<275>La voie de la justice et la sagesse du monde s'accordent donc parfaitement sur ce sujet, et il est aussi imprudent que dur de mettre, faute de récompense et de générosité, l'attachement des ministres à une dangereuse épreuve.

Il se trouve des princes qui donnent dans un défaut autant contraire que celui-ci à leurs véritables intérêts : ils changent de ministres avec une légèreté infinie, et ils punissent avec trop de rigueur les moindres irrégularités de leur conduite.

Les ministres qui travaillent immédiatement sous les yeux du prince, lorsqu'ils ont été quelque temps en poste, ne sauraient pas tout à fait lui déguiser leurs défauts; plus le prince est pénétrant, et plus facilement il les saisit.

Les souverains qui ne sont pas philosophes s'impatientent bientôt; ils se révoltent contre les faiblesses de ceux qui les servent, ils les disgracient, et les perdent.

Les princes qui raisonnent plus profondément connaissent mieux les hommes : ils savent qu'ils sont tous marqués au coin de l'humanité, qu'il n'y a rien de parfait en ce monde, que les grandes qualités sont, pour ainsi dire, mises en équilibre par de grands défauts, et que l'homme de génie doit tirer parti de tout. C'est pourquoi, à moins de prévarication, ils conservent leurs ministres avec leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, et ils préfèrent ceux qu'ils ont approfondis aux nouveaux qu'ils pourraient avoir, à peu près comme d'habiles musiciens qui aiment mieux jouer d'instruments dont ils connaissent le fort et le faible que de ceux dont la bonté leur est inconnue.