26. DE VOLTAIRE.

(Cirey) juillet 1737.

Monseigneur, je suis entouré de vos bienfaits, M. de Keyserlingk, le portrait de V. A. R., la seconde partie de la Métaphysique <80>de M. Wolff, la dissertation de M. de Beausobre, et surtout la lettre charmante que vous avez daigné m'écrire de Ruppin, le 6 de juillet. Avec cela on peut braver la fièvre et la langueur qui me minent, et je m'aperçois qu'on peut souffrir et être heureux.

Votre aimable ambassadeur n'a plus de goutte; nous allons le perdre. Il n'est venu que pour se faire regretter; il retourne vers le prince qu'il aime et dont il est aimé; il laisse à Cirey un souvenir éternel de lui, et le règne de Frédéric bien établi. Il emporte mon tribut; j'ai donné tout ce que j'avais. On dit qu'il y a eu des tyrans qui dépouillaient leurs sujets; mais les bons sujets donnent volontiers tous leurs biens aux bons princes.

J'ai donc mis dans un petit paquet tout ce que j'ai fait de l'Histoire de Louis XIV, quelques pièces de vers qui ont été imprimées à la suite de la Henriade, d'une manière très-fautive, quelques morceaux de philosophie. Je me suis dit, en faisant emballer toutes mes pensées :

Pauvre petit génie, oseras-tu paraître
Devant ce génie immortel?
Pour être digne de ton maître,
Il faudrait être universel,
Et tu n'as pas l'honneur de l'être.

Ton prince, continuai-je, aime, connaît, cultive tous les arts, depuis la musique jusqu'à la vraie philosophie; il connaît surtout le grand art de plaire; et, s'il ne joignait pas à ces vertus celle de l'indulgence, M. de Keyserlingk n'emporterait pas un si énorme paquet.

Enfin, monseigneur, vous m'avez inspiré ce que les princes inspirent si rarement, la confiance la plus grande.

J'aurais bien voulu joindre la Pucelle au reste du tribut; votre ambassadeur vous dira que la chose est impossible. Ce petit ouvrage est, depuis près d'un an, entre les mains de madame la marquise du Châtelet, qui ne veut pas s'en dessaisir. L'amitié dont elle m'honore ne lui permet pas de hasarder une chose qui pourrait me séparer d'elle pour jamais; elle a renoncé à tout pour vivre avec moi dans le sein de la retraite et de l'étude; <81>elle sait que la moindre connaissance qu'on aurait de cet ouvrage exciterait certainement un orage. Elle craint tous les accidents; elle sait que M. de Keyserlingk a été gardé à vue à Strasbourg, qu'il le sera encore à son passage, qu'il est épié, qu'il peut être fouillé; elle sait surtout que vous ne voudriez pas hasarder de faire le malheur de vos deux sujets de Cirey pour une plaisanterie en vers. V. A. R. trouverait ce petit poëme d'un ton un peu différent de l'Histoire de Louis XIV et de la Philosophie de Newton; sed dulce est desipere in loco.90-a Malheur aux philosophes qui ne savent pas se dérider le front! Je regarde l'austérité comme une maladie; j'aime encore mieux mille fois être languissant et sujet à la fièvre, comme je le suis, que de penser tristement. Il me semble que la vertu, l'étude et la gaîté sont trois sœurs qu'il ne faut point séparer; ces trois divinités sont vos suivantes; je les prends pour mes maîtresses.

La métaphysique entre pour beaucoup dans votre immensité; je n'ai donc pas hésité de vous soumettre mes doutes sur cette matière, et de demander à vos royales mains un petit peloton de fil pour me conduire dans ce labyrinthe. Vous ne sauriez croire, monseigneur, quelle consolation c'est pour madame du Châtelet et pour moi de voir combien vous pensez en philosophe, et combien votre vertu déteste la superstition. Si la plupart des rois ont encouragé le fanatisme dans leurs États, c'est qu'ils étaient ignorants, c'est qu'ils ne savaient pas que les prêtres sont leurs plus grands ennemis.

En effet, y a-t-il un seul exemple, dans l'histoire du monde, de prêtres qui aient entretenu l'harmonie entre les souverains et leurs sujets? Ne voit-on pas partout, au contraire, des prêtres qui ont levé l'étendard de la discorde et de la révolte? Ne sont-ce pas les presbytériens d'Ecosse qui ont commencé cette malheureuse guerre civile qui a coûté la vie à Charles Ier, à un roi qui était honnête homme? N'est-ce pas un moine qui a assassiné Henri III, roi de France? L'Europe n'est-elle pas encore remplie des traces de l'ambition ecclésiastique? Des évêques devenus princes, et ensuite vos confrères dans l'électoral, un évêque de Rome foulant aux pieds les empereurs, n'en sont-ils pas d'assez forts témoignages?

<82>Pour moi, quand je songe à quel point les hommes sont faibles et fous, je suis toujours étonné que, dans les temps d'ignorance, les papes n'aient pas eu la monarchie universelle.

Je suis persuadé qu'il ne tient à présent qu'à un souverain d'étouffer chez lui toutes semences de fureur religieuse et de discorde ecclésiastique. Il n'y a qu'à être honnête homme et nullement dévot; les hommes, tout sots qu'ils sont, sentent bien dans leur cœur que la vertu vaut mieux que la dévotion. Sous un roi dévot, il n'y a que des hypocrites; un roi honnête homme forme des hommes comme lui.

J'ose ainsi penser tout haut devant V. A. R., car votre caractère divin m'encourage à tout. Je viens de finir une conversation avec M. de Keyserlingk; il a encore enflammé mon zèle et mon admiration pour votre personne. Tout mon malheur est d'avoir une santé qui probablement m'empêchera d'être le témoin du bien que vous ferez aux hommes, et des grands exemples que vous donnerez. Heureux ceux qui verront ces beaux jours! D'autres verront de près la gloire et le bonheur de votre gouvernement; mais moi, j'aurai joui des bontés du prince philosophe, j'aurai eu les prémices de sa grande âme, j'aurai été trop heureux, etc.


90-a Horace, Odes, liv. IV, ode 12, v. 28. Voyez t. XIX, p. 331.