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106. DE D'ALEMBERT.

Paris, 8 novembre 1771.



Sire,

Je vois, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'on n'est guère plus heureux au nord qu'au midi de notre pauvre Europe. Dans la précédente lettre, votre philosophie prévoyante se moquait un peu de notre embarras causé par nos sottises, et j'avais pris la liberté de la comparer à la fourmi qui se moque de la cigale; mais en ce moment, grâce à la divine providence qui arrange si bien toutes choses, tout est cigale, des Pyrénées à la mer Glaciale. Si je n'avais pas pour cette sainte providence le profond respect qu'elle mérite, je prendrais, je l'avoue, en ce moment, un peu d'humeur contre elle, et je suis presque assuré que V. M. la partagerait; car enfin, si nous avons pu en France prévoir et même empêcher une partie de la détresse où nous sommes, V. M. n'est pas dans le même cas. Cela me rappelle ce que disait un fameux maître à danser, nommé Marcel, à une femme son écolière, qui avait les pieds en dedans : « Madame, lui disait-il en lui montrant un crucifix qui était dans sa chambre, vous avez les jambes aussi mal tournées que ce crucifix-là; il est vrai que pour lui, ce n'est pas sa faute. » Mais laissons là, Sire, et les cigales, et les crucifix. V. M. croit que pour nous tirer du bourbier il faudrait crier sur la place : Crédit rétabli! Il y aurait, ce me semble, un autre mot à crier auparavant : Economie! Sans cela on répondrait au premier cri, comme les marchands qui veulent de l'argent : Crédit est mort. Mais il sera, je crois, encore plus difficile de crier efficacement économie à nos déprédateurs que de crier modération à Voltaire et de le persuader. Je ne lui écris guère sans l'exhorter à mépriser les chenilles qu'il écrase, et à ménager les hommes de mérite qu'il vilipende; et V. M. voit comme il profite de mes remontrances. Il faut prendre le parti de laisser aller les choses et les hommes, et dire, non pas : Tout est bien, comme Pope, mais : Tout est comme il peut. Les lettres auraient pourtant d'autant plus besoin de se respecter elles-mêmes, qu'il me semble qu'elles sont