127. DE VOLTAIRE.

(Bruxelles) 18 juin 1740.

Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l'est pas; mais la mienne l'est. J'étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes m'affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde. Grâce au ciel, Votre Majesté a déjà rempli presque toutes mes prédictions. Vous êtes déjà aimé et dans vos États, et dans l'Europe. Un résident de l'Empereur disait, dans la dernière guerre, au cardinal de Fleury : « Monseigneur, les Français sont bien aimables, mais ils sont tous Turcs. » L'envoyé de V. M. peut dire à présent : Les Français sont tous Prussiens.

Le marquis d'Argenson, conseiller d'État du roi de Fiance, ami de M. de Valori, et homme d'un vrai mérite, avec qui je me suis entretenu souvent à Paris de V. M., m'écrit, du 13, que M. de Valori s'exprime avec lui dans ces propres mots : « Il commence son règne comme il y a apparence qu'il le continuera; partout des traits de bonté de cœur; justice qu'il rend au défunt; tendresse pour ses sujets. » Je ne fais mention de cet ex<6>trait à V. M. que parce que je suis sûr que cela a été écrit d'abondance de cœur, et qu'il m'est revenu de même. Je ne connais point M. de Valori, et V. M. sait que je ne devais pas compter sur ses bonnes grâces; cependant, puisqu'il pense comme moi, et qu'il vous rend tant de justice, je suis bien aise de la lui rendre.

Le ministre qui gouverne le pays où je suis me disait : « Nous verrons s'il renverra tout d'un coup les géants inutiles qui ont fait tant crier; » et moi, je lui répondis : « Il ne fera rien précipitamment. Il ne montrera point un dessein marqué de condamner les fautes qu'a pu faire son prédécesseur; il se contentera de les réparer avec le temps. » Daignez donc avouer, grand roi, que j'ai bien deviné.

V. M. m'ordonne de songer, en lui écrivant, moins au roi qu'à l'homme. C'est un ordre bien selon mon cœur. Je ne sais comment m'y prendre avec un roi; mais je suis bien à mon aise avec un homme véritable, avec un homme qui a dans sa tête et dans son cœur l'amour du genre humain.

Il y a une chose que je n'oserais jamais demander au roi, mais que j'oserais prendre la liberté de demander à l'homme; c'est si le feu roi a du moins connu et aimé tout le mérite de mon adorable prince avant de mourir. Je sais que les qualités du feu roi étaient si différentes des vôtres, qu'il se pourrait bien faire qu'il n'eût pas senti tous vos différents mérites; mais enfin, s'il s'est attendri, s'il a agi avec confiance, s'il a justifié les sentiments admirables que vous avez daigné me témoigner pour lui dans vos lettres, je serai un peu content. Un mot de votre adorable main me ferait entendre tout cela.

Le roi me demandera peut-être pourquoi je fais ces questions à l'homme; il me dira que je suis bien curieux et bien hardi. Savez-vous ce que je répondrai à S. M.? Je lui dirai : Sire, c'est que j'aime l'homme de tout mon cœur.

Votre Majesté, ou Votre Humanité, me fait l'honneur de me mander qu'elle est obligée à présent de donner la préférence à la politique sur la métaphysique, et qu'elle s'escrime avec notre bon cardinal.

Vous paraissez en défiance
De ce saint au ciel attaché,
<7>Qui, par esprit de pénitence,
Quitta son petit évèché
Pour être humblement roi de France.
Je pense qu'il va s'occuper,
Avec un zèle catholique,
Du juste soin de vous tromper;
Car vous êtes un hérétique.

On a agité ici la question si V. M. se ferait sacrer et oindre, ou non. Je ne vois pas qu'elle ait besoin de quelques gouttes d'huile pour être respectable et chère à ses peuples. Je révère fort les saintes ampoules, surtout lorsqu'elles ont été apportées du ciel, et pour des gens tels que Clovis; et je sais bon gré à Samuel d'avoir versé de l'huile d'olive sur la tête de Saül,8-a puisque les oliviers étaient fort communs dans leur pays.

Mais, seigneur, après tout, quand vous ne seriez point
Ce que l'Ecriture appelle oint.
Vous n'en seriez pas moins mon héros et mon maître.
Le grand cœur, les vertus, les talents, font un roi;
Et vous seriez sacré pour la terre et pour moi,
Sans qu'on vît votre front huilé des mains d'un prêtre.

Puisque V. M., qui s'est faite homme, continue toujours à m'honorer de ses lettres, j'ose la supplier de me dire comment elle partage sa journée; j'ai bien peur qu'elle ne travaille trop. On soupe quelquefois sans avoir mis d'intervalle entre le travail et le repas; on se relève le lendemain avec une digestion laborieuse, on travaille avec la tête moins nette; on s'efforce, et on tombe malade. Au nom du genre humain, à qui vous devenez nécessaire, prenez soin d'une santé si précieuse.

Je demanderai encore une autre grâce à V. M.; c'est, quand elle aura fait quelque nouvel établissement, qu'elle aura fait fleurir quelqu'un des beaux-arts, de daigner m'en instruire, car ce sera m'apprendre les nouvelles obligations que je lui aurai. Il y a un mot, dans la lettre de V. M., qui m'a transporté; elle me fait espérer une vision béatifique cette année. Je ne suis pas le seul qui soupire après ce bonheur. La reine de Saba voudrait prendre des mesures pour voir Salomon dans sa gloire. J'ai fait <8>part à M. de Keyserlingk d'un petit projet sur cela; mais j'ai bien peur qu'il n'échoue.

J'espère, dans six ou sept semaines, si les libraires hollandais ne me trompent point, envoyer à V. M. le meilleur livre et le plus utile qu'on ait jamais fait, un livre digne de vous et de votre règne.

Je suis avec la plus tendre reconnaissance, avec profond respect, cela va sans dire, avec des sentiments que je ne peux exprimer, Sire, de V. M., etc.


8-a I Samuel, chap. X. v. 1.