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105. A D'ALEMBERT.

Le 16 septembre 1771.

Si vous le voulez absolument, je croirai que le beau royaume de France est sans argent. Cela supposé, je le félicite des prospérités qui l'attendent dans ce monde-ci et dans l'autre. Lycurgue, ce sage législateur de Sparte, rendit sa république fameuse en lui interdisant l'entrée de tous les métaux, à l'exception du fer. A son exemple, vos Français vont donc devenir la nation la plus désintéressée de l'Europe, la plus attachée à sa patrie, la plus vertueuse et la plus invincible; et quelle perspective encore au delà de ces biens terrestres l'avenir ne lui présente-t-il pas : la vie éternelle, et ce paradis interdit à tous possesseurs d'espèces!

Voilà, mon cher d'Alembert, la carrière qui s'ouvre pour vos compatriotes; j'en excepte quelques vilains financiers, trésoriers, archevêques et gens de leur séquelle, qui, trop esclaves de la coutume et fidèles à leurs anciens usages, continueront d'entasser, d'accumuler et de recéler des richesses. Je ne saurais vous dissimuler néanmoins que je crois qu'un mot suffirait pour rappeler dans ce royaume la même abondance d'espèces qui s'y trouvait autrefois; le crédit rétabli, voilà tout. Ce mot ressusciterait les trésors enfouis crainte de les perdre; il remettrait l'or et l'argent en circulation, et les philosophes seraient payés comme le pourraient être les maîtresses. A présent ce mot de conjuration est plus efficace que de certaines paroles que des gens à crâne fêlé prononcent devant des marmousets en certaines occasions. Pardonnez-moi cette comparaison scandaleuse; elle m'est échappée currente calamo, et puisqu'elle est écrite, je ne l'effacerai pas.

Mais ne pensez pas que vous autres Français vous soyez les seuls qui souffriez à présent; nous éprouvons ici en Allemagne des fléaux pires presque que ceux qu'occasionne chez vous la stagnation des espèces. Nous avons eu consécutivement deux mauvaises récoltes; la première année, la prévoyance y avait pourvu, mais celle-ci nous prend sans vert. Les magasins sont épuisés, et toute notre industrie suffira peut-être à peine pour nourrir le peuple et pour gagner la récolte de l'année prochaine.