<83>pas me faire mettre à la Bastille. Après toute la mauvaise volonté qu'ils me témoignent, c'est une bien faible vengeance que celle de les persifler.

On dit qu'on fait de nouvelles cabrioles sur le tombeau de l'abbé Paris.d On dit qu'on brûle à Paris tous les bons livres; qu'on y est plus fou que jamais, non pas d'une joie aimable, mais d'une folie sombre et taciturne. Votre nation est de toutes celles de l'Europe la plus inconséquente; elle a beaucoup d'esprit, mais point de suite dans les idées. Voilà comme elle paraît dans toute son histoire.

Il faut que ce soit un caractère indélébile qui lui est empreint. Il n'y a d'exceptions dans cette longue suite de règnes que quelques années de Louis XIV. Le règne de Henri IV ne fut pas assez tranquille, ni assez long, pour qu'on en puisse faire mention. Durant l'administration de Richelieu, on remarque de la liaison dans les projets, et du nerf dans l'exécution; mais, en vérité, ce sont de bien courtes époques de sagesse pour une aussi longue histoire de folies.

La France a pu produire des Des Cartes, des Malebranche, mais ni des Leibniz, ni des Locke, ni des Newton. En revanche, pour le goût, vous surpassez toutes les autres nations, et je me rangerai sous vos étendards quant à ce qui regarde la finesse du discernement, et le choix judicieux et scrupuleux des véritables beautés de celles qui n'en ont que l'apparence. C'est une grande avance pour les belles-lettres, mais ce n'est pas tout.

J'ai lu beaucoup de livres nouveaux qui paraissent, en regrettant le temps que je leur ai donné. Je n'ai trouvé de bon qu'un nouvel ouvrage de d'Alembert, surtout ses Éléments de philosophie et son Discours encyclopédique.a Les autres livres qui me sont tombés entre les mains ne sont pas dignes d'être brûlés.

Adieu; vivez en paix dans votre retraite, et ne parlez pas de mourir. Vous n'avez que soixante-deux ans, et votre âme est encore pleine de ce feu qui anime les corps et les soutient. Vous m'enterrerez, moi et la moitié de la génération présente. Vous


d Voyez t. I, p. 241; t. X, p. 108; t. XVI, p. 104; t. XIX, p. 179; et t. XXI, p. 386.

a Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1752.