256. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 27 juillet 1762.



Sire,

Lorsque j'ai eu l'honneur de recevoir votre dernière lettre, je savais depuis quatre jours l'événement arrivé en Russie. Comment est-il possible qu'on n'ait pu ni le prévoir ni l'empêcher dans le temps que tout semblait se réunir pour montrer qu'on devait s'y attendre? La façon dont pensaient les Russes qui passaient par Berlin, les discours du ministre de Russie à la Haye, les lettres qui venaient de Pétersbourg, tout cela présageait ce triste événement. Il y a six semaines qu'un ministre étranger à la cour de Russie écrivit ici à un ministre bien intentionné pour vos intérêts tout ce qui est arrivé; il lui prédisait qu'on verrait bientôt, si l'on n'y prenait garde, ce qui n'a été que trop effectué. Ayant vu cette lettre, je conseillai à ce ministre de parler au comte de Finck, et il l'avertit de ce qu'on lui mandait. Malheureusement cet avis n'a servi de rien. Si V. M. se rappelle ma dernière lettre, elle verra actuellement que les craintes que je lui témoignai, et que j'exprimai à mots couverts, n'étaient que trop <336><337>bien fondées. Dieu veuille que celles que j'ai sur la continuation de la paix soient fausses! Vous me dites, Sire, que toutes les troupes russes retourneront en Russie; je le souhaite. Mais M. de Saldern, envoyé du Holstein, homme dévoué à V. M., me dit encore hier qu'il n'en croyait rien; les paquets qui arrivent de la Prusse sont cachetés avec les armes russiennes, et le manifeste que la cour de Pétersbourg a fait publier pour reprendre possession de ce pays a jeté ici tout le monde dans la consternation. Comment, Sire, pouvez-vous vous résoudre à laisser Stettin dans un état à ne pas résister à un coup de main? Trois bataillons de moins dans votre armée et deux bataillons dans celle du prince Henri font-ils donc le sort de ces armées? Mais ils le font de la principale et même de la seule ville qui assure Berlin et tout le Brandebourg. Excusez-moi, Sire, si je prends la liberté de vous dire ce que je pense à ce sujet. C'est un véritable zèle qui me fait parler. Plût à Dieu que je pusse voir V. M. tranquille, heureuse, et mourir une heure après! Je sacrifierais peu de chose, car la vie me devient à charge, et je suis las d'être dans un monde gouverné par une aveugle fortune et habité par des hommes plus méchants que les animaux les plus féroces. Le prince Ferdinand a remporté un avantage sur les Français, dont V. M. aura déjà reçu la nouvelle. Mon affliction est si grande, qu'à peine ai-je été sensible à cet événement; il n'y a plus que la conservation de V. M. qui puisse m'affecter, et l'espoir de vous voir surmonter à la fin les caprices d'une fortune bizarre. J'ai l'honneur, etc.