167. DE D'ALEMBERT.

Paris, 23 février 1776.



Sire,

Je ne sais s'il y a quelque sympathie physique entre Votre Majesté et moi, son serviteur indigne, qui lui suis d'ailleurs attaché par la sympathie morale; mais les quatorze accès de goutte de V. M. ont été suivis chez moi d'un long accès de rhumatisme, que j'ai eu successivement dans toutes les parties de mon faible corps, et qui a totalement détruit le peu d'amélioration que je commençais à éprouver dans ma frêle machine. Il est vrai que nous avons éprouvé, pendant plus de trois semaines, un hiver affreux, tel que nous n'en avons point eu ici de mémoire d'homme; celui de 1709 a été moindre d'un degré, du moins si on s'en rapporte aux observations qui paraissent les plus exactes. Heureuse<37>ment il ne résultera pas la même calamité du froid de 1776, parce que la terre était couverte de neige, et que nous n'avons point eu cette année, comme en 1709, un faux dégel qui ait tout perdu. Mais il y a eu des malheureux qui sont morts de froid et de faim. Notre jeune roi, qui est la bienfaisance et la justice même, a sauvé de la mort tous ceux qu'il a pu connaître, et n'a point mis de bornes à sa charité. On nous assure que le froid a été, à proportion, aussi vif dans le Nord. Je crains bien que, s'il a été tel à Berlin, V. M. n'en ait cruellement ressenti les effets. Je la supplie de vouloir bien me rassurer elle-même sur sa santé, quoique toutes les nouvelles que j'en apprends soient très-consolantes pour moi.

Il est faux que Voltaire soit devenu marquis et intendant du pays de Gex, comme on l'a dit à V. M.41-a Il n'est pas plus marquis et intendant qu'auparavant; mais il a profité de la circonstance d'un contrôleur général vertueux et zélé pour le bien, pour demander que le pays de Gex, où il habite, ne soit plus dévoré par les financiers; et il a obtenu cette grâce, qui fait en même temps l'avantage du Roi et celui du peuple. Du reste, il se porte bien, et j'espère que, malgré son âge de quatre-vingt-deux ans, les lettres et l'humanité le conserveront encore. Quelle perte, Sire, comme l'observe très-bien V. M., quand nous aurons le malheur de la faire! J'en détourne ma pensée, et quand je dis tous les matins, comme je le dis depuis deux ans : Domine, salvumfac Regem, j'y ajoute un mot de prière pour un autre roi, que je vous laisse, Sire, à deviner, et un petit orémus pour le philosophe de Ferney.

Puisque V. M. veut bien avoir quelque égard à la recommandation que j'ai pris la liberté de lui faire pour M. Béguelin, je prends celle de lui demander de nouveau ses bontés pour cet homme de mérite, lorsqu'elle trouvera occasion de les lui faire éprouver.

Je lui demande aussi les mêmes bontés pour M. d'Étallonde, et avec d'autant plus de confiance, que je sais combien V. M. y est disposée, et combien ce jeune homme le mérite. V. M. a bien raison; on ne peut penser à l'affaire malheureuse de ce jeune <38>homme sans être indigné contre les tigres en soutane et en longue robe dont le fanatisme imbécile et barbare a causé son malheur.

Voilà nos Midas du parlement qui recommencent leurs sottises. Les voilà qui font de belles remontrances contre les édits les plus justes, les plus faits pour soulager le peuple. Les voilà qui font brûler de plats ouvrages, oubliés depuis six ans, et à qui ils donnent de la vie par leur condamnation. Les voilà qui poursuivent un malheureux auteur, parce que son libraire n'a pas voulu donner pour rien à un sot janséniste du parlement toute l'édition d'un livre ignoré, mais qui déplaît à ce plat janséniste, quoique revêtu d'une approbation. Enfin les voilà qui commencent à nous faire regretter les faquins, du moins paisibles, à la place desquels on les a mis; car nous aimons encore mieux les crapauds que les aspics.42-a

Il me semble que les affaires des Anglais vont mal en Amérique. Quoiqu'une guerre à deux mille lieues m'intéresse moins que celle de 1756, j'ai toujours peur que cette tache d'huile ne s'étende, et ne nous arrive. J'ai besoin d'être rassuré par V. M. sur ce fléau.

Notre littérature, toujours assez pauvre, l'est beaucoup en ce moment-ci. Il ne paraît rien qui mérite même la critique; et nous remplissons comme nous pouvons les places vacantes à l'Académie française, de la même manière que le festin du père de famille dans l'Évangile,42-b par les estropiés et les boiteux de la littérature. Mais elle doit se consoler, tant que Frédéric et Voltaire vivront.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire l'assurance de tous les sentiments qui sont depuis si longtemps dans mon cœur pour V. M., de l'admiration profonde, de la reconnaissance éternelle, et de la tendre vénération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.


41-a Voyez t. XXIII, p. 413, 416 et 417.

42-a Les deux alinéa qui commencent par « Je lui demande aussi les mêmes bontés, » et qui finissent par « les aspics, » ont été altérés en plusieurs endroits dans l'édition Bastien, t. XVIII, p. 64 et 65, dans le but évident d'adoucir certains passages un peu virulents.

42-b Saint Matthieu, chap. XXII, v. 10.