<173>plus de cent vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps plus tranquilles, et qui leur permettent le retour chez eux. Je m'aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d'un bout de notre globe à l'autre, qu'ils se persécutent et se troublent mutuellement, autant qu'il est en eux; leur félicité, leur unique ressource est en quelques bonnes âmes qui les recueillent, et les consolent de leurs adversités.

Vous prenez aussi part à la perte que je viens de faire, à l'armée russe, de mon neveu de Brunswic; le temps de sa vie n'a pas été assez long pour lui laisser apercevoir ce qu'il pouvait connaître, ou ce qu'il fallait ignorer. Cependant, pour laisser quelques traces de son existence, il a ébauché un poëme épique : c'est la Conquête du Mexique par Fernand Cortez. L'ouvrage contient douze chants; mais la vie lui a manqué pour le rendre moins défectueux. S'il était possible qu'il y eût quelque chose après cette vie, il est certain qu'il en saurait à présent plus que nous tous ensemble. Mais il y a bien de l'apparence qu'il ne sait rien du tout. Un philosophe de ma connaissance, homme assez déterminé dans ses sentiments, croit que nous avons assez de degrés de probabilité pour arriver à la certitude que post mortem nihil est.a

Il prétend que l'homme n'est pas un être double, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement, et que, dès que les ressorts usés se refusent à leur jeu, la machine se détruit, et ses parties se dissolvent. Ce philosophe dit qu'il est bien plus difficile de parler de Dieu que de l'homme, parce que nous ne parvenons à soupçonner son existence qu'à force de conjectures, et que tout ce que notre raison peut nous fournir de moins inepte sur son sujet est de le croire le principe intelligent de tout ce qui anime la nature. Mon philosophe est très-persuadé que cette intelligence ne s'embarrasse pas plus de Mustapha que du Très-Chrétien, et que ce qui arrive aux hommes l'inquiète aussi peu que ce qui peut arriver à une taupinière de fourmis que le pied d'un voyageur écrase sans s'en apercevoir.

Mon philosophe envisage le genre animal comme un accident de la nature, comme le sable que les roues mettent en mouve-


a Sénèque, Troades, acte II, v. 400.