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197. DU MÊME.

Berlin, 3 novembre 1761.



Sire,

Je suis bien éloigné de croire que les événements particuliers n'influent pas infiniment sur le général des affaires; mais, depuis le commencement de cette guerre, j'ai adopté une maxime du Télémaque de M. de Cambrai pour en faire la base et le fondement de ma façon de penser.291-a « Avant que les accidents fâcheux arrivent, dit Mentor, il faut tout mettre en œuvre pour les prévenir; quand ils sont arrivés, il ne reste plus qu'à les mépriser. » Ce qui m'a fortifié dans cette façon de penser, c'est que j'ai toujours vu que nos plus grands revers ont été suivis des plus heureux événements. Tant que vous pourrez agir, j'aurai toujours bonne espérance, et, s'il ne vous restait que dix hommes et de la santé, je ne perdrais point l'espoir de voir à la fin échouer les projets des ennemis.

On a été à Berlin dans la plus grande surprise lorsqu'on a appris l'aventure arrivée à des officiers autrichiens, prisonniers à Magdebourg, dont on a découvert les conspirations; cela est épouvantable. Comment est-ce que des officiers qui ont donné leur parole d'honneur peuvent y manquer aussi indignement? Enfin, si tout ce que les lettres qui nous viennent de Magdebourg disent est bien véritable, il y a de quoi faire de sérieuses réflexions sur la police et sur la garde qu'on doit établir dans cette ville.

L'armée de M. de Soubise est enfin entrée en quartiers d'hiver. <261>Il a renvoyé en France cinquante-cinq escadrons et vingt-deux bataillons. On arme dans les ports de France pour agir contre l'Angleterre, et l'on parle encore de la construction des bateaux plats :292-a tout cela me paraîtrait encore plus plat que les bateaux, si M. P... avait voulu rester dans sa place.292-b En attendant, les Anglais vont démolir Belle-Isle de fond en comble, pour pouvoir se servir de la grosse garnison qu'ils sont obligés d'y tenir; toutes les gazettes de Londres assurent cette nouvelle.

Je ne sais ce que fait Voltaire; il a publié une Lettre pour prouver qu'il était très-bon chrétien, et qu'il allait exactement à la messe. Cet homme mourra comme il a vécu, agité de mille projets chimériques. Son dernier ouvrage sur la Russie est entièrement tombé. A propos d'ouvrage, j'ai discontinué depuis plus de deux mois ma traduction de Plutarque, que je reprendrai bientôt, et j'ai employé ce temps à traduire le plus ancien philosophe grec qui nous reste, appelé Ocellus Lucanus. Il a fait un ouvrage sur la nécessité de l'éternité du monde; il vivait longtemps avant Socrate, Platon, Aristote, etc. Son ouvrage est court, mais excellent; j'y ai joint, sous le prétexte d'éclaircir le texte, plusieurs dissertations qui ne feront pas rire les ennemis des philosophes. Ce qui m'a engagé à faire cet ouvrage, que j'aurai l'honneur d'envoyer à V. M., imprimé, dans sept ou huit jours, c'est la mauvaise humeur où plusieurs fanatiques m'ont mis depuis quelque temps. Il n'y a pas de mois qui n'ait vu paraître, cette année, quelque libelle contre les philosophes; entre autres, il y en a un, intitulé L'Anti-Sans-Souci,293-a qui est un gros volume digne d'être sorti de la plume d'un fiacre. Je voudrais bien que vos ennemis militaires fussent aussi méprisables que vos ennemis littéraires. Leur grand cheval de bataille, c'est l'ouvrage de La Mettrie; mais, loin de vouloir le soutenir, lorsque je suis venu <262>à cet article, j'ai pris le parti de prouver que La Mettrie n'avait jamais parlé ni pensé comme les philosophes, mais que, en beaucoup de choses, il avait donné dans les mêmes travers que les théologiens, et ce qu'il y a de plaisant, c'est que je le prouve sans réplique. Au reste, j'ai tâché d'écrire mon livre avec le plus de décence qu'il m'a été possible, et j'espère que tout homme qui ne sera pas bête ou fanatique ne pourra s'empêcher de convenir qu'on peut suivre les sentiments d'Épicure, et être un très-galant homme et fort utile à la société. Je demande d'avance à V. M. un peu d'indulgence pour mon ouvrage, et je la prie de vouloir excuser les fautes qu'elle y trouvera, en faveur du zèle qui m'a fait défendre la bonne cause. J'ai l'honneur, etc.


291-a Fénélon, archevêque de Cambrai, fait dire à Mentor, au milieu du premier livre des Aventures de Télémaque : « Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre; mais, quand on y est, il ne reste plus qu'à le mépriser. »

292-a Voyez ci-dessus, p. 110.

292-b William Pitt, né en 1708 et premier comte de Chatham, fut élevé à cette dignité le 29 juillet 1766. Il quitta le ministère le 5 octobre 1761. Voyez t. V, p. 173 et 174.

293-a L'Anti-Sans-Souci, ou la folie des nouveaux philosophes, naturalistes, déistes et autres impies, dépeinte au naturel, par M. D. C. R. A. A Bouillon, 1760, trois cent cinquante-neuf pages in-8. Ce livre n'est qu'une lourde déclamation contre les Poésies diverses du Roi, Berlin, 1760.