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149. A D'ALEMBERT.

Le 6 janvier 1775.

Je serais fort flatté, s'il était sûr que mes mauvais vers vous eussent amusé un moment. Je crois que les commis des postes les auront lus, car ils sont dans l'usage d'ouvrir tous les paquets. Cette lettre-ci ne sera pas ouverte, puisque Tassaert, avec lequel le contrat est passé,3-a vous la rendra, ainsi qu'une plus ancienne, dont il est le porteur également. Je félicite les Français de pouvoir être contents de leur roi; je leur en souhaite toujours de semblables. Le poste que ce prince occupe est scabreux; il a affaire à des milliers d'hommes qui ont intention de le duper et de le pervertir; s'il échappe aux uns, il est bien difficile qu'il ne devienne la victime des autres. Mais lorsque dans les souverains le cœur est bon, et que les intentions sont droites, il faut avoir plus d'indulgence pour eux que pour d'autres individus qui, se trouvant moins exposés aux embûches, peuvent les éviter plus facilement.

Vous voulez donc que le pape ait été empoisonné? Je sais de science certaine que toutes les lettres d'Italie qui arrivent chez nous se récrient contre le poison, et ne trouvent rien d'extraordinaire dans la mort de Ganganelli, à moins que ces Italiens n'aient double poids et. double mesure, en écrivant en France ce qui peut y plaire, et ici ce qui nous convient le mieux. Je n'y comprends rien; toutefois il est sûr que mes bons pères silésiens et prussiens n'ont point trempé dans toutes ces horreurs. Pour Carthage,4-a je vous la sacrifie, j'entends ce que Calvin nommait Ba<4>bylone, la hiérarchie et toutes les superstitions qui en dépendent;4-b ce serait un bien pour l'humanité que d'en délivrer les hommes. Mais ni vous ni moi ne verrons cet heureux jour; il faut des siècles pour l'amener, et peut-être qu'alors une nouvelle superstition remplacera l'ancienne; car je suis persuadé que le penchant à la superstition est né avec l'homme.

Vous aurez ce portrait, qui ne vaut pas certainement la peine de vous être envoyé, et dont la matière fait tout le prix. Je crains avec raison que la philosophie protectrice de l'innocence n'échoue contre vos présidents à mortier, hérissés de formalités, et trop opiniâtrement attachés à leurs anciennes décisions pour se prêter à en modifier la rigueur. Ce pauvre Étallonde m'a la mine de demeurer déshérité pour n'avoir pas bien su faire la révérence à une mauvaise confiture qu'un prêtre promenait en cérémonie dans les rues d'Abbeville; il n'en est pas moins affreux que le sort des hommes dépende de telles niaiseries. Je vous souhaite, mon cher Anaxagoras, non seulement une bonne nouvelle année, mais encore toutes les prospérités que vous pouvez désirer vous-même, surtout la santé, sans laquelle le reste se réduit à zéro. Sur ce, etc.


3-a Ce contrat fut passé le 1er janvier 1775. Voyez Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, par J.-D.-E. Preuss, t. III, p. 122 et 123; voyez aussi t. XXIV, p. 704, 708, 709 et 712 de notre édition.

4-a Voyez t. XXIV, p. 716.

4-b Le Roi donne en quelque sorte ici la définition de ce qu'il nomme l'infâme dans ses poésies, dans ses facéties, et dans sa correspondance. Voyez t. XII, p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; t. XIV, p. 83; t. XV, p. 23, 24, 23, 26 et 27; t. XIX, p. 72, 79, 80 et 443; t. XXIII, p. 50 et suivantes; et t. XXIV, p. 437 et suivantes.