<265>

CHAPITRE XXI.

Il y a de la différence entre faire du bruit dans le monde et entre acquérir de la gloire. Le vulgaire, qui est mauvais appréciateur de réputations, se laisse aisément séduire par l'apparence de ce qui est grand et merveilleux, et il lui arrive de confondre les bonnes actions avec les actions extraordinaires, la richesse avec le mérite, ce qui a de l'éclat avec ce qui a de la solidité. Les gens éclairés et les sages jugent tout différemment; c'est une rude épreuve que de passer par leur creuset : ils dissèquent la vie des grands hommes, comme les anatomistes leurs cadavres. Ils examinent si leur intention fut honnête, s'ils furent justes, s'ils firent plus de mal que de bien aux hommes, si leur courage était soumis à leur sagesse, ou si c'était une fougue de tempérament; ils jugent des effets par leurs causes, et non pas des causes par leurs effets; ils ne sont point éblouis par des vices brillants, et ne trouvent digne de gloire que le mérite et la vertu.

Ce que Machiavel trouve grand et digne de réputation est ce faux éclat qui peut surprendre le jugement du vulgaire; il compose dans l'esprit du peuple, et du peuple le plus vil et le plus abject; mais il lui sera aussi impossible qu'à Molière de réunir cette manière de penser triviale avec la noblesse et le goût des honnêtes gens; ceux qui savent admirer le Misanthrope mépriseront d'autant plus le Scapin.

Ce chapitre de Machiavel contient du bon et du mauvais. Je relèverai premièrement les fautes de Machiavel; je confirmerai ce qu'il dit de bon et de louable; et je hasarderai ensuite mon senti<266>ment sur quelques sujets qui appartiennent naturellement à cette matière.

L'auteur propose la conduite de Ferdinand d'Aragon et de Bernard de Milan pour modèle à ceux qui veulent se distinguer par de grandes entreprises et par des actions rares et extraordinaires. Machiavel cherche ce merveilleux dans la hardiesse des entreprises et dans la rapidité de l'exécution. C'est grand, j'en conviens; mais ce n'est louable qu'à proportion que l'entreprise du conquérant est juste. « Toi qui te vantes d'exterminer les voleurs, disaient les ambassadeurs scythes à Alexandre, tu es toi-même le plus grand voleur de la terre, car tu as pillé et saccagé toutes les nations que tu as vaincues. Si tu es un dieu, tu dois faire le bien des mortels, et non pas leur ravir ce qu'ils ont; si tu es un homme, songe toujours à ce que tu es. »299-a

Ferdinand d'Aragon ne se contentait pas de faire simplement la guerre, mais il se servait de la religion comme d'un voile pour couvrir ses desseins. Si ce roi était religieux, il commettait une profanation énorme, en faisant servir la cause de Dieu de prétexte à ses fureurs; s'il était incrédule, il agissait en imposteur, en fourbe, en ce qu'il détournait, par son hypocrisie, la crédulité des peuples au profit de son ambition.

Il est bien dangereux pour un prince d'enseigner à ses sujets qu'il est juste de combattre pour des arguments : c'est rendre le clergé d'une manière indirecte maître de la guerre et de la paix, arbitre du souverain et des peuples. L'empire d'Occident dut en partie sa perte aux querelles de religion, et l'on a vu en France, sous le règne des derniers Valois, les funestes suites de l'esprit de fanatisme et de faux zèle. La politique d'un souverain veut, ce me semble, qu'il ne touche point à la foi de ses peuples, et qu'il ramène, autant qu'il dépend de lui, le clergé de ses États et ses sujets à l'esprit de douceur et de tolérance. Cette politique s'accorde non seulement avec l'esprit de l'Évangile, qui ne prêche que la paix, l'humilité et la charité envers ses frères; mais elle est aussi très-conforme aux intérêts des princes, puisqu'en déracinant le faux zèle et le fanatisme de leurs États, ils éloignent la pierre d'achoppement la plus dangereuse de leur chemin, et l'écueil <267>qu'ils avaient le plus à craindre; car la fidélité et la bonne volonté du vulgaire ne tiennent pas contre la fureur de la religion et contre l'enthousiasme du fanatisme, qui ouvre les cieux même aux assassins pour prix de leurs crimes, et leur promet la palme du martyre pour récompense de leurs supplices.

Un souverain ne saurait donc assez marquer de mépris pour les disputes frivoles des prêtres, qui ne sont proprement que des disputes de mots, et il ne saurait porter assez d'attention pour étouffer soigneusement la superstition et les fureurs religieuses qu'elle entraîne après soi.

Machiavel allègue, en second lieu, l'exemple de Bernard de Milan, pour insinuer aux princes qu'ils doivent récompenser et punir d'une manière éclatante, afin que toutes leurs actions aient un caractère de grandeur imprimé en elles. Les princes généreux ne manqueront point de réputation, principalement lorsque leur libéralité est une suite de leur grandeur d'âme, et non de leur amour-propre.

La bonté de leurs cœurs peut les rendre plus grands que toutes les autres vertus. Cicéron300-a disait à César : « Vous n'avez rien de plus grand dans votre fortune que le pouvoir de sauver tant de citoyens, ni de plus digne de votre bonté que la volonté de le faire. » Il faudrait donc que les peines qu'un prince inflige fussent toujours au-dessous de l'offense, et que les récompenses qu'il donne fussent toujours au-dessus du service.

Mais voici une contradiction : le docteur de la politique veut, en ce chapitre-ci, que les princes tiennent leurs alliances, et dans le dix-huitième chapitre il les dégageait formellement de leur parole. Il fait comme ces diseurs de bonne aventure qui disent blanc aux uns et noir aux autres.

Si Machiavel raisonne mal sur tout ce que nous venons de dire, il parle bien sur la prudence que les princes doivent avoir de ne point s'engager légèrement avec d'autres princes plus puissants qu'eux, qui, au lieu de les secourir, pourraient les abîmer.

C'est ce que savait un grand prince d'Allemagne, également estimé de ses amis et de ses ennemis. Les Suédois entrèrent dans ses États lorsqu'il en était éloigné avec toutes ses troupes pour <268>secourir l'Empereur au Bas-Rhin, dans la guerre qu'il soutenait contre la France. Les ministres de ce prince lui conseillèrent, à la nouvelle de cette irruption soudaine, d'appeler le czar de Russie à son secours. Mais ce prince, plus pénétrant qu'eux, leur répondit que les Moscovites étaient comme des ours qu'il ne fallait point déchaîner, de crainte de ne pouvoir remettre leurs chaînes, si une fois ils en étaient quittes;301-a il prit généreusement sur lui les soins de sa vengeance, et il n'eut pas lieu de s'en repentir.

Si je vivais dans le siècle futur, j'allongerais assurément cet article par quelques réflexions qui pourraient y convenir; mais ce n'est point à moi à juger de la conduite des princes modernes, et dans le monde il faut savoir parler et se taire à propos.

La matière de la neutralité est aussi bien traitée par Machiavel que celle des engagements des princes. L'expérience a démontré depuis longtemps qu'un prince neutre expose son pays aux injures des deux parties belligérantes, que ses États deviennent le théâtre de la guerre, et qu'il perd toujours par la neutralité, sans que jamais il ait rien de solide à y gagner.

Il y a deux manières par lesquelles un souverain peut s'agrandir : l'une est celle de la conquête, lorsqu'un prince guerrier recule par la force de ses armes les limites de sa domination; l'autre est celle de l'activité, lorsqu'un prince laborieux fait fleurir dans ses États tous les arts et toutes les sciences, qui les rendent plus puissants et plus policés.

Tout ce livre n'est rempli que de raisonnements sur cette première manière de s'agrandir : disons quelque chose de la seconde, plus innocente, plus juste et tout aussi utile que la première.

Les arts les plus nécessaires à la vie sont l'agriculture, le commerce et les manufactures; les sciences qui font le plus d'honneur à l'esprit humain sont : la géométrie, la philosophie, l'astronomie, l'éloquence, la poésie, et tout ce qu'on entend sous le nom de beaux-arts.

Comme tous les pays sont très-différents, il y en a où le fort consiste dans l'agriculture, d'autres dans les vendanges, d'autres dans les manufactures, et d'autres dans le commerce; ces arts se trouvent même prospérer ensemble dans quelques pays.

<269>Les souverains qui choisiront cette manière douce et aimable de se rendre plus puissants seront obligés d'étudier principalement la constitution de leur pays, afin de savoir lesquels de ces arts seront les plus propres à y réussir, et par conséquent lesquels ils doivent le plus encourager. Les Français et les Espagnols se sont aperçus que le commerce leur manquait, et ils ont médité, par cette raison, sur le moyen de ruiner celui des Anglais. Si la France y réussit, la perte du commerce de l'Angleterre augmentera sa puissance plus considérablement que la conquête de vingt villes et d'un millier de villages ne l'aurait pu faire; et l'Angleterre et la Hollande, ces deux pays les plus beaux et les plus riches du monde, dépériront insensiblement, comme un malade qui meurt étique ou de consomption.

Les pays dont les blés et les vignes font les richesses ont deux choses à observer : l'une est de défricher soigneusement toutes les terres, afin de mettre jusqu'au moindre terrain à profit; l'autre est de raffiner sur un plus grand, un plus vaste débit, sur les moyens de transporter ces marchandises à meilleurs frais, et de pouvoir les vendre à meilleur marché.

Quant aux manufactures de toutes espèces, c'est peut-être ce qu'il y a de plus utile et de plus profitable à un État, puisque, par elles, on suffit aux besoins et au luxe des habitants, et que les voisins sont même obligés de payer tribut à votre industrie; elles empêchent, d'un côté, que l'argent sorte du pays, et elles en font rentrer de l'autre.303-a

Je me suis toujours persuadé que le défaut de manufactures avait causé en partie ces prodigieuses émigrations des pays du Nord, de ces Goths, de ces Vandales qui inondèrent si souvent les pays méridionaux. Dans ces temps reculés, on ne connaissait d'arts en Suède, en Danemark, et dans la plus grande partie de l'Allemagne, que l'agriculture; les terres labourables étaient partagées entre un certain nombre de propriétaires qui les cultivaient, et qu'elles pouvaient nourrir.

Mais comme la race humaine a de tout temps été très-féconde dans ces pays froids, il arrivait qu'il y avait deux fois plus d'habitants dans un pays qu'il n'en pouvait subsister par le labou<270>rage; et ces cadets de bonne maison s'attroupaient alors, et faisaient les chevaliers d'industrie par nécessité, ravageaient d'autres pays, et en dépossédaient les maîtres. Aussi voit-on, dans l'histoire de l'empire d'Orient et d'Occident, que ces barbares ne demandaient, pour l'ordinaire, que des champs pour cultiver, afin de fournir à leur subsistance. Les pays du Nord ne sont pas moins peuplés qu'ils l'étaient alors; mais comme le luxe a très-sagement multiplié nos besoins, il a donné lieu à des manufactures et à tous ces arts qui font subsister des peuples entiers, qui, autrement, seraient obligés de chercher leur subsistance ailleurs.

Ces manières donc de faire prospérer un État sont comme des talents confiés à la sagesse du souverain, qu'il doit mettre à usure et faire valoir. La marque la plus sûre d'un pays qui, sous un gouvernement sage, est heureux, abondant et riche, c'est lorsque les beaux-arts et les sciences naissent en son sein : ce sont des fleurs qui viennent dans un terrain gras et sous un ciel heureux, mais que la sécheresse ou le souffle impétueux des aquilons fait mourir.

Rien n'illustre plus un règne que les arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Périclès est aussi fameux par Phidias, Praxitèle, et tant d'autres grands hommes qui vivaient à Athènes, que par les batailles que ces mêmes Athéniens remportèrent alors. Celui d'Auguste est plus connu par Cicéron, Ovide, Horace et Virgile que par les proscriptions de ce cruel empereur, qui doit, après tout, une grande partie de sa réputation à la lyre d'Horace. Celui de Louis le Grand est plus célèbre par les Corneille, les Racine, les Molière, les Boileau, les Des Cartes, les Coypel, les Le Brun, les Ramondon, que par ce passage du Rhin tant exagéré, par ce siége de Mons où Louis se trouva en personne, et par la bataille de Turin, que M. de Marsin fit perdre au duc d'Orléans par ordre du cabinet.

Les rois honorent l'humanité lorsqu'ils distinguent et récompensent ceux qui lui font le plus d'honneur; et qui serait-ce, si ce ne sont de ces esprits supérieurs qui s'emploient à perfectionner nos connaissances, qui se dévouent au culte de la vérité, et qui négligent ce qu'ils ont de matériel pour rendre plus accompli en <271>eux l'art de la pensée? De même que des sages éclairent l'univers, ils mériteraient d'en être les législateurs.

Heureux sont les souverains qui cultivent eux-mêmes ces sciences, qui pensent avec Cicéron, ce consul romain, libérateur de sa patrie et père de l'éloquence : « Les lettres forment la jeunesse, et font les charmes de l'âge avancé. La prospérité en est plus brillante; l'adversité en reçoit des consolations; et dans nos maisons, dans celles des autres, dans les voyages, dans la solitude, en tout temps, en tous lieux, elles font la douceur de notre vie. »304-a

Laurent de Médicis, le plus grand homme de sa nation, était le pacificateur de l'Italie et le restaurateur des sciences; sa probité lui concilia la confiance générale de tous les princes; et Marc-Aurèle, un des plus grands empereurs de Rome, était non moins heureux guerrier que sage philosophe, et joignait la pratique la plus sévère de la morale à la profession qu'il en faisait. Finissons par ses paroles : « Un roi que la justice conduit a l'univers pour son temple, et les gens de bien en sont les prêtres et les sacrificateurs. »


299-a Quinte-Curce, livre VII, chap. 8.

300-a Pro Ligario, chap. XII.

301-a Voyez ci-dessus, p. 153.

303-a Voyez, t. VI, p. 86.

304-a Vovez ci-dessus, p. 156.