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V. DISCOURS SUR LES LIBELLES.[Titelblatt]

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DISCOURS SUR LES LIBELLES.

Il y a bien des façons de subsister dans le monde; l'industrie et l'esprit d'invention en fournissent tous les jours de nouvelles, sans compter les métiers ordinaires. Le seul talent décrire a enrichi les savants du fruit de leurs veilles; les auteurs du second ordre vivent par leurs libraires; les uns se nourrissent en faisant des vers, les autres en corrigeant les impressions, d'autres en copiant, d'autres enfin se chargent du noble emploi de découvrir les défauts des favoris de la fortune et des gens en place. Ils travaillent ingénieusement sur des caractères qui leur sont inconnus, ils peignent d'imagination, et comme leur pinceau est plus noir que celui de l'Espagnolet, leurs tableaux sont chargés d'ombres. Ils ont l'art de rendre leur héros odieux, et il faut avouer que ce beau talent leur rapporte encore. Cette dangereuse hardiesse gagne et se répand de nos jours; ces messieurs qui s'y livrent doivent craindre que leur nombre ne fasse baisser leurs honoraires, et ne les réduise enfin à la mendicité. Croirait-on bien qu'ils veulent s'attribuer les droits des censeurs de l'ancienne Rome? Je ne trouve qu'une petite différence : Rome élisait ses censeurs, et ces messieurs s'installent eux-mêmes; ils peuvent, comme les rois, s'écrire « par la grâce de Dieu et non par la faveur des hommes. » Il faut avouer que leur ouvrage leur coûte peu de travail; ce n'est pour la plupart qu'une déclamation d'injures, ou le fruit d'une imagination sombre et d'idées sinistres; ils trafiquent de ces injures, et ils les distribuent au gré des pro<54>tecteurs qui savent reconnaître leurs services. On ne cesse de s'étonner de leurs témérités hardies, mais ils trouvent un asile dans leur obscurité. Ce qui les sauve, c'est le dédain avec lequel les hommes opulents et superbes traitent leurs libelles; leurs clameurs font un bruit discordant qui se dissipe dans l'air; ils me paraissent comme des mouches qui s'amusent à piquer un éléphant.

Il y a quelque temps que je voyageais en Hollande; passant par une ville, je fus obligé de m'arrêter dans une auberge; j'y vis entrer un homme assez bien vêtu qui avait la mine fière et le maintien imposant; il regardait avec un air de dédain ceux qui l'environnaient, et semblait prendre le genre humain en pitié. Je le pris pour un de ces messieurs qui représentent deux ou trois fois la semaine les rois sur le théâtre, et qui, à force de jouer ce rôle, croient enfin être rois en effet. La singularité de ce personnage me donna la curiosité de savoir qui il était; l'hôte, qui le connaissait, me dit : C'est un homme plus important que vous ne croyez; il a la faculté de faire et de défaire les réputations, mais, à l'exemple des conquérants, il est plus occupé à détruire qu'à élever. Il vit de sa plume, comme les cultivateurs, de leurs champs; ses meubles, ses vêtements, sa nourriture, tout est acquis aux dépens des grands seigneurs qu'il immole à leurs concurrents; il fait à peu près comme feu le cardinal de Polignac, qui, dit-on, sacrifiait au pape, pour chaque antique62-a qu'il avait la permission d'envoyer à Paris, quelque évêque janséniste qu'il faisait exiler; notre homme, de même, n'a pas un meuble dont il ne puisse nommer celui aux dépens de la réputation duquel il l'a acquis; il roule un grand projet dans sa tête, et s'il lui réussit, il ne voudra troquer sa fortune ni avec Taxera63-a ni avec Schwartzau.63-a - Et peut-on savoir, dis-je, quel est ce merveilleux projet? Il s'agit, dit l'hôte, d'une bonne satire contre un <55>souverain; s'il la rend bien forte et aussi maligne qu'on la lui demande, les honneurs s'accumuleront sur sa tête. Tout ce que je venais d'entendre augmentait en moi la curiosité de connaître cet original, et l'envie me prit de lier conversation avec ce despote qui osait juger les grands pendant leur vie comme les Égyptiens les jugeaient après leur mort. Je croyais reconnaître en lui l'esprit de ces papes qui excommuniaient les souverains et mettaient les royaumes en interdit; sur quoi j'avance, et j'aborde ce redoutable censeur. Il me reçut avec cet air de dignité ou d'impertinence dont les ministres les plus enflés de leur faveur accueillent ceux qui leur demandent des grâces; sa fierté, qui m'humiliait, me fit hésiter; cependant je m'encourageai, et lui fis un assez mauvais compliment sur le plaisir que j'éprouvais à faire sa connaissance. Après quelques propos vagues, je lui demandai s'il était content du métier qu'il faisait. Très-fort, repartit-il; j'ai des correspondances secrètes à plus d'une cour, et je tiens à quantité de seigneurs qui me craignent et me recherchent; je me suis fait un empire par mon industrie, je domine sans État, et je règne despotiquement sans puissance. - Mais, monsieur, lui dis-je, votre empire est-il bien solide, et n'avez-vous pas à craindre ces revers auxquels l'élévation est si exposée? - Qu'aurais-je à appréhender, repartit-il; on ne saurait me détrôner; je gouverne les esprits, et tant qu'il restera des plumes et de l'encre dans le monde, j'irai mon train. Du fond de mon cabinet je règle les destins de ceux qui oppressent l'univers; j'ai entre mes mains la réputation de tous ces grands devant qui le peuple se prosterne; quand il me plaît, je les fais sécher de dépit, je leur porte le désespoir au cœur, et je leur enlève le fruit de toutes les faveurs dont les comble la fortune. - Ah! m'écriai-je, quel plaisir inhumain pouvez-vous trouver à faire des malheureux, si tant est que vous en fassiez? Êtes-vous donc né avec les inclinations de ces génies malfaisants qui éprouvent une cruelle joie, à ce qu'on dit, en persécutant le genre humain? Ah! monsieur, de grâce ... - Quoi! dit-il en m'interrompant, croyez-vous que je sois à l'eau rose? Je laisse les scrupules et ces petites délicatesses aux esprits timides; pour moi, je me plais à humilier la vanité et l'arrogance de ceux qui n'ont rien à craindre, à attrister et à dé<56>soler ces hommes durs qui ne compatissent jamais aux misères publiques, et à faire sentir quelque mal à ceux qui en font tous les jours. - Ah! monsieur, je vous demande grâce, lui dis-je, pour le genre humain; ne pensez pas qu'il soit aussi pervers que vous vous le figurez. Il est vrai, le vice couvre la terre, mais l'infection n'est pas générale; ne croyez pas que la prospérité soit incompatible avec la vertu; du moins distinguez ... - Je ne distingue rien, repartit-il, tous les hommes sont mauvais, donc je puis tous les attaquer en bonne conscience. - Vous ne l'avez pas délicate, dis-je, à ce qu'il paraît. - Et qui me nourrirait? reprit l'autre; quand j'ai faim, de quoi vivrai-je? Car enfin, de nos jours, il faut faire figure, ou l'on est méprisé; personne ne paye mon silence, mais on paye chèrement mes ouvrages, et je ne travaille que sur le cœur de l'homme. - Quelle chute, m'écriai-je, pour un souverain si despotique, pour ce censeur si craint et si redouté, pour ce juge suprême de tous les grands de la terre! Quoi! Crésus au milieu de ses trésors est à l'aumône! ... - Trêve de badinerie; ma royauté ne me nourrit qu'à mesure que j'en fais les fonctions; je suis, il est vrai, plus absolu que les rois; ils sont les esclaves des lois, ils ne peuvent punir ou récompenser que selon qu'elles le permettent, ils ne peuvent rien pour la gloire, ils ne la donnent ni ne l'ôtent; au lieu que je me rends l'arbitre de l'opinion du public, et que, par l'ascendant que j'ai pris sur lui, il se forme l'idée des personnes selon que je les lui peins, et, de même que les rois, je reçois des subsides que la méchanceté des uns me paye pour révéler la turpitude des autres; cela fait que je taxe les seigneurs et les princes, ils sont mes esclaves, je vends leur nom plus ou moins cher, selon que je trouve des difficultés à ravaler leur mérite; je mets à contribution la haine et l'envie; je ne me borne pas aux particuliers, le trône n'a rien qui m'effraye; tel que vous me voyez, sans trésors et sans troupes, je déclare la guerre aux rois et les attaque, quelque puissants qu'ils soient. - En vérité, vous risquez beaucoup, lui dis-je : la guerre a ses hasards, et vous pourriez un jour essuyer de ces revers que les plus grands capitaines ont éprouvés, être battu à plate couture. - Trêve de plaisanterie, reprit-il; ces princes, ces monarques ne savent pas se servir de mes armes; à peine peuvent-ils signer <57>leur nom; s'ils voulaient se battre à coups de plume, vous verriez beau jeu, leurs écrits seraient rebutés, et l'on ajoute foi aux miens. Ce qui me rend redoutable, c'est que je suis le précepteur du public; je dirige ce que je veux qu'il pense. - Mais, lui dis-je, les souverains n'auraient pas besoin de se servir de la plume ... - Tout beau, reprit-il, je crois que vous allez sur mes brisées. - Dieu m'en garde, lui dis-je, monsieur, si ce n'est peut-être que quelque vertu ne vous soit échappée, comme aux corps des saints, qui opère sur moi. Mais pour en revenir à notre sujet, apprenez-moi, de grâce, comment vous parvenez à décrier ceux sur lesquels la médisance n'a point de prise. - N'ai-je pas de l'imagination? repartit mon homme : est-il plus difficile de faire une satire qu'un roman? qu'en coûte-t-il de composer des anecdotes secrètes, de fabriquer des histoires qui aient de la vraisemblance? Car le degré de probabilité qu'on a l'art de donner aux contes qu'on publie est précisément ce qui les accrédite le plus; et après tout, est-il si difficile de donner des ridicules aux hommes?

Il était sur le point de me révéler tous ses secrets, lorsque je ne pus m'empêcher de lui dire que je me trouvais très-heureux que la fortune ne m'eût pas élevé dans un rang où j'eusse risqué de tomber sous ses mains, et que je bénissais le ciel de ma médiocrité, qui ne me rendait pas assez important pour être produit par lui aux yeux du public. Je ne puis vous dissimuler, ajoutai-je, qu'en votre place je craindrais ces hommes puissants qui ont les bras si longs, qu'ils atteignent partout, d'autant plus que, comme vous affectez un gouvernement tyrannique, il me paraît que vous vous préparez la destinée des tyrans. Sur quoi notre personnage entra dans un héroïque et noble enthousiasme, et me fit sentir qu'il n'y avait rien de plus illustre ni de plus courageux que de risquer les entreprises hardies, que l'on ne payait point les personnes qui marchent dans les rues, mais bien celles qui dansent sur la corde, et que ce n'était qu'en formant des projets difficiles et hasardeux que l'on faisait passer son nom à l'immortalité; il m'étala avec faste les sentiments de fermeté et de constance de son âme. Oui, ajouta-t-il, je m'exposerais gaiement au plus cruel martyre pour soutenir mon indépendance, <58>ma liberté, mes droits, et la satisfaction intérieure que je trouve à gloser sur toute la terre. - C'est bien dommage, lui dis-je, que vous ne soyez pas venu au monde durant les premiers siècles de l'Église; votre nom aurait éclaté durant les persécutions, il serait à présent dans la légende, et sans doute que votre fête serait chômée. Mais je crains bien qu'il n'en arrive tout autrement que vous ne pensez, et qu'après avoir un temps servi d'instrument aux vengeances sourdes d'illustres envieux, vous ne finissiez tragiquement, sans gagner pour votre nom la célébrité que vous attendez.

Il allait me répondre, lorsque quelqu'un qui avait entendu la fin de notre conversation s'approcha de nous, et s'avisa de lui conter sèchement et avec assez d'indiscrétion la fameuse histoire de la cage de fer où, dit-on, Louis XIV fit enfermer un déclamateur de ce genre qui avait exercé son talent contre ce prince. Notre homme dit qu'il régnait toutes les années des fièvres malignes au printemps, mais que tout le monde n'en mourait pas; que les grands ne connaissaient point la valeur des bons mots; que ce siècle était très-difficile, et qu'il le devenait toujours davantage; que l'on faisait trop peu de cas du mérite et des talents. Mais je m'aperçus que depuis l'histoire de la cage de fer il avait changé de physionomie; en effet, il devint rêveur et taciturne. Comme je le vis si sombre, je le quittai, et l'abandonnai à ses tristes réflexions. Ne peut-on pas conclure de tout cela que, quand même la méchanceté étoufferait les remords, elle n'est jamais sans appréhensions cruelles, et qu'une vie vertueuse est la seule tranquille?


62-a Frédéric avait acheté la collection d'antiques du cardinal Melchior de Polignac, mort le 20 novembre 1741. Voyez les lettres à Jordan et à Voltaire, du 21 septembre et du 18 novembre 1742. Voyez aussi t. VIII, p. 282.

63-a Taxera, ou plutôt Teixeira de Mattos, et Schwartzau (ce dernier nom formé par corruption du nom espagnol Suasso) étaient de riches juifs portugais qui vivaient à Amsterdam à la fin du dix-septième siècle. Schwartzau est déjà mentionné t. I, p. 115.