76. DE D'ALEMBERT.

Paris, 8 juin 1770.



Sire,

Dans l'état de faiblesse et presque d'imbécillité où il plaît à la nature de me réduire, c'est du moins une consolation pour moi de savoir que V. M. est guérie de ses maux, et qu'elle veut bien prendre quelque part aux miens. L'ouvrage qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer est un digne et heureux fruit de sa convalescence. Je ne connais point l'Essai sur les préjugés que V. M. a pris la peine de réfuter; je sais pourtant que ce livre s'est montré à Paris, et même qu'il s'y est vendu très-cher. Mais il suffit ici qu'un livre touche à certaines matières, et qu'il attaque bien ou mal certaines gens, pour être recherché avec avidité, et pour être en conséquence hors de prix, par les précautions que prend le gouvernement pour arrêter ces sortes d'ouvrages, précautions qui font souvent à l'auteur plus d'honneur qu'il n'en mérite. Quant à moi, je suis si excédé de livres et de brochures contre ce que Voltaire appelle l'infâme, que depuis longtemps je n'en lis plus, et que je suis quelquefois tenté de dire du titre de philosophe ce que Jacques Rosbif dit de celui de monsieur, dans la comédie du Français à Londres :539-a « Je ne veux point de ce titre-là; il y a trop de faquins qui le portent. »

La critique que fait V. M. de l'Essai sur les préjugés me donne encore moins d'envie de le lire que les autres rapsodies du même genre. On peut dire de tous nos écrivailleurs contre la supersti<487>tion et le despotisme ce que le père de la Rue, jésuite, disait de son confrère Le Tellier : « Il nous mène si grand train, qu'il nous versera. » Il ne faut point que la philosophie s'amuse à dire des injures aux prêtres; il faut, comme le dit V. M., qu'elle tâche de rendre la religion utile en la faisant concourir au bonheur des peuples; qu'elle éclaire les souverains sur leurs vrais intérêts, et les sujets sur leurs devoirs; qu'elle rende l'autorité plus douce et l'obéissance plus fidèle. C'est une grande sottise d'accuser les philosophes, au moins ceux qui méritent ce nom, de prêcher l'égalité; cette égalité est une chimère impossible, dans quelque état que ce puisse être. La vraie égalité des citoyens consiste en ce qu'ils soient tous également soumis aux lois, et également punissables quand ils les enfreignent. C'est ce qui a lieu dans tous les États bien gouvernés, où le supérieur n'a jamais le droit d'opprimer son inférieur impunément; mais c'est malheureusement ce qui n'a pas lieu partout; l'auteur en a peut-être été témoin, et c'est peut-être ce qui a si violemment échauffé sa bile contre ceux qui gouvernent. J'ai vu à peu près les mêmes choses que lui, mais je les ai vues plus de sang-froid, et j'ai conclu que ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont souvent aussi répréhensibles les uns que les autres, et que toutes les classes de l'espèce humaine n'ont rien à se reprocher. Je vois, par exemple, que si les rois ont souvent fait des guerres injustes, les républiques, comme le remarque très-bien V. M., ont été aussi souvent dans le même cas, et je regarde en particulier cette république romaine tant célébrée dans l'histoire comme un des plus grands fléaux qui aient désolé l'humanité. Je n'ajouterai rien à cette réflexion, sinon que, sur la guerre de 1756, j'ai admiré la modération avec laquelle V. M. s'exprime.540-a Tout ce qu'elle dit, sur ce sujet, de la nécessité des guerres et de celle des impôts me paraît plein de sens et de raison; mais pour l'application de ces principes il faut un fonds d'équité dont, par malheur, tous ceux qui ont le pouvoir en main ne sont pas toujours capables. J'aurais l'honneur d'en dire davantage à V. M., si une lettre pouvait souffrir les détails délicats dont cette matière est susceptible; je me contente donc de prier le Saint-Esprit d'éclairer les rois et les <488>peuples, et surtout de conserver longtemps V. M. pour l'exemple des uns et le bonheur des autres.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


539-a Le Français à Londres, comédie de L. de Boissy, scène VIII : « Je m'appelle Jacques Rosbif, et non pas monsieur. Je vous ai dit cent fois, ma mie, que ce nom-là m'affligeait les oreilles; il y a tant de faquins qui le portent .... »

540-a Voyez t. IX, p. 166 et 167.