155. DU MÊME.

Berlin, 28 novembre 1740.

Puisque Votre Humanité aime la petite écriture :

O champs westphaliens, faut-il vous traverser?
Destin, où m'allez-vous réduire?
Je quitte un demi-dieu que je dois encenser,
Le modèle des rois dans l'art de se conduire,
Et le mien dans l'art de penser.

J'ai paru devant vous, ô respectable mère!
Vous à qui doit Berlin sa gloire et son appui,
Vous dont tient mon héros son divin caractère,
Vous qu'on aime à la fois et pour vous, et pour lui.

Les sœurs de Marc-Aurèle, Henri, son digne frère.
Tour à tour enchantent mes yeux;
Je crois voir dans leur sanctuaire
Les dieux encore enfants, et Cybèle avec eux.

Ce superbe arsenal, où la main de la guerre
Tient la destruction des plus fermes remparts,
Me parait à la fois le monument des arts,
Le séjour de la mort, de Mars et du tonnerre.

Mais d'où partent ces doux concerts?
C'est Achille qui chante, Apollon qui l'inspire;
Il porte entre ses mains et l'épée, et la lyre;
Il fait le destin de l'empire;
Il fait plus, il fait de beaux vers.

<52>Je reçois, Sire, dans ce moment, une lettre de V. M., que M. de Raesfeld me renvoie.

Je suis bien fâché de ne l'avoir pas reçue plus tôt, j'aurais été consolé. V. M. m'apprend qu'elle a pris le parti de désavouer l'une et l'autre édition, et d'en faire imprimer une nouvelle leçon à Berlin, quand elle en aura le loisir. Cela seul suffit pour mettre sa gloire en sûreté, en cas qu'il y ait quelque chose dans ces éditions qui déplaise à S. M. L'ouvrage est déjà si généralement goûté, que V. M. ne peut que se rendre encore plus respectable en corrigeant ce que j'ai gâté, et en fortifiant ce que j'ai affaibli. Puissé-je être aussi fripon qu'un jésuite, aussi gueux qu'un chimiste, aussi sot qu'un capucin, si j'ai rien en vue que votre gloire! Sire, je vous ai érigé un autel dans mon cœur; je suis sensible à votre réputation comme vous-même. Je me nourris de l'encens que les connaisseurs vous donnent; je n'ai plus d'amour-propre que par rapport à vous.

Lisez, Sire, cette lettre que je reçois de M. le cardinal de Fleury. Trente particuliers m'en écrivent de pareilles; l'Europe retentit de vos louanges. Je peux jurer à V. M. que, excepté le malheureux écrivain de petites nouvelles, il n'y a personne qui ne sache que je suis incapable d'avoir fait un tel ouvrage de politique, et qui ne connaisse ce que peut votre singulier génie.

Mais, Sire, quelque grand génie qu'on puisse être, on ne peut écrire ni en vers ni en prose, sans consulter quelqu'un qui nous aime.

Au reste, que la lettre de M. le cardinal de Fleury ne vous étonne pas, Sire; il m'a toujours écrit avec quelque air d'amitié. Si j'étais mal avec lui, c'est que je croyais avoir sujet d'être mécontent de lui, et je n'avais pu plier mon caractère à lui faire ma cour. Il n'y a jamais que le cœur qui me conduise.

V. M. verra, par sa lettre en original, que, quand j'ai fait tenir l'Antimachiavel à ce ministre comme à tant d'autres, je me suis bien donné de garde de désigner V. M. pour l'auteur de cet admirable livre.

Je vous supplie, Sire, de juger ma conduite dans cette affaire par la scrupuleuse attention que j'ai eue à ne jamais donner à <53>personne copie des vers dont V. M. m'a honoré; j'ose dire que je suis le seul dans ce cas.

Je vais partir demain.60-a Madame du Châtelet est fort mal. Je me flatte encore d'être assez heureux pour assurer un moment V. M., à Potsdam, du tendre attachement, de l'admiration et du respect avec lesquels je serai toute ma vie, Sire, etc.


60-a Voltaire ne partit que le 2 ou le 3 décembre.