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208. A LA MARGRAVE DE BAIREUTH.

(Potsdam, mai 1748.)

BICHE A FOLICHON.

Je ne suis guère accoutumée à recevoir des galanteries; j'ai toujours observé la rigide chasteté des dames de mon pays et l'héroïsme romanesque, à une petite aventure près qui gâta un peu ma taille; mais je pardonne à Folichon ce que je ne passerais pas à un chien roturier. La grande tendresse que mon maître a pour sa maîtresse me détermine à prendre un chien unique pour mon amant. Oui, Folichon, je reçois non seulement vos présents, mais j'accepte votre gentille patte, et je vous donne mon cœur d'autant plus volontiers, que j'ai toujours eu dans l'esprit qu'un mâtin philosophe était ce qui me conviendrait le mieux. J'ai été fort étonnée devoir que mon maître, qui m'a lu votre lettre, est tout à fait de votre sentiment; il est presque aussi raisonnable que nous autres, c'est une bonne tête; mais ce que je trouve à redire à votre lettre, c'est qu'en humiliant l'amour-propre de l'espèce humaine, si pétrie d'orgueil et de vanité, vous n'en ayez point excepté votre maîtresse. Oui, Folichon, vous me direz tout ce qu'il vous plaira, je l'ai vue, cette adorable maîtresse, et vous ne me persuaderez point qu'elle ne soit d'une espèce bien supérieure à la nôtre; elle a des vertus divines, tant de bonté, de constance, d'humanité et de charité, que je vous avouerai que cela me surpasse. Vous savez que nous ne combinons que très-peu d'idées; vous, mon maître et moi, nous sommes de la même espèce, et c'est par paresse et pour ne pas vouloir courir sur les quatre pattes que mon maître ne se dit pas lévrier. La médisance dit qu'il est épicurien; qui dit épicurien dit cynique, et qui dit cynique dit chien. Mais votre maîtresse est bien différente. Quelle bonté elle avait pour mon maître et pour moi! Combien d'esprit n'y avait-il point dans sa conversation! Et un je ne sais quoi de gracieux, un air de dignité tempérée par l'affabilité, qui me la fait paraître tout adorable! Je vous prie, mettez-moi à ses pieds, et mon maître tout le premier. Il ne me parle que d'elle; j'ai eu bien de la peine à le consoler pendant cet hiver. Il <182>reçut une lettre, et je le vis dans des angoisses mortelles; toutes mes petites caresses, toutes mes gentillesses ne furent pas de saison; je me suis épuisée à l'égayer, mais il était mort pour le monde, et je me crus disgraciée. Enfin, cher Folichon, des jours plus heureux ont suivi ces jours funèbres; la gaîté a dissipé les alarmes, et à présent nous passons des jours fort tranquilles. Votre galanterie me retire de la léthargie dans laquelle j'étais ensevelie; je m'aperçois que j'ai un cœur pour aimer. Dieu! que deviendrions-nous sans passions? Notre vie ne serait qu'une mort perpétuelle; nous n'aurions végété dans ce monde que comme les plantes, qui vivent sans plaisir et meurent sans douleur. A présent que j'aime, j'aperçois un univers nouveau; l'air que je respire est plus doux, le soleil me paraît plus brillant, et toute la nature plus animée. Mais, charmant Folichon, ne goûterons-nous de plaisirs qu'en espérance, et n'ajouterons-nous pas la réalité à ce qui fait le désir de nos cœurs et le comble de nos vœux? Serons-nous aussi fous que les hommes? Ils se nourrissent de désirs, ils se repaissent de chimères, et pendant qu'ils perdent leur temps en frivoles projets, la mort en tapinois les saisit et les enlève avec tous leurs desseins. Soyons plus sages; ne courons point après l'ombre, mais saisissons l'objet. Je vous offre ces parures en gage de ma parole et pour vous assurer que je serai sans cesse

Votre fidèle
Biche.