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95. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 24 décembre 1759.



Sire,

Il vient de paraître ici un grave personnage auprès de qui Daniel, Jérémie, Josias et tous les prophètes grands et petits ne sont rien.a Cet homme, depuis dix-huit mois, passait pour un fou, parce qu'il avait prédit, l'année cinquante-huit, que vous essuieriez de grands malheurs dans l'année cinquante-neuf. Il a été, depuis quinze jours, chez tous ceux à qui il avait annoncé ses prédictions, et leur a dit fort sérieusement : « Messieurs, j'ai passé pour fou auprès de vous, parce que je vous avais annoncé la vérité. L'événement a justifié tout ce que je vous avais dit. Prenez-moi encore pour un fou, si vous le jugez à propos; je vous assure que le Roi va être bientôt au- dessus de tous ses ennemis, et que, jusqu'à la fin de la guerre, il n'aura plus que des succès heureux. » Comme les discours de cet homme singulier font l'entretien de toute la ville, j'ai été curieux de m'informer de quoi il était question. M. Gotzkowsky et d'autres gens sensés qui connaissent cet homme disent que véritablement il leur avait dit, en cinquante-huit, que les Prussiens auraient de grands revers en cinquante-neuf, et qu'il avait toujours ajouté ce qu'il annonçait encore aujourd'hui, que, en soixante, les Prussiens seraient et plus heureux, et plus glorieux qu'ils ne l'avaient jamais été. Quant à moi, sans être prophète et sans avoir l'honneur d'exalter mon âme, je suis bien persuadé que vous réparerez tous les maux que peuvent avoir causés des fautes où vous n'avez jamais eu aucune part, et qu'humainement vous ne pouviez ni prévoir, ni éviter, les causes secondes étant au-dessus de toute la prudence humaine. Vous êtes comme ces habiles architectes qui, par la grande connaissance qu'ils ont de leur art, savent raffermir et resserrer les crevasses qui se sont faites à des bâtiments que des orages imprévus ou des tremblements de terre avaient ébranlés.

J'ai remis à l'impression les Réflexions, etc., et je me flatte


a Ce prétendu prophète s'appelait Pfannenstiel : il était tisserand de profession. Voyez t. XII, p. 141.