16. A LA MÊME.

(Freyberg) 26 mars 1760.



Madame,

Ce jour a été heureux pour moi. Il m'a procuré trois de vos lettres, l'une plus obligeante que l'autre. L'incluse de Pa. annonce l'arrivée, et que le B. de F. s'était chargé de sa commission, et avait incessamment mis les fers au feu, et qu'il lui procurera le <181>moyen de faire passer la réponse. Il paraît clair qu'il y a deux partis là-bas, qui partent de principes très-différents les uns des autres. Mais, malgré ces intrigues, je ne crois pas qu'il faut désespérer de la paix. J'ai des lettres de Hollande qui me donnent bonne espérance, et peut-être qu'au mois de juin nous en verrons les fruits. Vous avez la bonté de me marquer, madame, l'embarras où vous êtes touchant les lettres. Je ne vois de route que celle de Leipzig. Il y a un corps de Prussiens avancé de nouveau à Zeitz, qui chassera Luszinzky de Gera. Tant que cette petite expédition durera, la correspondance sera sûre; quand cela sera fini, je ne vois de route que celle de Leipzig qui nous reste ouverte.

Voici une réponse à Vol., dont j'ai encore l'incongruité de vous charger.

Si ce livre du philosophe anglais m'apprend à me mieux morigéner, je vous supplie, madame, de me l'indiquer. Je ne le connais pas; mais je le crois bon, s'il mérite votre suffrage. Ce sont les malheurs, madame, qui rendent les hommes philosophes. Ma jeunesse a été l'école de l'adversité, et, depuis, dans un rang tant envié, et qui en impose au peuple par une enflure de grandeur, je n'ai pas manqué de revers et d'infortune. Une chose qui n'est presque arrivée qu'à moi est que j'ai perdu tous mes amis de cœur et mes anciennes connaissances. Ce sont des plaies dont le cœur saigne longtemps, que la philosophie apaise, mais que sa main ne saurait guérir. Le malheur rend sage, il dessille les yeux des préjugés qui les offusquaient, et nous détrompe des objets frivoles. C'est un bien pour les autres, mais un mal pour soi; car il n'y a qu'illusions dans le monde, et ceux qui s'en amusent sont en effet plus heureux que ceux qui en connaissent le néant et les méprisent. On pourrait dire à la philosophie ce que ce fou qui se croyait en paradis disait au médecin qui l'avait guéri et lui demandait son salaire : « Malheureux, veux-tu que je te paye du mal que tu m'as fait? J'étais en paradis, et tu m'en as tiré. »208-a

Voilà, madame, une confession qui ne fait guère honneur à la raison; mais c'est la vérité toute pure. Le stoïcisme est le der<182>nier effort auquel l'esprit humain puisse atteindre; mais pour nous rendre heureux, il nous rend insensibles, et l'homme est un animal plutôt sensible que raisonnable;208-b ses sens ont un puissant empire sur lui, que la nature leur a donné et dont ils abusent souvent, et la guerre que la raison leur fait sans cesse est à peu près semblable à celle que je fais à mes ennemis, dont souvent le grand nombre m'accable. Je crains bien que ces vapeurs de morale ne vous causent, madame, un profond ennui; pourvu qu'elles rendissent votre sommeil meilleur, vous pourriez au moins vous en servir comme d'un soporifique et en user envers moi comme l'abbé Terrasson209-a envers un prêtre de sa paroisse. L'abbé Terrasson avait des insomnies qui le minaient et le conduisaient doucement au tombeau. Un jour qu'il était excédé de ce mal, il envoya chercher ce curé. Le tonsuré arriva, tout fier d'opérer une belle conversion; il triomphait déjà dans le fond de son cœur, quand l'abbé mourant lui dit : « Monsieur le curé, ne pourriez-vous pas me répéter quelqu'un des sermons que je vous ai entendu faire? Je me souviens que je dormais si bien dans votre église! Les médecins m'ont abandonné; mais prêchez, et vous me rendrez la vie. » Puissiez-vous, madame, de longtemps n'avoir besoin, pour votre santé, ni de ses sermons, ni de mes lettres! Puissiez-vous être persuadée, autant que je le voudrais, de la reconnaissance et de la haute estime avec laquelle je suis,



Madame,

de Votre Altesse
le très-fidèle cousin et serviteur,
Federic.


208-a Voyez t. VIII, p. 46, et t. IX, p. 155. Cette anecdote est racontée par Boileau, satire IV, v. 103.

208-b Voyez t. XIV, p. 73, t. XVII, p. 173, et ci-dessus, p. 181; voyez aussi la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, Leitmeritz, juin 1757.

209-a Voyez t. XVI, p. 91.