147. DE VOLTAIRE.

La Haye, 12 octobre 1740.

Sire, Votre Majesté est d'abord suppliée de lire la lettre ci-jointe du jeune Luiscius; elle verra quels sont, en général, les sentiments du public sur l'Antimachiavel.

M. Trévor, l'envoyé d'Angleterre, et tous les hommes un peu instruits, approuvent l'ouvrage unanimement. Mais je l'ai, je crois, déjà dit à V. M., il n'en est pas tout à fait de même de ceux qui ont moins d'esprit et plus de préjugés. Autant ils sont forcés d'admirer ce qu'il y a d'éloquent et de vertueux dans le livre, autant ils s'efforcent de noircir ce qu'il y a d'un peu libre. Ce sont des hiboux offensés du grand jour; et malheureusement <36>il y a trop de ces hiboux dans le monde. Quoique j'eusse retranché ou adouci beaucoup de ces vérités fortes qui irritent les esprits faibles, il en est cependant encore resté quelques-unes dans le manuscrit copié par van Duren. Tous les gens de lettres, tous les philosophes, tous ceux qui ne sont que gens de bien, seront contents. Mais le livre est d'une nature à devoir satisfaire tout le monde; c'est un ouvrage pour tous les hommes et pour tous les temps. Il paraîtra bientôt traduit dans cinq ou six langues.

Il ne faut pas, je crois, que les cris des moines et des bigots s'opposent aux louanges du reste du monde : ils parlent, ils écrivent, ils font des journaux; il y a même, dans l'Antimachiavel, quelques traits dont un ministre malin pourrait se servir pour indisposer quelques puissances.

C'est donc, Sire, dans la vue de remédier à ces inconvénients que j'ai fait travailler nuit et jour à cette nouvelle édition, dont j'envoie les premières feuilles à V. M. Je n'ai fait qu'adoucir certains traits de votre admirable tableau, et j'ose m'assurer qu'avec ces petits correctifs, qui n'ôtent rien à la beauté de l'ouvrage, personne ne pourra jamais se plaindre, et cette instruction des rois passera à la postérité comme un livre sacré que personne ne blasphémera.

Votre livre, Sire, doit être comme vous, il doit plaire à tout le monde; vos plus petits sujets vous aiment, vos lecteurs les plus bornés doivent vous admirer.

Ne doutez pas que votre secret, étant entre les mains de tant de personnes, ne soit bientôt su de tout le monde. Un homme de Clèves disait, tandis que V. M. était à Moyland : « Est-il vrai que nous avons un roi, un des plus savants et des plus grands génies de l'Europe? On dit qu'il a osé réfuter Machiavel. »

Votre cour en parle depuis plus de six mois. Tout cela rend nécessaire l'édition que j'ai faite, et dont je vais distribuer les exemplaires dans toute l'Europe, pour faire tomber celle de van Duren, qui d'ailleurs est très-fautive.

Si, après avoir confronté l'une et l'autre, V. M. me trouve trop sévère, si elle veut conserver quelques traits retranchés ou en ajouter d'autres, elle n'a qu'à dire; comme je compte acheter la moitié de la nouvelle édition de Paupie pour en faire des pré<37>sents, et que Paupie a déjà vendu, par avance, l'autre moitié à ses correspondants, j'en ferai commencer, dans quinze jours, une édition plus correcte, et qui sera conforme à vos intentions. Il serait surtout nécessaire de savoir bientôt à quoi V. M. se déterminera, afin de diriger ceux qui traduisent l'ouvrage en anglais et en italien. C'est ici un monument pour la dernière postérité, le seul livre digne d'un roi depuis quinze cents ans. Il s'agit de votre gloire; je l'aime autant que votre personne. Donnez-moi donc, Sire, des ordres précis.

Si V. M. ne trouve pas assez encore que l'édition de van Duren soit étouffée par la nouvelle, si elle veut qu'on retire le plus qu'on pourra d'exemplaires de celle de van Duren, elle n'a qu'à ordonner. J'en ferai retirer autant que je pourrai, sans affectation, dans les pays étrangers, car il a commencé à débiter son édition dans les autres pays; c'est une de ces fourberies à laquelle on ne pouvait remédier. Je suis obligé de soutenir ici un procès contre lui; l'intention du scélérat était d'être seul le maître de la première et de la seconde édition. Il voulait imprimer et le manuscrit que j'ai tenté de retirer de ses mains, et celui même que j'ai corrigé. Il veut friponner sous le manteau de la loi. Il se fonde sur ce que, ayant le premier manuscrit de moi, il a seul le droit d'impression. Il a raison d'en user ainsi; ces deux éditions et les suivantes feraient sa fortune, et je suis sûr qu'un libraire qui aurait seul le droit de copie en Europe gagnerait trente mille ducats au moins.

Cet homme me fait ici beaucoup de peine. Mais, Sire, un mot de votre main me consolera; j'en ai grand besoin, je suis entouré d'épines. Me voilà dans votre palais. Il est vrai que je n'y suis pas à charge à votre envoyé; mais enfin un hôte incommode au bout d'un certain temps. Je ne peux pourtant sortir d'ici sans honte, ni y rester avec bienséance sans un mot de V. M. à votre envoyé.

Je joins à ce paquet la copie de ma lettre à ce malheureux curé, dépositaire du manuscrit, car je veux que V. M. soit instruite de toutes mes démarches. Je suis, etc.