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CHAPITRE XVII.

Le dépôt le plus précieux qui soit confié entre les mains des princes, c'est la vie de leurs sujets. Leur charge leur donne le pouvoir de condamner à mort ou de pardonner aux coupables; ils sont les arbitres suprêmes de la justice.

Les bons princes regardent ce pouvoir tant vanté sur la vie de leurs sujets comme le poids le plus pesant de leur couronne. Ils savent qu'ils sont hommes comme ceux sur lesquels ils doivent juger; ils savent que des torts, des injustices, des injures peuvent se réparer dans ce monde, mais qu'un arrêt de mort précipité est un mal irréparable : ils ne se portent à la sévérité que pour éviter une rigueur plus lâcheuse qu'ils prévoient s'ils se conduisent autrement : ils ne prennent de ces tristes résolutions que dans des cas désespérés et pareils à ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu'il a pour lui-même, se résoudrait à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse le reste du corps.

Machiavel traite de bagatelles des choses aussi graves, aussi sérieuses, aussi importantes. Chez lui, la vie des hommes n'est comptée pour rien; l'intérêt, ce seul dieu qu'il adore, est compté pour tout; il préfère la cruauté à la clémence, et il conseille à ceux qui sont nouvellement élevés à la souveraineté de mépriser plus que les autres la réputation d'être cruels.

Ce sont des bourreaux qui placent les héros de Machiavel sur le trône, et qui les y maintiennent. César Borgia est le refuge de ce politique lorsqu'il cherche des exemples de cruauté.

<116>Machiavel cite encore quelques vers que Virgile met dans la bouche de Didon; mais cette citation est entièrement déplacée, car Virgile fait parler Didon comme quelqu'un fait parler Jocaste dans la tragédie d'Œdipe. Le poëte fait tenir à ces personnages un langage qui convient à leur caractère. Ce n'est donc point l'autorité de Didon, ce n'est donc point l'autorité de Jocaste qu'on doit emprunter dans un traité de politique; il faut l'exemple des grands hommes et d'hommes vertueux.

Le politique recommande surtout la rigueur envers les troupes; il oppose l'indulgence de Scipion à la sévérité d'Annibal, il préfère le Carthaginois au Romain, et conclut tout de suite que la rigueur est le mobile de l'ordre et de la discipline, et par conséquent du triomphe d'une armée. Machiavel n'en agit pas de bonne foi en cette occasion, car il choisit Scipion, le plus mou de tous les généraux quant à la discipline, pour l'opposer à Annibal et pour favoriser la sévérité.

J'avoue que l'ordre d'une armée ne peut subsister sans sévérité; car, comment contenir dans leur devoir des libertins, des débauchés, des scélérats, des poltrons, des téméraires, des animaux grossiers et mécaniques, si la peur des châtiments ne les arrête en partie?

Tout ce que je demande sur ce sujet à Machiavel, c'est de la modération. Qu'il sache donc que, si la clémence d'un honnête homme le porte à la bonté, la sagesse aussi ne le porte pas moins à la rigueur. Mais il en est de sa rigueur comme de celle d'un habile pilote : on ne lui voit couper les mâts ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger éminent où l'expose l'orage et la tempête.

Il y a des occasions où il faut être sévère, mais jamais cruel. J'aimerais mieux, un jour de bataille, être aimé que craint de mes soldats.

J'en viens à présent à son argument le plus captieux. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre qu'en se faisant aimer, puisque la plupart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, à la lâcheté et à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très-fragile, au lieu que la <117>crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.

Je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde; je ne nie point que la sévérité ne soit, dans quelques moments, très-utile : mais j'avance que tout roi dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre régnera sur des lâches et sur des esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets, car tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité en a toujours porté le caractère. Je dis qu'un prince qui aura le don de se faire aimer régnera sur les cœurs, puisque ses sujets trouvent leur propre intérêt à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples, dans l'histoire, de grandes et belles actions qui se sont faites par amour et par attachement. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paraît être entièrement finie de nos jours. On ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le Roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples; encore le Roi, en Angleterre, n'a rien à craindre, si ce n'est lui qui soulève la tempête.

Je conclus donc qu'un prince cruel s'expose plutôt à être trahi qu'un prince débonnaire, puisque la cruauté est insupportable, et qu'on est bientôt las de craindre, et, après tout, parce que la bonté est toujours aimable, et qu'on ne se lasse point de l'aimer.

Il serait donc à souhaiter, pour le bonheur du monde, que les princes fussent bons sans être trop indulgents, afin que la bonté fût en eux toujours une vertu, et jamais une faiblesse.