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CHAPITRE VI.

Si les hommes étaient sans passions, Machiavel serait pardonnable de leur en vouloir donner : ce serait un nouveau Prométhée qui ravirait le feu céleste pour animer des automates. Les choses n'en sont point là effectivement, car aucun homme n'est sans passions. Lorsqu'elles sont modérées, elles sont l'âme de la société; mais lorsqu'on leur lâche le frein, elles en font la destruction.

De tous les sentiments qui tyrannisent notre âme, il n'en est aucun de plus funeste pour ceux qui en sentent l'impulsion, de plus contraire à l'humanité et de plus fatal au repos du monde qu'une ambition déréglée, qu'un désir excessif de fausse gloire.

Un particulier qui a le malheur d'être né avec des dispositions semblables est plus misérable encore que fou. Il est insensible pour le présent, et il n'existe que dans les temps futurs; rien dans le monde ne peut le satisfaire, et l'absinthe de l'ambition mêle toujours son amertume à la douceur de ses plaisirs.

Un prince ambitieux est plus malheureux qu'un particulier, car sa folie, étant proportionnée à sa grandeur, n'en est que plus vague, plus indocile et plus insatiable. Si les honneurs, si la grandeur, servent d'aliments à la passion des particuliers, des provinces et des royaumes nourrissent l'ambition des monarques; et comme il est plus facile d'obtenir des charges et des emplois que de conquérir des royaumes, les particuliers peuvent encore plutôt se satisfaire que les princes.

Machiavel leur propose les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'Hiéron; on pourrait grossir facilement <80>ce catalogue par ceux de quelques auteurs de sectes, comme de Mahomet en Asie, de Manco-Capac en Amérique, d'Odin dans le Nord, de tant de sectaires dans tout l'univers; et que les jésuites du Paraguay me permettent de leur offrir ici une petite place qui ne peut que leur être glorieuse, les mettant au nombre des législateurs.

La mauvaise foi avec laquelle l'auteur use de ces exemples mérite d'être relevée; il est bon de découvrir toutes les finesses et toutes les ruses de ce séducteur.

Machiavel ne fait voir l'ambition que dans son beau jour, si elle en a un; il ne parle que des ambitieux qui ont été secondés de la fortune; mais il garde un profond silence sur ceux qui ont été les victimes de leurs passions. Cela s'appelle en imposer au monde, et l'on ne saurait disconvenir que Machiavel ne joue en ce chapitre le rôle de charlatan du crime.

Pourquoi, en parlant du législateur des Juifs, du premier monarque d'Athènes, du conquérant des Mèdes, du fondateur de Rome, de qui les succès répondirent à leurs desseins, Machiavel n'ajoute-t-il point l'exemple de quelques chefs du parti malheureux, pour montrer que, si l'ambition fait parvenir quelques hommes, elle en perd le plus grand nombre? N'y a-t-il pas eu un Jean de Leyde, chef des anabaptistes, tenaillé, brûlé, et pendu dans une cage de fer à Münster? Si Cromwell a été heureux, son fils n'a-t-il pas été détrôné, n'a-t-il pas vu porter au gibet le corps exhumé de son père? Trois ou quatre Juifs qui se sont dits Messies n'ont-ils pas péri par le dernier supplice, et le dernier n'a-t-il pas fini par être valet de cuisine chez le Grand Seigneur, après s'être fait musulman? Si Pepin détrôna son roi avec l'approbation du pape, Guise le Balafré, qui voulait détrôner le sien avec la même approbation, n'a-t-il pas été assassiné? Ne compte-t-on pas plus de trente chefs de secte, et plus de mille autres ambitieux, qui ont fini par des morts violentes?

Il me semble, d'ailleurs, que Machiavel place assez inconsidérément Moïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré, ou il ne l'était point. S'il ne l'était point, ce qu'on n'a garde de supposer, on ne pourrait le regarder alors que comme un imposteur qui se servait de Dieu à peu près comme les poëtes <81>emploient leurs dieux pour machine quand il leur manque un dénoûment. Moïse était, d'ailleurs, si peu habile, à raisonner humainement, qu'il conduisit le peuple juif pendant quarante années par un chemin qu'ils auraient très-commodément fait en six semaines; il avait très-peu profité des lumières des Égyptiens, et il était, en ce sens-là, beaucoup inférieur à Romulus, et à Thésée, et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, comme il se voit sans doute, on ne peut le regarder que comme l'organe aveugle de la toute-puissance divine; et le conducteur des Juifs était, en ce sens, bien inférieur comme homme au fondateur de l'empire romain, au monarque persan, et aux héros qui faisaient par leur propre valeur et par leurs propres forces de plus grandes actions que l'autre n'en faisait avec l'assistance immédiate de Dieu.

J'avoue, en général, et sans prévention, qu'il faut beaucoup de génie, de courage, d'adresse et de conduite pour égaler les hommes dont nous venons de parler; mais je ne sais point si l'épithète de vertueux leur convient. La valeur et l'adresse se trouvent également chez les voleurs de grand chemin et chez les héros; la différence qui est entre eux, c'est que le conquérant est un voleur illustre, et que le voleur ordinaire est un faquin obscur; l'un reçoit des lauriers pour prix de ses violences, et l'autre, la corde.

Il est vrai que, toutes les fois que l'on voudra introduire des nouveautés dans le monde, il se présentera mille obstacles pour les empêcher, et qu'un prophète à la tête d'une armée fera plus de prosélytes que s'il ne combattait qu'avec des arguments.

Il est vrai que la religion chrétienne ne se soutenant que par les disputes fut faible et opprimée, et qu'elle ne s'étendit en Europe qu'après avoir répandu beaucoup de sang; il n'en est pas moins vrai que l'on a pu donner cours à des opinions et à des nouveautés avec peu de peine. Que de religions, que de sectes ont été introduites avec une facilité infinie! Il n'y a rien de plus propre que le fanatisme pour accréditer des nouveautés, et il me semble que Machiavel a parlé d'un ton trop décisif sur cette matière.

Il me reste à faire quelques réflexions sur l'exemple d'Hiéron de Syracuse, que Machiavel propose à ceux qui s'élèveront par le secours de leurs amis et de leurs troupes.

<82>Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats, qui l'avaient aidé à l'exécution de ses desseins; il lia de nouvelles amitiés, et il leva d'autres troupes. Je soutiens, en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron était très-mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et à des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus desquels l'on n'est point assuré. Je laisse au lecteur à pousser ce raisonnement plus loin; tous ceux qui abhorrent l'ingratitude, et qui sont assez heureux pour connaître l'amitié, ne resteront point à sec sur cette matière.

Je dois cependant avertir le lecteur de faire attention aux sens différents que Machiavel assigne aux mots. Qu'on ne s'y trompe pas lorsqu'il dit : « Sans l'occasion, la vertu s'anéantit; » cela signifie chez lui que, sans des circonstances favorables, les fourbes et les téméraires ne sauraient faire usage de leurs talents; c'est le chiffre du crime qui peut uniquement expliquer les obscurités de cet auteur.

Il me semble, en général, pour conclure ce chapitre, que la seule occasion où un particulier peut sans crime s'élever à la royauté, c'est lorsqu'il est né dans un royaume électif, ou lorsqu'il délivre sa patrie.

Sobieski en Pologne, Gustave Wasa en Suède, les Antonins à Rome, voilà les héros de ces deux espèces; que César Borgia soit le modèle des machiavélistes, le mien est Marc-Aurèle.