<61>pas trouvé des aliments à sa curiosité. Quelques réflexions morales qui nous regardent, et voilà tout, ou des polissonneries qui ne sont bonnes que pour le moment; nous n'avons qu'à continuer de même, et nous les dégoûterons.

Je souhaite que mes lettres vous aient pu procurer quelque soulagement; c'était l'intention pour laquelle elles étaient écrites. Vous faites très-bien de vous distraire; il n'y a qu'à continuer, le temps fera le reste; le grand point est d'empêcher l'esprit de se fixer constamment à un seul objet. Cet objet, comme vous le dites fort bien, est plus vaste qu'on ne pense; tout ce qui l'environne est sombre et très-propre à détruire les illusions du monde, à nous détacher de cette auberge où nous ne faisons que passer, à nous rappeler notre peu de durée, à rabaisser les prétentions de l'amour-propre, ainsi qu'à nous convaincre de notre néant. J'avoue que ces idées ne conviennent guère aux fêtes d'un carnaval; néanmoins il est bon de les avoir eues, pour savoir estimer les choses d'après leur juste valeur; le plaisir en devient moins vif, mais plus raisonné; on voit que le temps presse, et qu'on serait bien fou de ne point profiter d'un bien certain pour courir après des folies chimériques. Voilà comme il faut adoucir des réflexions noires, en y mêlant des nuances couleur de rose, pour supporter le fardeau de la vie et ne le trouver pas tout à fait révoltant.

Je viens de perdre un général dont toutes les femmes doivent retenir le nom, quoique peu sonore; il s'appelait Koschembahr.a Il y a un an que sa femme mourut; la tendresse qu'il avait pour elle, et la vive douleur avec laquelle il l'a regrettée, l'ont conduit au tombeau. Ce serait un sujet de tragédie, mais non un exemple à suivre. Tout ce qu'on doit à ses amis, c'est un tendre souvenir de leur vertu, et, si l'on peut, de secourir leur postérité et d'assister ceux qui leur furent chers. Mais je ne devrais pas toucher à ces matières pour épeler ce que votre cœur ne vous dit que trop, et avec plus de force.

Toutes les apparences annoncent que madame Geoffrin n'échappera pas de cette maladie; mais quel est cet excès de fa-


a Le général-major Ernest-Jules de Koschembahr, né en 1714, mourut le 17 octobre 1776; sa femme était morte le 1er janvier 1773.