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ÉLOGE DU BARON DE KNOBELSDORFF.

Jean-George-Wenceslas baron de Knobelsdorff naquit en 1697.37-a Son père était seigneur du village de Cossar dans le duché de Crossen, et sa mère était une baronne de Haugwitz.

Dès l'âge de quinze ans, il embrassa le métier des armes; il fit la campagne de Poméranie et le siége de Stralsund dans le régiment de Lottum, où il s'était engagé, se distinguant autant que le permettait la sphère étroite des grades subalternes de la guerre. Les fatigues d'une campagne rude et d'un siége poussé jusqu'au commencement de l'hiver, altérèrent sa santé, et lui causèrent un crachement de sang; il se roidit contre ces infirmités précoces, et s'obstina de servir, malgré son tempérament délicat, jusqu'à l'année 1730, qu'il quitta comme capitaine.

Le caractère du génie est de pousser fortement ceux qui en sont doués, à s'abandonner au penchant irrésistible de la nature, qui leur enseigne à quoi ils sont propres; de là vient que tant d'habiles artistes se sont formés eux-mêmes, et se sont ouvert des routes nouvelles dans la carrière des arts. Cette puissante inclination se remarque surtout dans ceux qui sont nés poëtes ou peintres. Sans citer Ovide, qui fit des vers malgré la défense de <33>son père, sans citer le Tasse, qui fut dans le même cas, et sans faire mention du Corrége, qui se trouva peintre en voyant les tableaux de Raphaël, nous trouvons dans M. de Knobelsdorff un pareil exemple. Il était né peintre et grand architecte; la nature en avait fait les frais : il ne restait qu'à l'art d'y mettre la dernière main.

Pendant que M. de Knobelsdorff était au service, il employait son loisir à dessiner d'après la bosse. Il peignait déjà des paysages dans le goût de Claude-Lorrain, sans connaître un maître avec lequel il avait une si grande ressemblance. Dès qu'il eut quitté le service, il se livra à ses goûts sans retenue; il lia amitié avec le célèbre Pesne, et il n'eut point honte de lui confier l'éducation de ses talents. Sous cet habile maître, il étudia surtout ce coloris séduisant qui, par une douce illusion, empiète sur les droits de la nature, en animant la toile muette. Il ne négligea aucun genre, depuis l'histoire jusqu'aux fleurs, depuis l'huile jusqu'au pastel. La peinture le conduisit par la main à l'architecture; et ne considérant cette connaissance, dans le commencement, que pour l'emploi qu'il en pouvait faire dans les tableaux, il se trouva que ce qu'il ne regardait que comme un accessoire, fut son talent principal.

La retraite dans laquelle il vivait, ne le cacha pas au Roi, alors prince royal : ce prince l'appela à son service, et M. de Knobelsdorff, pour premier essai, orna le château de Rheinsberg, et le mit, ainsi que les jardins, dans l'état où on le voit à présent. M. de Knobelsdorff embellissait l'architecture par un goût pittoresque, qui ajoutait des grâces aux ornements ordinaires; il aimait la noble simplicité des Grecs, et un sentiment fin lui faisait rejeter tous les ornements qui n'étaient pas à leur place. Son avidité de connaissances lui fit désirer de voir l'Italie, afin d'étudier jusque dans ses ruines les règles de son art. Il fit ce voyage l'année 1738.39-a Il admira le coloris de l'école vénitienne, le dessin de l'école romaine; il vit tous les tableaux des grands maîtres : mais de tous les peintres d'Italie il ne trouva que Solimène digne de ceux qui, sous les Léon X, avaient illustré leur patrie. Il trouvait plus de majesté dans l'architecture ancienne que dans celle <34>des modernes; il admirait la fastueuse basilique de Saint-Pierre, sans cependant s'aveugler sur ses défauts, remarquant que les différents architectes qui y ont travaillé, se sont écartés à tort du premier dessin qu'en a l'ait Michel-Ange. M. de Knobelsdorff revint ainsi à Berlin, enrichi des trésors de l'Italie, affermi dans ses principes d'architecture, et confirmé, par son expérience, dans les préjugés favorables qu'il avait pour le coloris de M. Pesne. A son retour, il fit le portrait du feu roi, du Prince royal, et beaucoup d'autres, qui auraient fait la réputation d'un homme qui n'aurait été que peintre.

En 1740, après la mort de Frédéric-Guillaume, le Roi lui confia la surintendance des bâtiments et jardins. M. de Knobelsdorff s'appliqua d'abord à orner le parc de Berlin : il en fit un endroit délicieux par la variété des allées, des palissades, des salons, et par le mélange agréable que produisent à la vue les nuances des feuilles de tant d'arbres différents; il embellit le parc par des statues et par la conduite de quelques ruisseaux; de sorte qu'il fournit aux habitants de cette capitale une promenade commode et ornée, où les raffinements de l'art ne se présentent que sous les attraits champêtres de la nature.

M. de Knobelsdorff, non content d'avoir vu en Italie ce que les arts y furent autrefois, voulut les considérer dans un pays où ils fleurissent actuellement; il obtint la permission de faire le voyage de France.39-b Il ne s'écarta pas de son objet pendant le temps qu'il y fut. Trop attaché aux beaux-arts pour se répandre dans le grand monde et trop ardent à s'instruire pour sortir de la société des artistes, il ne vit que des ateliers, des galeries de tableaux, des églises et de l'architecture. Il n'est pas hors de notre sujet de rapporter ici le jugement qu'il portait des peintres de l'école française. Il approuvait la poésie qui règne dans la composition des tableaux de Le Brun, le dessin hardi du Poussin, le coloris de Blanchard et des Boulogne, la ressemblance et le fini des draperies de Rigaud, le clair-obscur de Raoux, la naïveté et la vérité de Chardin, et il faisait beaucoup de cas des tableaux de Charles Vanloo et des instructions de de Troy. Il trouvait cependant le talent des Français pour la sculpture supérieur à <35>celui qu'ils ont pour la peinture, l'art étant poussé à sa perfection par les Bouchardon, les Adam, les Pigalle, etc. De tous les bâtiments de France deux seuls lui paraissaient d'une architecture classique, à savoir : la façade du Louvre par Perrault, et celle de Versailles qui donne sur le jardin. Il donnait la préférence aux Italiens pour l'architecture extérieure, et aux Français pour la distribution, la commodité et les ornements des appartements. En quittant la France, il passa par la Flandre, où, comme on s'en doute bien, les ouvrages des van Dyk, des Rubens et des Wouwermann ne lui échappèrent pas.

Arrivé à Berlin, le Roi le chargea de la construction de la maison d'opéra, un des édifices les plus beaux et les plus réguliers qui ornent cette capitale. La façade en est imitée, et non pas copiée, d'après celle du Panthéon; et dans l'intérieur, le rapport heureux des proportions rend ce vase sonore, quelle que soit son immensité. M. de Knobelsdorff fut occupé ensuite à bâtir la nouvelle aile du palais de Charlottenbourg, dont les amateurs approuvent la beauté du vestibule et de l'escalier, la noblesse du salon, et l'élégance de la galerie. Il eut occasion d'exercer ses talents à la décoration du péristyle nouveau du château de Potsdam, à l'escalier de marbre, et au salon où est représentée l'apothéose du Grand Électeur. Le salon de Sans-Souci qui imite l'intérieur du Panthéon, fut exécuté d'après ses dessins, de même que la grotte et la colonnade de marbre qui se trouvent dans les jardins de ce palais. Outre les édifices dont je viens de parler, une infinité de maisons particulières, tant à Berlin qu'à Potsdam, entre autres, le château de Dessau, ont été bâties d'après les dessins qu'il en a donnés.

Un homme qui possédait tant de talents, fut revendiqué par l'Académie royale des sciences, à son renouvellement, et M. de Knobelsdorff en devint membre honoraire. Qu'on ne s'étonne pas de voir un peintre, grand architecte, placé entre des astronomes, des géomètres, des physiciens et des poëtes. Les arts et les sciences sont des jumeaux qui ont le génie pour père commun; ils tiennent les uns aux autres par des liens naturels et inséparables. La peinture exige une connaissance parfaite de la mythologie et de l'histoire; elle conduit à l'étude de l'anatomie, pour <36>tout ce qui a rapport au jeu des ressorts qui font mouvoir le corps humain, afin que, dans l'attitude des figures, la contraction des muscles opère des effets véritables, et ne représente ni enfoncements ni élévations dans les membres, que ceux qui y doivent être. Le paysage veut une connaissance de l'optique et de la perspective qui, jointe à l'architecture, exige l'étude de la géométrie, des forces mouvantes et de la mécanique. La peinture tient surtout à la poésie; le même feu d'imagination qui sert le poëte, doit se trouver dans le peintre. Toutes ces parties entrent dans la composition d'un bon peintre; et c'est peut-être un des grands avantages de notre siècle éclairé que d'avoir rendu les sciences plus communes, en les rendant plus nécessaires.

Tant de connaissances que M. de Knobelsdorff possédait, le rendaient un sujet véritablement académique, et lui auraient fait plus d'honneur, si la mort ne nous l'avait enlevé dans un âge où ses talents étaient dans toute leur maturité. Il avait été sujet à des accès de goutte : soit qu'il traitât son mal avec trop d'indifférence, soit que sa santé se dérangeât d'elle-même, il se plaignit d'obstructions, et son mal dégénéra enfin en hydropisie. Les médecins l'envoyèrent aux eaux de Spa, croyant s'en défaire; mais il sentit que ce remède n'était pas propre à son mal. Il regagna Berlin avec peine, où il mourut le 1542-a de septembre 1753, âgé de cinquante-six ans.42-b

M. de Knobelsdorff avait un caractère de candeur et de probité qui le fit estimer généralement; il aimait la vérité, et se persuadait qu'elle n'offensait personne; il regardait la complaisance comme une gêne, et fuyait tout ce qui paraissait contraindre sa liberté; il fallait le connaître particulièrement pour sentir tout son mérite. Il favorisa les talents, il aima les artistes, et se faisait plutôt rechercher qu'il ne se produisait. Il faut surtout dire à son éloge qu'il ne confondit jamais l'émulation avec l'envie, sentiments si différents, en effet, et qu'on ne saurait assez recommander aux savants et aux artistes de distinguer pour leur honneur, pour leur repos, et pour le bien de la société.


37-a D'après les registres de l'église de Cossar, le baron de Knobelsdorff naquit dans le village de Kuhkädel sur le Bober, le 17 février 1699. Il fut baptisé sous les noms de George-Wenceslas; celui de Jean ne lui fut pas donné.

39-a En 1736. Le 5 mai 1737, Frédéric annonçait à son père que le capitaine Knobelsdorff était de retour à Ruppin.

39-b En automne 1740.

42-a Le 16.

42-b Cinquante-quatre ans et sept mois.