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157. DU MÊME.61-a

A quatre lieues par delà Wésel, je ne sais où, ce 6 décembre 1740.

O détestable Westphalie!
Vous n'avez chez vous ni vin frais,
Ni lit, ni servante jolie;
De couvents vous êtes remplie,
Et vous manquez de cabarets.
Quiconque veut vivre sans boire,
Et sans dormir, et sans manger,
Fera très-bien de voyager
Dans votre chien de territoire.
Monsieur l'évêque de Munster,
Vous tondez donc votre province!
Pour le peuple est l'âge de fer,
Et l'âge d'or est pour le prince.
Je vois bien maintenant pourquoi.
Dans cette maudite contrée,
On donna la paix et la loi
A l'Allemagne déchirée.
Du très-saint empire romain
Les sages plénipotentiaires,
Dégoûtés de tant de misères,
Voulurent en partir soudain,
Et se hâtèrent de conclure
Un traité fait à l'aventure,
Dans la peur de mourir de faim.
Ce n'est pas de même à Berlin;
Les beaux-arts, la magnificence,
La bonne chère, l'abondance,
Y font oublier le destin
De l'Italie et de la France.
De l'Italie! Algarotti,
Comment trouvez-vous ce langage?
Je vous vois, frappé de l'outrage,

Me regarder en ennemi.
Modérez ce bouillant courage,
Et répondez-nous en ami.
<55>Vos Pantalons62-a à robe d'encre,
Vos lagunes à forte odeur,62-b
Où deux galères sont à l'ancre,
Deux mille putains dont le ...
Plus que vos canaux est profond,
Malgré le virus qui l'échancre;
Un palais sans cour et sans parc,
Où végète un doge inutile;
Un vieux manuscrit d'Evangile,
Griffonné, dit-on, par saint Marc;
Vos nobles, avec prud'homie,
Allant du sénat au marché
Chercher pour deux sous d'eau-de-vie;
Un peuple mou, faible, entiché
D'ignorance et de fourberie,
Le fessier souvent ébréché,
Grâce aux efforts du vieux péché
Que l'on appelle sodomie :
Voilà le portrait ébauché
De la très-noble seigneurie.
Or cela vaut-il, je vous prie,
Notre adorable Frédéric,
Ses vertus, ses goûts, sa patrie?
J'en fais juge tout le public.

J'espère que je ne serai pas dénoncé au conseil des Dix. On dit que la république entretient un apothicaire qui a l'honneur d'être l'empoisonneur ordinaire de la sérénissime, et qui donne parties égales de jusquiame, de ciguë et d'opium aux mauvais plaisants; mais je n'en crois rien. D'ailleurs, si je meurs, ce sera, je crois, dans le Rhin ou dans la Meuse, entre lesquels je me trouve renfermé, et qui se débordent de leur mieux. Je serai puni par le déluge d'avoir quitté mon roi; je vais, si je puis, me réfugier à Clèves; je me flatte que ses troupes auront trouvé de meilleurs chemins. Pour S. M., elle a trouvé le chemin de la gloire de bien bonne heure. J'entrevois de bien grandes choses; mon roi agit comme il écrit. Mais se souviendra-t-il encore de <56>son malheureux serviteur, qui s'en est allé presque aveugle,63-a et qui ne sait plus où il va, mais qui sera jusqu'au tombeau, avec le plus profond et le plus tendre respect, etc.


61-a Cette lettre, où Voltaire a l'air de s'adresser à Algarotti, était en réalité pour le Roi.

62-a Par ce nom des personnages de la Comédie italienne Voltaire désigne ici les prêtres inquisiteurs. (Note de l'édition Beuchot.)

62-b Les lagunes de Venise, ville natale d'Algarotti. Voyez t. XVIII, p. 1.

63-a Voltaire avait une ophthalmie, en quittant Berlin.