64. AU MÊME.

Remusberg, 14 septembre 1738.

Mon cher ami, je viens de recevoir dans ce moment votre lettre du ... août, qui, par malheur, arrive après coup. Il y a plus de quinze jours que nous sommes de retour du pays de Clèves, ce qui rompt entièrement votre projet.

<233>Je reconnais tout le prix de votre amitié et des attentions obligeantes de la marquise. Il ne se peut assurément rien de plus flatteur que l'idée de la divine Émilie. Je crois cependant que, malgré l'avantage d'une acquisition et l'achat d'une seigneurie, je n'aurais pas joui du bonheur ineffable de vous voir tous les deux.

On aurait envoyé à Ham quelque conseiller bien pesant, qui aurait dressé très-méthodiquement et très-scrupuleusement l'accord de la vente, qui vous aurait ennuyés magnifiquement, et qui, après avoir usé des formalités requises, aurait passé et parafé le contrat; et pour moi, j'aurais eu l'avantage de questionner à son retour monsieur le conseiller sur ce qu'il aurait vu et entendu, qui, au lieu de me parler de Voltaire et d'Émilie, m'aurait entretenu d'arpents de terre, de droits seigneuriaux, de priviléges, et de tout le jargon des sectateurs de Plutus.

Je crois que si la marquise voulait attendre jusqu'à la mort de l'Électeur palatin, dont la santé et l'âge menacent ruine, elle trouverait plus de facilité alors à se défaire de cette terre qu'à présent.

J'ai dans l'esprit, sans pouvoir trop dire pourquoi, que le cas de la succession viendra à exister le printemps prochain. Notre marche au pays de Berg et de Juliers en sera une suite immanquable; la marquise ne pourrait-elle point, si cela arrivait, se rendre sur cette seigneurie voisine de ces duchés? et le digne Voltaire ne pourrait-il point faire une petite incursion jusqu'au camp prussien? J'aurais soin de toutes vos commodités; on vous préparerait une bonne maison dans un village prochain du camp, où je serais à portée de vous aller voir, et d'où vous pourriez vous rendre à ma tente en peu de temps, et selon que votre santé le permettrait. Je vous prie d'y aviser, et de me dire naturellement ce que vous pourrez faire en ma faveur. Ne hasardez rien toutefois qui puisse vous causer le moindre chagrin de la part de votre cour. Je ne veux pas payer au prix de vos désagréments les moments de ma félicité.

La marquise, dont je viens de recevoir une lettre, me marque qu'elle se flattait de ma discrétion à l'égard de toutes les pièces manuscrites que je tiens de votre amitié. Je ne pense pas que vous ayez la moindre inquiétude sur ce sujet; vous savez ce que <234>je vous ai promis, et d'ailleurs l'indiscrétion n'est point du tout mon défaut.

Lorsque je reçois de vos nouveaux ouvrages, je les lis en présence de M. Keyserlingk et de M. Jordan, après quoi je les confie à ma mémoire, et je les retiens comme les paroles de Moïse que les rois d'Israël étaient obligés de se rendre familières.262-a Ces pièces sont ensuite serrées dans l'arrière-cabinet de mes archives, d'où je ne les retire que pour les lire moi seul. Vos lettres ont un même sort, et, quoiqu'on se doute de notre commerce, personne ne sait rien de positif là-dessus. Je ne borne point à cela mes précautions. J'ai pourvu plus loin, et mes domestiques ont ordre de brûler un certain paquet, en cas que je fusse en danger, et que je me trouvasse à l'extrémité.

Ma vie n'a été qu'un tissu de chagrins, et l'école de l'adversité rend circonspect, discret et compatissant. On est attentif aux moindres démarches lorsqu'on réfléchit sur les conséquences qu'elles peuvent avoir, et l'on épargne volontiers aux autres les chagrins qu'on a eus.

Si votre travail et votre assiduité vous empêchent de m'écrire, je vous en dois de l'obligation, bien loin de vous blâmer; vous travaillez pour ma satisfaction, pour mon bonheur; et quand la maladie interrompt notre correspondance, j'en accuse le destin, et je souffre avec vous.

L'ode263-a philosophique que je viens de recevoir est parfaite; les pensées sont foncièrement vraies, ce qui est le principal; elles ont cet air de nouveauté qui frappe, et la poésie du style, qui flatte si agréablement l'oreille et l'esprit, y brille. Je dois mes suffrages à cette ode excellente. Il ne faut point être flatteur, il ne faut être que sincère pour y applaudir.

Cette strophe qui commence :Tandis que les humains, etc. contient en elle un sens infini. A Paris, ce serait le sujet d'une <235>comédie; à Londres, Pope en ferait un poëme épique; et en Allemagne, mes bons compatriotes trouveraient de la matière suffisante pour en forger un in-folio bien conditionné et bien épais.

Je vous estimerai toujours également, mon cher Protée, soit que vous paraissiez en philosophe, en politique, en historien, en poëte, ou sous quelle forme il vous plaira de vous produire. Votre esprit paraît, dans des sujets si différents, d'une égale force; c'est un brillant qui réfléchit des rayons de toutes les couleurs, qui éblouissent également.

Je vous recommande plus que jamais le soin de votre santé, beaucoup de diète et peu d'expériences physiques. Faites-moi du moins donner de vos nouvelles, lorsque vous n'êtes pas en état de m'écrire. Vous ne m'êtes point du tout indifférent, je vous le jure. Il me semble que j'ai une espèce d'hypothèque sur vous, relativement à l'estime que je vous porte. Il faut que j'aie des nouvelles de mon bien, sans quoi mon imagination est fertile à m'offrir des monstres et des fantômes pour les combattre.

N'oubliez pas de faire ressouvenir la marquise de ses adorateurs tudesques. Soyez persuadé des sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, etc.


262-a Deutéronome, chap. XXXI, v. 19, et chap. XXXII, v. 46.

263-a A MM. de l'Académie des sciences qui ont été sous l'équateur et au cercle polaire mesurer des degrés de latitude. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 430.