92. AU MÊME.

Unckersdorf, 15 novembre 1760.



Mon très-cher frère,

Je vous remercie de la part que vous prenez à la victoire que nous avons remportée le 3. Ses avantages consistent plutôt dans les malheurs dont ils nous préservent que dans les grands succès qui pourraient s'ensuivre. J'étais instruit que le maréchal Daun avait des ordres de sa cour de se soutenir à Torgau et dans la Saxe, et de tout risquer pour s'y maintenir; je savais même qu'il avait des ordres de m'attaquer, s'il le pouvait. Il ne me restait que deux partis : l'un de passer la Mulde, et d'occuper cette partie qui est entre la Mulde et la Pleisse. En ce cas, je laissais la Marche ouverte; l'ennemi aurait poussé ses postes jusqu'à la Mulde, et se serait mis derrière l'Elbe. Ils avaient compris dans ces projets de porter les Russes à laisser au moins quelques troupes dans l'Électorat et dans la Poméranie, de sorte que j'aurais été coupé de la Marche, de la Poméranie et de la Silésie. Ce sont ces raisons qui m'ont obligé de tenter le hasard, assuré que si je battais les Autrichiens, les Russes se retireraient d'un côté, les cercles de l'autre, et que je pourrais du moins parvenir à procurer aux troupes une position supportable pour les quartiers d'hiver. C'est ce qui est arrivé. Nous avons poussé l'ennemi jusqu'au fond de Plauen. Vous connaissez cette situation, et vous savez que, quand même elle ne serait occupée que par des ra<222>moneurs de cheminées, il serait impossible de les en déloger. Je ne sais quels arrangements l'ennemi prendra. Si les désirs des officiers et des troupes prévalent à Vienne, tout s'en ira en Bohême, parce que tous sont excédés des fatigues qu'ils ont souffertes l'hiver dernier. Si l'intérêt politique prévaut, comme il y a grande apparence, l'armée sera obligée de soutenir sa position. J'ai pris mes arrangements d'avance sur tous les cas. J'entreprendrai tout ce que la prudence me permettra, cependant sans rien hasarder. Je me mettrai dans une telle situation, que, si l'occasion se présente de faire quelque bon coup, je sois en état d'en profiter; mais il ne faut pas qu'on exige de moi des miracles, car je vous déclare net que je n'en sais point faire. Je crois que vous avez à présent la relation que j'ai donnée des détails de la bataille. Il y en a beaucoup que j'ai supprimés, à cause que toutes choses ne sont pas bonnes à dire. Il n'y a aucun de nos généraux de blessé dangereusement. Nous avons cependant fait quelques pertes : votre régiment derechef a beaucoup souffert; le second bataillon de Kalckstein, et en général les grenadiers; mon troisième bataillon n'a pas été épargné non plus; de la cavalerie, les régiments de Baireuth et de Spaen surtout ont fait merveille, et n'ont presque pas fait de pertes. L'emplacement de l'ennemi et la manière dont la bataille s'est engagée était telle, qu'elle n'a pas permis que la cavalerie de notre droite ait pu donner; aussi n'a-t-elle presque point souffert. Vous serez fort étonné que je vous dise que c'est au régiment de Maurice que je suis redevable du gain de la bataille; cependant cela est très-vrai. Je ne crois pas que de mémoire d'homme on ait un exemple d'une canonnade comme celle de cette journée-là; cela surpasse ce que l'on en peut dire; deux tonnerres poussés l'un contre l'autre par des vents contraires ne font pas un bruit plus effroyable. Une des singularités de ce combat que je ne dois point omettre, c'est que nos charges ont continué, malgré l'obscurité, jusqu'à neuf heures et un quart; que, dans la nuit, nous avons été presque pêle-mêle avec les Autrichiens, à nous faire réciproquement des prisonniers les uns aux autres; que toute cette confusion et ce désordre a duré jusqu'au lendemain matin; que l'on a trouvé une grande quantité de pri<223>sonniers dans les bois, et même derrière nos lignes, qui, nous ayant crus Autrichiens, y étaient restés paisiblement. Le duc d'Aremberg, le général Walther, qui commande l'artillerie, Buccow et Ried sont morts de leurs blessures. Outre Daun, les Autrichiens ont encore huit généraux de blessés. Cette aventure ne leur serait pas arrivée, s'ils avaient eu du terrain pour se mettre au large; mais se trouvant entamés par devant et par derrière, ce fut force à eux de tenir bon. Je ne veux point vous ennuyer par un récit des détails que la voix publique pourra vous apprendre. Je suis, etc.

Ma contusion n'a pas été dangereuse; ma pelisse et mon habit doublé de velours m'ont probablement sauvé la vie.255-a J'ai cependant eu deux pages et trois chevaux de blessés; presque personne de mes officiers aides de camp n'est échappé sans quelques marques. Le brave Anhalt256-a des grenadiers est tué.256-b


255-a Voyez t. V, p. 104, et t. XIX, p. 229 et 230.

256-a Guillaume comte d'Anhalt, lieutenant-colonel, né le 15 mars 1727 à Kleckewitz, dans le duché d'Anhalt-Dessau.

256-b De la main du Roi.