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29. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 8 février 1754.



Sire,

Il était deux heures avant le jour, lorsque le postillon que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'envoyer a frappé à ma porte. Tous mes gens dormaient profondément, et, ayant été le premier à l'entendre, je crie à gorge déployée : Qu'on ouvre à M. Carita, mon apothicaire, qui m'apporte l'émulsion que je dois prendre ce matin! Mon laquais, un moment après, entre dans ma chambre avec un homme botté, habillé de bleu, tenant un paquet à la main. Je me frotte les yeux, je les ouvre tant que je puis, et je ne comprenais pas par quel enchantement un apothicaire avait été métamorphosé tout à coup en postillon, et une bouteille d'émulsion en lettre. Enfin, revenu un peu à moi-même, je sors de dessous ma couverture un bras à demi paralytique, j'ouvre la lettre, et, à l'aide d'une bougie que tenait mon laquais à demi nu, je lis les vers de V. M.,a qui, par parenthèse, quand ils ne seraient faits que par un particulier, feraient passer mon châlit à l'immortalité; ils sont dignes de Chaulieu. Ma lecture finie, je me fais étayer de coussins, et, soutenu ainsi qu'un vieux bâtiment qui va crouler, j'ai l'honneur d'écrire ces lignes à V. M., qui m'ont coûté bien des aïe! et des hé! car vous savez, Sire, que je ne suis rien moins que stoïcien. Au reste, V. M. ne me rend pas justice en croyant que la paresse me tient au lit. Passe encore, Sire, si vous aviez cette pensée lorsqu'il faut que de Potsdam je vienne à Berlin; mais pour rester à Berlin quand je puis être à Potsdam, il faut que je sois aussi paralytique que l'était celui de l'Évangile. Je guérirai pourtant, j'espère, dans trois ou quatre jours; et la pharmacie assure que je n'aurai pas pris encore deux douzaines de clystères, trois médecines et six bouteilles d'émulsion, que l'on me dira : Prends ton lit et marche,a et va à Potsdam. J'ai l'honneur, etc.


a Voyez t. XIII, p. 55-58.

a Saint Mathieu, chap. IX, v. 6.