirerait pas notre famille.

DEMANDE. Je veux croire que vous êtes assez sage pour ne pas donner lieu, par votre faute, aux mésintelligences de votre famille; cependant le tort peut venir de la part de vos frères et de vos sœurs : ils peuvent avoir de mauvais procédés envers vous, ils peuvent vous envier, parler de vous en termes déshonnêtes, vous causer des désagréments, peut-être même travailler à votre ruine. Comment concilierez-vous alors la rigidité de votre devoir avec l'intérêt de votre bonheur?

RÉPONSE. Dès que j'aurais calmé les premiers moments d'in<103>dignation que leur conduite m'aurait inspirés, je me ferais gloire d'être plutôt l'offensé que l'offenseur; ensuite je leur parlerais, je leur dirais que, respectant en eux le sang que mon père et ma mère leur ont transmis, il me serait impossible d'agir envers eux comme envers des ennemis déclarés, mais que je prendrais mes précautions pour les empêcher de me nuire. Ce procédé généreux pourrait les ramener à la raison, et si cela n'arrivait pas, j'aurais toutefois la consolation de n'avoir aucun reproche à me faire; et comme un pareil procédé doit s'attirer l'applaudissement des sages, je me trouverais suffisamment récompensé.

DEMANDE. A quoi vous servirait cette générosité?

RÉPONSE. A conserver ce que j'ai de plus précieux au monde, une réputation sans tache, sur laquelle je fonde tout mon bonheur.

DEMANDE. Quel bonheur peut-il y avoir dans l'opinion que les hommes ont de vous?

RÉPONSE. Ce n'est pas sur les opinions des autres que je me fonde, mais sur la satisfaction ineffable que j'éprouve en me trouvant digne d'un être raisonnable, humain et bienfaisant.

DEMANDE. VOUS disiez auparavant que si vous aviez des enfants, vous auriez plus de soin à les rendre vertueux que de leur amasser des richesses. Pourquoi pensez-vous si peu à établir leur fortune?

RÉPONSE. Parce que les richesses n'ont aucun prix par elles-mêmes, et n'en acquièrent que par le bon usage qu'on en fait. Or, si je cultive les talents de mes enfants, si je les forme aux bonnes mœurs, leur mérite personnel fera leur fortune; au lieu que si je ne veillais pas à leur éducation, quelque grands que fussent les biens que je pourrais leur laisser, ils les dissiperaient bien vite. D'ailleurs, je souhaite qu'on estime en mes enfants leur caractère, leur cœur, leurs talents, leurs connaissances, et non pas leurs richesses.

DEMANDE. Cela doit être très-utile à la société; mais quant à vous, quel avantage en retirez-vous?

RÉPONSE. Un très-grand, parce que mes enfants bien morigénés deviendront la consolation de ma vieillesse, qu'ils ne déshonoreront ni mon nom ni leurs ancêtres par leur mauvaise conduite, et qu'étant prudents et sages, à l'aide de leurs talents, le <104>bien que je pourrai leur laisser sera suffisant pour les faire subsister honorablement.

DEMANDE. VOUS ne croyez donc pas qu'une origine noble et d'illustres ancêtres dispensent leur postérité d'avoir du mérite?

RÉPONSE. Bien loin de là, c'est un encouragement pour les surpasser, parce qu'il n'y a rien de plus honteux que d'abâtardir sa race. Dans ce cas, l'éclat des aïeux, loin d'illustrer leurs descendants, ne sert qu'à éclairer leur infamie.

DEMANDE. Il faut vous demander de même des éclaircissements touchant ce que vous avez avancé de vos devoirs à l'égard de la société. Vous dites qu'il ne faut pas faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Cela est bien vague; je voudrais que vous me détailliez ce que vous entendez par ces paroles.

RÉPONSE. Cela n'est pas difficile; je n'aurai qu'à parcourir tout ce qui me fait de la peine et tout ce qui m'est agréable. 1o Je serais fâché qu'on m'enlevât mes possessions; donc je ne dois déposséder personne. 2o Cela me ferait une peine infinie si l'on me débauchait ma femme; je ne dois donc pas souiller la couche d'un autre. 3o Je déteste ceux qui me manquent de parole ou qui se parjurent; je dois donc fidèlement observer ma foi et mes serments. 4o J'abhorre ceux qui me diffament; je ne dois donc calomnier personne. 5o Aucun particulier n'a de droit sur ma vie; je n'ai donc pas le droit de l'ôter à qui que ce soit. 6o Ceux qui me témoignent de l'ingratitude m'indignent; comment serais-je donc ingrat envers mes bienfaiteurs? 7o Si j'aime le repos, je n'irai pas troubler la tranquillité d'un autre. 8o Si j'aime à être secouru dans mes besoins, je ne refuserai pas mon assistance à ceux qui me la demandent, parce que je sens le plaisir qu'on éprouve à rencontrer une âme bienfaisante, un cœur serviable qui, compatissant aux maux de l'humanité, défend, assiste, et sauve les malheureux.

DEMANDE. Je vois que vous faites toutes ces choses pour la société; mais que vous en revient-il à vous-même?

RÉPONSE. La douce satisfaction de me trouver tel que je désire d'être, digne de mériter des amis, digne de l'estime de mes concitoyens, digne de mes propres applaudissements.

<105>DEMANDE. En vous conduisant de la sorte, ne sacrifiez-vous pas vous-même toutes vos passions?

RÉPONSE. Je ne leur abandonne pas le frein; et si je les réprime, c'est pour mon propre avantage, pour maintenir les lois qui protégent le faible contre les attentats du fort, pour soutenir ma réputation, et pour ne point encourir les punitions que ces lois infligent aux transgresseurs.

DEMANDE. Il est vrai que les lois punissent les crimes publics; mais combien de mauvaises actions, enveloppées de ténèbres, se cachent à l'œil pénétrant de Thémis! Pourquoi ne seriez-vous pas du nombre de ces heureux coupables qui jouissent de leurs forfaits à l'ombre de l'impunité? Si donc il se présentait une façon furtive de vous enrichir, la laisseriez-vous échapper?

RÉPONSE. Si par des voies innocentes je pouvais faire des acquisitions, sans doute que je ne les négligerais pas; mais si c'était par des moyens malhonnêtes, j'y renoncerais sur-le-champ.

DEMANDE. Pourquoi?

RÉPONSE. Parce qu'il n'y a rien de si caché qui ne parvienne au jour; le temps découvre tôt ou tard la vérité. Je posséderais des biens mal acquis, en tremblant, et je passerais ma vie dans la cruelle attente du moment qui me déshonorerait à jamais devant le public en découvrant ma turpitude.

DEMANDE. Cependant la morale du grand monde est bien relâchée, et si l'on voulait examiner de quel droit chacun possède ses biens, que d'injustices, que de fraudes, que de mauvaise foi l'on découvrirait! Ces exemples ne vous encourageraient-ils pas à les imiter?

RÉPONSE. Ces exemples me feraient gémir sur la perversité des hommes. Et comme ni bossu ni aveugle ne me donne envie de l'être à leur exemple, je crois de même qu'il est indigne d'une âme vertueuse de se dégrader au point de se modeler sur le vice.

DEMANDE. H y a cependant des crimes cachés.

RÉPONSE. J'en conviens; mais les criminels ne sont pas heureux, ils sont tourmentés, comme je vous l'ai dit, par la crainte d'être découverts, et par les plus violents remords. Ils sentent qu'ils jouent un rôle imposteur, qu'ils couvrent leur scélératesse <106>du masque de la vertu; leur cœur rejette la fausse estime dont ils jouissent, et ils se condamnent eux-mêmes en secret au dernier mépris, qu'ils méritent.

DEMANDE. C'est à savoir, si vous étiez dans ce cas, si vous feriez ces réflexions.

RÉPONSE. Pourrais-je étouffer la voix de la conscience et celle des remords vengeurs? Cette conscience est comme un miroir; quand nos passions sont calmes, elle nous représente toutes nos difformités; je m'y suis vu innocent, et je m'y verrais coupable. Hélas! je deviendrais à mes propres yeux un objet d'horreur. Non, je ne m'exposerai jamais de ma propre volonté à cette humiliation, à cette douleur, à ce tourment.

DEMANDE. Il y a cependant des concussions et des rapines que la guerre semble autoriser.

RÉPONSE. La guerre est un métier de gens d'honneur quand des citoyens exposent leurs jours pour le service de leur patrie. Mais si l'intérêt s'en mêle, ce noble métier dégénère en pur brigandage.

DEMANDE. Eh bien, si vous n'êtes point intéressé, au moins aurez-vous de l'ambition; vous voudrez vous pousser, et commander à vos semblables.

RÉPONSE. Je distingue beaucoup l'ambition de l'émulation. Souvent cette première passion donne dans des excès, et touche de près au vice; mais l'émulation est une vertu qu'il faut rechercher : elle nous porte, sans jalousie, à surpasser nos concurrents en nous acquittant mieux de nos devoirs qu'ils ne font; elle est l'âme des plus belles actions tant militaires que civiles; elle désire de briller, mais elle ne veut devoir son élévation qu'à la seule vertu jointe à la supériorité des talents.

DEMANDE. Mais si en rendant mauvais office à quelqu'un, c'était le moyen de parvenir à un poste éminent, ne trouveriez-vous pas cet expédient plus court?

RÉPONSE. Le poste pourrait tenter ma cupidité, j'en conviens; toutefois je ne consentirais jamais à devenir assassin pour y parvenir.

DEMANDE. Qu'appelez-vous devenir assassin?

<107>RÉPONSE. Tuer un homme est pour le mort un moindre mal que de le diffamer; l'assassiner avec le poignard ou avec la langue, c'est la même chose.123-a

DEMANDE. VOUS ne calomnierez donc personne. Cependant, sans être assassin, il peut arriver que vous tuiez quelqu'un, non que je vous soupçonne de commettre un meurtre de sang-froid; mais si quelqu'un de vos égaux se déclare votre ennemi et vous persécute, si quelque brutal vous insulte et vous déshonore, la colère vous emportera, et la douceur de la vengeance vous incitera à commettre quelque action violente.

RÉPONSE. Cela ne se devrait pas, mais je suis homme; né avec des passions vives, j'aurais sans doute un fort combat à livrer pour réprimer la première impulsion de la colère; je devrais toutefois la vaincre. C'est aux lois à venger les offenses que reçoivent les particuliers; aucun individu n'a le droit de punir ceux qui l'outragent; mais si par malheur un premier mouvement l'emportait sur ma raison, j'en aurais des regrets pour la vie.

DEMANDE. Comment concilierez-vous cette conduite, étant militaire, avec ce que le point d'honneur exige d'un homme de condition? Vous savez que malheureusement, dans tous les pays, les lois du point d'honneur sont précisément l'opposé des lois civiles?

RÉPONSE. Je me proposerai de tenir une conduite sage et mesurée, pour ne point donner lieu à de mauvaises querelles; et si l'on m'en suscitait sans qu'il y eût de ma faute, je serais forcé de suivre l'usage reçu, me lavant les mains de ce qui en pourrait avenir.

DEMANDE. Puisque nous sommes sur le sujet du point d'honneur, expliquez-moi en quoi vous le faites consister.

RÉPONSE. Le point d'honneur consiste à éviter tout ce qui peut rendre méprisable, et il oblige à se servir de tous les moyens honnêtes qui peuvent augmenter la réputation.

DEMANDE. Qu'est-ce qui rend un homme méprisable? RÉPONSE. La débauche, la fainéantise, l'ineptie, l'ignorance, la mauvaise conduite, la poltronnerie, et tous les vices.

DEMANDE. Qu'est-ce qui procure une bonne réputation? <108>RÉPONSE. L'intégrité, des procédés honnêtes, des connaissances, de l'application, de la vigilance, la valeur, les belles actions civiles et militaires, en un mot, tout ce qui élève un homme au-dessus des faiblesses humaines.

DEMANDE. A propos de faiblesses humaines, vous êtes jeune et dans l'âge où les passions sont les plus vives. Si vous résistez à la cupidité, à l'ambition désordonnée, à la vengeance, il me semble de vous voir succomber aux attraits d'un sexe enchanteur, qui blesse en séduisant, et pousse les traits empoisonnés si profondément au cœur, qu'ils égarent la raison. Ah! que je plains d'avance le mari dont la femme vous aura subjugué! Qu'en pensez-vous?

RÉPONSE. Je suis jeune et fragile, je l'avoue; cependant je connais mes devoirs, et il me semble que, sans troubler le repos des familles et sans employer la violence, un jeune homme peut apaiser ses passions par des moyens plus innocents.

DEMANDE. Je vous entends. Vous faites allusion au mot de Porcius Caton, qui, voyant sortir quelque jeune patricien de chez une fille de joie, s'écria qu'il s'en réjouissait, parce qu'il ne troublerait point le repos des familles en agissant ainsi. Cependant cet expédient est sujet à d'étranges inconvénients, et séduire des filles . . . .

RÉPONSE. Je n'en séduirai point, parce que je ne veux ni tromper personne ni me parjurer. Tromper est d'un malhonnête homme, se parjurer est d'un scélérat.

DEMANDE. Mais quand votre intérêt l'exige?

RÉPONSE. Un intérêt se trouverait donc contraire à l'autre; car, si je manque de parole, je n'oserai pas me plaindre si l'on m'en manque, et si je me joue du serment, je ne pourrai pas compter sur ceux qu'on me fera.

DEMANDE. Cependant, en suivant la règle de Caton, vous vous exposez à d'autres hasards.

RÉPONSE. Tout homme qui s'abandonne à ses passions est un homme perdu. Je me suis prescrit pour règle de ma vie en toutes choses : use, mais n'abuse pas.

DEMANDE. Cela est fort sage. Mais êtes-vous sûr de ne vous jamais écarter de cette règle?

<109>RÉPONSE. L'amour de ma conservation m'oblige à veiller à ma santé. Je sais que rien ne la ruine plus que les excès de l'amour; je dois donc être sur mes gardes pour ne point épuiser mes forces, pour ne point m'attirer de maladie fâcheuse qui rendrait ma florissante jeunesse languissante, valétudinaire et misérable. J'aurais le cruel reproche à me faire d'être l'homicide de moi-même; de sorte que si l'intérêt de la volupté m'entraîne, l'intérêt de ma conservation m'arrête.

DEMANDE. Je n'ai rien à répliquer à ces raisons. Mais si vous êtes si rigide envers vous-même, vous serez sans doute dur envers les autres?

RÉPONSE. Je ne suis pas dur envers moi-même, je ne suis que sage; je ne me refuse que les choses nuisibles à ma santé, à ma réputation, à mon honneur, et, bien loin d'être insensible, je compatis à tous les maux de mes semblables. Je ne m'y borne pas, je tâche de les assister et de leur rendre tous les services qui dépendent de moi, soit en les secourant de mon bien dans leur indigence, soit en les conseillant dans leurs embarras, soit en découvrant leur innocence quand on les calomnie, soit en les recommandant lorsque j'en trouve l'occasion.

DEMANDE. Si vous donnez beaucoup en aumônes, vous épuiserez vos fonds.

RÉPONSE. Je donne selon mes moyens. C'est un capital qui rapporte au centuple par le sensible plaisir que l'on éprouve en soulageant un malheureux.

DEMANDE. Mais on risque plus quand on se rend le défenseur des opprimés.

RÉPONSE. Verrai-je l'innocence persécutée sans l'assister? Moi, sachant et pouvant servir de témoin contre la fausseté de l'accusation, je trahirais la vérité, pouvant la faire connaître, et je manquerais à tous les devoirs de l'honnête homme, par insensibilité ou par faiblesse!

DEMANDE. Cependant, vu comme le monde va, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

RÉPONSE. Pour l'ordinaire, c'est la manière dure de dire la vérité qui la rend odieuse; mais en l'annonçant modestement et sans faste, il est rare qu'elle soit mal reçue. Enfin j'éprouve le <110>besoin d'être assisté et défendu; de qui pourrai-je exiger de pareils services, si je ne m'en acquitte pas moi-même?

DEMANDE. En servant les hommes, on n'oblige souvent que des ingrats; que vous reviendra-t-il de vos peines?

RÉPONSE. Il est beau de faire des ingrats; il est infâme de l'être.

DEMANDE. La reconnaissance est un poids bien pesant, et souvent insupportable; on ne s'acquitte jamais d'un bienfait. Ne trouvez-vous pas qu'il est dur de le porter toute sa vie?

RÉPONSE. Non, parce que ce souvenir me rappelle sans cesse les belles actions de mes amis; la mémoire de leurs nobles procédés est longue dans mon esprit; je n'ai la mémoire courte que sur le sujet des offenses. Il n'est point de vertu sans reconnaissance; elle est l'âme de l'amitié, de la plus douce consolation de la vie. C'est elle qui nous lie à nos parents, à notre patrie, à nos bienfaiteurs. Non, je n'oublierai jamais la société qui m'a vu naître, le sein qui m'a allaité, le père qui m'a élevé, le sage qui m'a instruit, la langue qui m'a défendu, le bras qui m'a assisté.

DEMANDE. J'avoue que les services qu'on vous a rendus vous ont été utiles; mais quel intérêt propre vous oblige à la reconnaissance?

RÉPONSE. Le plus grand de tous, celui de me ménager des amis dans le besoin, de mériter par ma reconnaissance que des âmes bienfaisantes m'assistent, parce qu'aucun homme ne peut se passer de secours, et qu'il faut s'en rendre digne, enfin parce que le public abhorre les ingrats, qu'il les regarde comme les perturbateurs des plus doux liens de la société, qu'ils rendent l'amitié dangereuse, les bons offices nuisibles à ceux qui s'en acquittent, parce qu enfin ils rendent le mal pour le bien. Il faut avoir un cœur insensible, pervers, atroce, pour être ingrat. Serai-je capable d'une pareille noirceur? Me rendrai-je indigne de la société des honnêtes gens? Agirai-je contre cet instinct secret de mon cœur qui me crie : Ne sois pas inférieur à tes bienfaiteurs; rends-leur, s'il se peut, au centuple les services que tu reçus de leur générosité? Ah! plutôt que la mort termine mes jours que je ne les souille par une telle infamie! Pour que je sois gai et content, il faut que je sois satisfait de moi-même; il faut, le soir, qu'en récapitulant mes actions, je trouve de quoi flatter mon amour-<111>propre, et non de quoi le ravaler : plus je trouve en moi de traces de justice, de générosité, de noblesse, de reconnaissance, de grandeur d'âme, plus je suis satisfait.

DEMANDE. Mais cette reconnaissance, vous l'étendez envers la patrie; que lui devez-vous?

RÉPONSE. Tout, mes faibles talents, mes soins, mon amour, ma vie.

DEMANDE. Il est vrai que l'amour de la patrie a produit en Grèce comme à Rome les plus belles actions. C'était par ce principe, et tant que les lois de Lycurgue furent observées, que Lacédémone soutint son empire; c'était par une suite de cet attachement inviolable pour leur patrie que la république romaine éleva des citoyens qui la rendirent maîtresse du monde. Mais comment combinez-vous votre intérêt avec celui de votre patrie?

RÉPONSE. Je le combine sans peine, parce que toute belle action enchaîne et entraîne sa récompense à sa suite. Ce que je sacrifie de mon intérêt, je le regagne en réputation; et la patrie, en bonne mère, se trouve même d'ailleurs obligée de récompenser les services qu'on lui rend.

DEMANDE. En quoi peuvent consister ces services?

RÉPONSE. Ils sont innombrables. On peut être utile à sa patrie en élevant ses enfants avec les principes de bons citoyens et d'honnêtes gens, en perfectionnant l'agriculture sur ses terres, en administrant la justice équitablement et avec impartialité, en maniant les deniers publics avec désintéressement, en tâchant d'illustrer son siècle par sa vertu ou par ses lumières, en embrassant le métier des armes par un pur sentiment d'honneur, en renonçant à la mollesse en faveur de la vigilance et de l'activité, à l'intérêt en faveur de la réputation, à la vie en faveur de la gloire, en acquérant toutes les connaissances qui sont nécessaires pour réussir dans cet art si difficile, afin de pouvoir défendre les intérêts de ma patrie au péril de mes jours. Voilà mes devoirs.

DEMANDE. C'est vous charger de bien des soins et des peines.

RÉPONSE. La patrie réprouve les citoyens qui lui sont inutiles, c'est un fardeau qui la surcharge. Par une convention tacite, tout membre doit contribuer au bien de la grande famille, qui est l'État; et comme on émonde dans les plants d'arbres les rameaux <112>stériles, qui ne portent point de fruits, on rejette également les débauchés, les fainéants, et toute cette race d'hommes oisifs et pour la plupart pervers qui se concentrent en eux-mêmes, et, contents de tirer des avantages de la société, ne contribuent en rien à son utilité. Pour moi, je voudrais, si je puis y réussir, aller au delà de mes devoirs. Une noble émulation m'excite à imiter de grands exemples. Pourquoi jugez-vous assez mal de moi pour me croire incapable des efforts de vertu dont d'autres hommes nous ont fourni les modèles? Ne suis-je pas doué des mêmes organes qu'eux? N'ai-je pas un cœur capable des mêmes sentiments? Ferai-je rougir mon siècle, et, par une conduite lâche, donnerai-je lieu de soupçonner que notre génération dégénère des vertus de ses aïeux? Après tout, ne suis-je pas mortel? Sais-je quand ma course sera bornée, et, mourir pour mourir, ne vaut-il pas mieux que mon dernier moment me couvre de gloire, et perpétue mon nom jusqu'à la fin des siècles, que d'expirer après avoir mené une vie fainéante et obscure, en proie à des maladies plus cruelles que les traits de l'ennemi, et d'ensevelir avec moi dans le tombeau le souvenir de ma personne, de mes actions et de mon nom? Je veux mériter qu'on me connaisse, je veux être vertueux, je veux servir ma patrie, et je veux occuper mon petit coin dans le temple de la Gloire.

DEMANDE. En pensant ainsi, vous l'occuperez sans doute. Platon a dit que la dernière passion du sage, c'était l'amour de la gloire. Je suis ravi de vous voir dans d'aussi bonnes dispositions. Vous savez que le véritable bonheur des hommes consiste dans la vertu. Persévérez dans ces nobles sentiments, et vous ne manquerez ni d'amis pendant votre vie, ni de réputation après votre mort.


123-a Voyez t. IV, p. 205.