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74. DU MÊME.

Paris, 30 avril 1770.



Sire,

Je profite, non pas d'un moment de lucidité, car je n'en ai point depuis longtemps, mais d'un moment où les nuages de ma tête sont tant soit peu éclaircis, pour avoir l'honneur de répondre en détail à la lettre très-philosophique que V. M. a bien voulu m'écrire pour répondre aux questions que j'ai pris la liberté de lui faire.

Je pense, Sire, comme V. M. sur le premier objet, et je me félicite de penser comme elle, non par un principe d'adulation dont je suis incapable, mais parce que les raisons apportées par V. M. pour appuyer sa réponse me paraissent très-solides, et s'étaient déjà présentées à moi. Je crois donc avec V. M. que, dans le cas de nécessité absolue que j'ai supposé, le vol est permis, et même est une action juste. Il ne s'agit plus que de savoir si ce cas de nécessité absolue est purement métaphysique, comme V. M. paraît le penser; je ne voudrais pas dire que non, mais je doute, et j'ai vu souvent des gens si malheureux, si dénués de secours après avoir frappé vainement à mille portes, que je ne savais ce qu'ils devaient faire, de frapper à la mille unième, ou de se procurer leur subsistance aux dépens des riches, s'ils le pouvaient avec quelque sûreté pour eux-mêmes. Il est vrai, Sire, que cette doctrine, toute raisonnable qu'elle est, n'est pas bonne à mettre dans un traité ni dans un catéchisme de morale, par l'abus que la cupidité ou la paresse pourraient en faire. Mais cet inconvénient empêche de pouvoir faire un ouvrage complet de morale à l'usage de tous les ordres de la société. Je ne sais même si, du moins en France, les tribunaux ne condamneraient pas, avec beaucoup de regret sans doute, un malheureux qui se serait trouvé dans le cas dont il s'agit; ils se trouveraient forcés à commettre cette injustice, pour empêcher que d'autres hommes moins malheureux n'abusassent de l'exemple de celui-ci. Le mot de l'énigme est, ce me semble, que la distribution des fortunes dans la société est d'une inégalité monstrueuse; qu'il est aussi <483>atroce qu'absurde de voir les uns regorger de superflu, et les autres manquer du nécessaire. Mais, dans les grands États surtout, ce mal est irréparable, et on peut être forcé de sacrifier quelquefois des victimes, même innocentes, pour empêcher que les membres pauvres de la société ne s'arment contre les riches, comme ils seraient tentés et peut-être en droit de le faire.

Quant à la seconde question : s'il est utile de tromper le peuple, je pense d'abord, comme V. M., que si l'erreur et la superstition ne sont pas encore existantes dans une nation, il faut s'opposer à leur naissance par tous les moyens possibles; je pense encore avec elle que si elles sont en vigueur, il ne faut pas les attaquer violemment, parce que ce zèle impétueux ne servirait qu'à charger la philosophie d'un crime infructueux. Mais je pense en même temps qu'il faut, au lieu de force, user de finesse et de patience, attaquer l'erreur indirectement et sans paraître y penser, en établissant les vérités contraires sur des principes solides, mais en se gardant bien de faire aucune application. Il ne faut pas braquer le canon contre la maison, parce que ceux qui la défendent tireraient des fenêtres une grêle de coups de fusil; il faut petit à petit élever à côté une autre maison plus habitable et plus commode; insensiblement tout le monde viendra habiter celle-ci, et la maison pleine de léopards sera désertée.

Le Catéchisme de morale que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer me paraît très-propre à la jeune noblesse à laquelle elle le destine. Les motifs moraux qu'on lui propose pour être vertueuse sont en effet les vrais, et les plus propres à faire impression, principalement sur cette classe qui, jouissant dans la société des principaux avantages, est plus intéressée qu'une autre à en observer les lois écrites et non écrites.

Je suis avec le plus profond respect, etc.