376. AU MÊME.

Le 14 décembre 1782.



Mon très-cher frère,

Les hommes, mon cher frère, sont aussi différenciés par leur caractère que par leur physionomie, ce qui empêche de les placer tous dans la même catégorie. Je conviens que malheureusement il y a de tels scélérats endurcis dans le crime qui se laissent aveugler par leurs passions, et ne se donnent pas le temps de réfléchir; il y a, d'autre part, des scélérats raffinés qui mettent leur gloire dans leurs supercheries, dans la trahison, dans tout ce qu'il y a de plus atroce, et il est certain, mon cher frère, comme vous le dites, que la raison se tait quand la passion est violente. Les mauvais exemples encouragent les vicieux, et ils se livrent aveuglément à leurs désirs quand ils voient que beaucoup d'autres font la même chose. Je conviens, mon cher frère, avec vous de tout ceci; cependant cela ne m'empêche pas de croire que, dans le moment du silence des passions, il n'y ait des intervalles où les malfaiteurs sont mécontents d'eux-mêmes, et, sans se faire des reproches trop vifs, désireraient de se trouver dans une autre situation qu'est la leur. Dans les temps de César Borgia, les assassinats et les poisons servaient d'armes à la vengeance. Pourquoi s'y livrait-on sans retenue? Parce que le pape, père de ce monstre, et monstre lui-même, lui persuadait qu'il effaçait tous ces crimes par ses absolutions. Ce sont, mon cher frère, ces malheureuses absolutions qui ont encouragé à des actions atroces une infinité de misérables, qui ont inondé l'univers <500>de sang, et qui ont effacé les remords des crimes. La religion catholique a été une source empoisonnée qui a perverti les mœurs, en remplaçant la vertu par de vaines momeries; des cérémonies, des dons aux couvents, des pèlerinages, des absolutions ont affaibli le principe réprimant que le diable (le Mummelack568-a) des chrétiens pouvait effectuer, et, proportion gardée, plus de méchantes actions se commettent par les catholiques que par les protestants; par exemple, dans ce pays-ci, je signe tout au plus sept ou huit arrêts de mort par an,568-b tandis que dans la ville de Paris seule, autant de personnes s'exécutent par mois. J'abandonne enfin ce sujet si humiliant pour l'espèce humaine, pour la nouvelle de la paix, qui est autant que faite,568-c mon cher frère, que j'ai le plaisir de vous annoncer; le commerce, qui a été si longtemps gêné, reprendra vie, et tout rentrera dans l'ordre accoutumé. J'espère, vers la fin de ce mois, d'avoir le plaisir de vous embrasser à Berlin, et de vous assurer de vive voix du tendre attachement et de l'estime avec laquelle je suis, etc.


568-a Le mot Mummelack se trouve dans le dictionnaire allemand d'Adelung, à l'article Der Mummel.

568-b Voyez t. XXIII, p. 461, et ci-dessus, p. 550. En 1852, sur une population de 16,935,420 âmes, le nombre des arrêts de mort prononcés en Prusse a été de quarante-deux. Sur ce nombre total, deux des criminels ont été condamnés par contumace, un autre s'est tué, il en est mort un avant la décision royale, et Sa Majesté a signé quatorze arrêts sur les trente-huit qui ont été soumis à sa confirmation.

568-c Les préliminaires de la paix entre la France, l'Angleterre et l'Espagne furent signés à Versailles le 20 janvier 1783; la paix définitive y fut conclue le 3 septembre suivant.