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207. DE LA MARGRAVE DE BAIREUTH.

(Baireuth, mai 1748.)

FOLICHON1_202-a A BICHE.1_202-b

Avouons, ma chère Biche, que le genre humain est bien fou, et qu'il se rend bien peu de justice. Tel se pique d'avoir en partage le bon sens et l'art de bien penser, qui, la plupart du temps, ne possède pas seulement l'ombre de ces facultés. N'admirez-vous pas comme moi cette foule de philosophes qui se sont mêlés de vouloir approfondir ce que nous sommes, tandis qu'ils ignoraient parfaitement ce qu'ils étaient eux-mêmes? Combien de systèmes n'a-t-on point formés sur notre sujet! Les uns nous ont fait passer pour des automates, d'autres pour des démons chassés du paradis, d'autres encore pour être doués d'un instinct qu'ils ne peuvent définir. Vous et moi, ma chère Biche, savons à quoi nous en tenir, et ne faisons que rire de ces erreurs produites par la vanité humaine. En effet, ne sommes-nous pas, à la figure près, semblables en tout à l'homme? Nos passions ne sont-elles pas les mêmes? L'amour, la jalousie, la colère, la gourmandise, sont nos tyrans comme les leurs, et s'il y a quelque différence entre nous, la voici : c'est que nous possédons moins de vices et beaucoup plus de vertus. Les hommes sont légers, inconstants, intéressés, ambitieux; ces défauts nous sont inconnus. En revanche, nous faisons profession de fidélité, de constance, d'attachement et de reconnaissance, qualités presque bannies de leur société. Peut-on trouver un ami plus fidèle que chez nous? Notre amitié pour nos maîtres est invariable, et reste stable dans leur grandeur comme dans leur abaissement. Les hommes donc, au lieu de nous mépriser, devraient nous prendre pour modèles.1_203-a

Pardonnez cette longue discussion; c'est un préambule qui me <180>mène à un sujet plus intéressant. C'est vous, adorable Biche, qui m'avez porté à faire toutes ces réflexions; l'amour que je ressens pour vous en est le principe. Oui, trop aimable chienne, je vous aime et vous adore. Votre esprit, vos grâces, mille qualités qui brillent en vous, m'ont subjugué. Hélas! je ne puis penser sans fondre en larmes aux charmants petits coups de patte que vous me donnâtes lorsque je pris ce fatal congé de vous. Bien plus sincère que les conquêtes de la gent soi-disant raisonnable, vous me marquiez vos véritables sentiments, et vous me disiez : Je vous aime, mon cher Folichon. Aussi, depuis notre séparation, je n'ai fait que languir. Maigre et décharné, j'ai passé mon temps mélancoliquement aux pieds de ma maîtresse. Je l'entendais déplorer la cruauté de son absence d'avec un frère chéri, et sans cesse parler de l'heureux temps qu'elle avait passé avec lui à Berlin, sans pouvoir me mêler de ses conversations. Inquiète de ma tristesse, et pour rappeler ma bonne humeur, elle me fit un sérail des plus belles chiennes de ces cantons, mais en vain; je les dédaignais toutes. Enfin, elle voulut dissiper ma tristesse par l'appât des richesses. Croiriez-vous bien, adorable Biche, que l'intérêt, auquel nous sommes si peu susceptibles, a effectué sur moi ce que les caresses et les plaisirs les plus séduisants n'avaient pu faire? En jetant les yeux sur ces riches présents de ma maîtresse, j'ai d'abord résolu de vous en faire une offrande. Au moins, ai-je dit, la belle Biche se souviendra de moi toutes les fois qu'elle se couchera sur ce sopha; elle boira à ma santé dans cette jatte, et peut-être donnera-t-elle quelques larmes à mon absence. Aussitôt, sautant et gambadant, j'ai prié ma bonne maîtresse, qui entend parfaitement mon langage, de satisfaire mes vœux. Je lui ai dicté cette lettre. L'amitié qu'elle a pour moi l'a engagée à se donner cette peine. Recevez donc, trop aimée Biche, ce petit présent, qui seul a pu me réjouir par rapport à vous; étant couchée sur ce sopha, pensez quelquefois à votre tendre Folichon, qui ne cessera de vous aimer, de vous chérir et de remuer cent fois par jour la queue à votre honneur et gloire.



Folichon.

1_202-a Voyez ci-dessus, p. 187.

1_202-b Frédéric parle de cette chienne dans une lettre inédite au prince Guillaume, de l'année 1752 : « Nadasdy m'a pris, le 30 septembre 1745, ma levrette anglaise qui s'appelle Biche, que mon laquais Claus conduisait. »

1_203-a Voyez les Mémoires de la Margrave, t. II, p. 243.