33. DE M. DE SUHM.

Dresde, 24 octobre 1736.



Monseigneur

Quelques embarras domestiques m'ayant mis, bien malgré moi, dans la fâcheuse nécessité d'interrompre ma traduction, j'ai eu, pour comble de déplaisir, le chagrin d'apprendre à mon retour en ville, par une lettre de Berlin, que deux de mes paquets ont été retardés, sans que j'en puisse encore deviner la cause. J'ai aussitôt pris toutes les mesures nécessaires pour en être informé au plus tôt, afin de pouvoir remédier pour la suite à cet inconvénient. Je me flatte, monseigneur, que vous ne prendrez point en mauvaise part ces petites irrégularités qu'il n'a pas dépendu de moi de prévenir, et que vous voudrez bien être persuadé, au contraire, que rien au monde ne me tient tant à cœur que d'exécuter avec tout le zèle et toute la promptitude possibles les ordres dont il plaît à V. A. R. de m'honorer.

<292>Mon libraire en cette ville m'a envoyé la traduction de la Logique de Wolff, par M. des Champs.320-a Je l'ai aussitôt parcourue des yeux avec avidité, et elle m'a paru bonne. Je suis ensuite tombé comme par hasard sur l'Épître dédicatoire, que je n'avais point d'abord remarquée. Je ne vous le cacherai point, monseigneur, mon cœur a tressailli en y voyant, à la tête, le nom de V.A. R., et un sentiment inconnu a fait bouillonner mon sang dans mes veines. Je crois, car pourquoi ne l'avouerais-je pas ingénument? je crois que c'était un mouvement d'envie. Mais, cette première impression passée, la raison a aussitôt repris son empire, et m'a aidé à étouffer un sentiment si indigne d'une personne que vous honorez de tant de bontés. Pour prix d'un aveu si plein de franchise, j'ose espérer que V. A. R. ensevelira à jamais dans l'oubli le souvenir de cette faiblesse, et daignera m'épargner par là la confusion dont le moindre mot de sa part sur ce sujet ne manquerait pas de me couvrir.

J'ai donc lu cette Épître avec le vif intérêt que m'inspire tout ce qui regarde V. A. R.; et, me mettant à sa place, c'est-à-dire, m'élevant bien loin au-dessus de moi-même par le sentiment de ses sublimes qualités, j'ai cru éprouver pour elle quelque embarras à cette lecture; non que V. A. R. ne soit, par toutes ses belles vertus, bien au-dessus de toutes les louanges, toutes vraies, quoique trop fadement exprimées, de cette Épître, mais parce que sa grande modestie refuse absolument de se reconnaître dans son propre portrait, et en est même d'autant plus embarrassée, plus la peinture en est fidèle. Mais ne voilà-t-il pas que, sans m'en apercevoir, je retombe moi-même dans la faute que V. A. R. m'a déjà si souvent reprochée! Pardonnez, monseigneur, mon cœur seul était coupable; c'est lui, c'est la vivacité de ses sentiments qui me surprend, qui me séduit chaque fois que je viens à parler de vous. Ma volonté vous est parfaitement soumise, et ne peut vous désobéir; mais le sentiment l'emporte. Cependant il le faut, puisque vous le voulez; je veillerai donc sur moi-même, et m'interdirai absolument, au moins envers vous, ces douces effusions d'un cœur trop plein de votre auguste <293>personne pour ne pas aimer à s'épancher sans cesse en louanges sur ses belles qualités, d'un cœur trop ingénu pour pouvoir cacher ce qu'il sent, et trop sincère pour afficher ce qu'il ne sent pas. Oui, je m'interdirais même, si vous l'ordonniez, tout langage pour vous complaire.

Il était fort heureux pour M. des Champs qu'il écrivît pour le public; car, n'étant point ainsi obligé de savoir ce qui pouvait plaire ou déplaire à V. A. R., il a eu un beau champ à s'étendre sur l'éloge d'un prince dont il avait à louer le caractère. En vérité, il m'a fait naître une envie démesurée de devenir auteur, afin de pouvoir une bonne fois, à l'abri des droits que me donnerait ce titre, m'épancher tout librement sur un sujet dont mon cœur est si plein, et en dire à mon aise tout ce que j'en pense. Je n'ai garde cependant de m'imaginer que ma traduction me donne jamais ce privilége, quelques corrections qu'on y fît, à moins que de tout refondre.

Je sais très-bon gré à M. des Champs de s'être étendu dans sa préface sur les difficultés qu'il y a en général à traduire de l'allemand en français, et en particulier de celles d'une traduction de la Métaphysique de Wolff. Si donc V. A. R. a déjà jeté les yeux sur cette préface, elle aura eu occasion de se persuader que, en me chargeant de cette traduction, j'avais sans hésiter entrepris l'impossible pour lui obéir. Mais je mourrai, monseigneur, dans cette disposition, et, partout où mes forces ne pourront atteindre, vous connaîtrez du moins le zèle ardent et le dévouement entier et parfait avec lequel je suis très-respectueusement et pour toute la vie, etc.


320-a Voyez t. XIV, p. 323, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 9 septembre 1736.