<192>marquis, il sera temps d'épancher sa joie; mais jusque-là ne nous flattons pas, de crainte qu'une mauvaise nouvelle inattendue ne nous abatte trop.

Je mène ici la vie d'un chartreux militaire. J'ai beaucoup à penser à mes affaires; le reste du temps, je le donne aux lettres, qui font ma consolation, comme elles faisaient celle de ce consul orateur, père de la patrie et de l'éloquence.a Je ne sais si je survivrai à cette guerre; mais je suis bien résolu, au cas que cela arrive, à passer le reste de mes jours dans la retraite, au sein de la philosophie et de l'amitié. Dès que la correspondance deviendra plus libre, vous me ferez plaisir de m'écrire plus souvent. Je ne sais où nous aurons nos quartiers cet hiver. Ma maison à Breslau a péri durant le bombardement; nos ennemis nous envient jusqu'à la lumière du jour et à l'air que nous respirons. Il faudra pourtant bien qu'ils nous laissent une place, et, si elle est sûre, je me fais une fête de vous voir.

Eh bien, mon cher marquis, que devient la paix de la France? Vous voyez bien que votre nation est plus aveugle que vous ne l'avez cru; ces fous perdront le Canada et Pondichéry pour faire plaisir à la reine de Hongrie et à la Czarine. Veuille le ciel que le prince Ferdinand les paye bien de leur zèle! Ce seront des officiers innocents de ces maux et de pauvres soldats qui en seront les victimes, et les illustres coupables n'en souffriront pas. Je sais un trait du duc de Choiseul que je vous conterai lorsque je vous verrai; jamais procédé plus fou ni plus inconséquent n'a flétri un ministre de France, depuis que cette monarchie en a. Voici des affaires qui me surviennent; j'étais en train d'écrire, mais je vois qu'il faut finir et pour ne pas vous ennuyer, et pour ne point manquer à mon devoir. Adieu, cher marquis; je vous embrasse.


a Voyez t. XVI, p. 226, et ci-dessus, p. 144. Voyez aussi l'Histoire naturelle de Pline, liv. VII, chap. XXX, §§. 116 et 117.