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VI. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE MANTEUFFEL. (11 MARS 1736.)[Titelblatt]

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AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 11 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,115-a

Comme je pars demain pour m'en retourner à Ruppin, et que, par ce voyage, je m'éloigne plus de vous que je ne le suis à présent, je le considère comme un redoublement d'absence; c'est pourquoi je prends congé de vous avant que de partir, espérant que vous aurez bien reçu ma dernière, et que votre voyage finira au plus tôt.

Mon cher Quinze-Vingt, je me crois obligé de vous rendre compte de la manière dont j'ai passé mon temps pendant que j'ai été ici. Premièrement, j'ai fait beaucoup de riens, qui ne méritent aucune attention; ensuite, j'ai fait d'autres choses qui ne sont pas de beaucoup plus de valeur, comme de me faire peindre, de me promener, de boire, manger, etc. Mais ce que j'ai fait de meilleur, c'est d'avoir achevé un tome de Rollin, d'avoir mis le nez dans les ouvrages de Wolff, et d'avoir entendu prêcher M. de Beausobre. Je sors de son sermon, et la fraîche idée que j'en ai m'en fera rapporter les points principaux, comme méritant de parvenir jusqu'à vous.

Le but de son sermon était de dévoiler les causes qui avaient empêché les pharisiens et les saducéens d'adhérer à la mission de Notre-Seigneur. De là il prend occasion d'en déduire les raisons, savoir : la prévention orgueilleuse des pharisiens, leur avarice, jointe à l'esprit de gouvernement, et, en troisième lieu, le déréglement de leurs mœurs. Ensuite il fait un exposé de la doctrine des saducéens, ce qui lui fournit tout naturellement l'occa<108>sion de traiter le dogme de l'immortalité de l'âme, qu'ils révoquaient en doute. Il continue par faire voir la supériorité de la doctrine et de la morale de Jésus-Christ à la leur; il effleure ensuite légèrement la comparaison des pharisiens et des scribes avec les pontifes et les évêques de l'Eglise romaine, et il conclut son discours par une exhortation à tous ceux qui sont revêtus de quelque autorité de n'en jamais abuser, mais de s'en servir conformément aux lois de Dieu et aux lois humaines.

La mort de M. Forneret,116-a dont il était chargé de faire l'oraison funèbre, lui a fourni en même temps l'occasion de faire, le plus beau panégyrique du monde. M. Forneret est bien heureux d'être tombé en de pareilles mains; je le trouverais un très-grand homme, n'eût-il eu que le quart des vertus et des belles qualités que M. de Beausobre lui approprie. Par l'attention que j'ai eue à ce sermon, vous pouvez juger qu'il m'a beaucoup plu.

M. de Beausobre a l'air d'un docteur de la loi; il enseigne avec une noble hardiesse; l'on voit qu'il est maître de la matière qu'il traite. Quoiqu'il ait près de quatre-vingts ans, il joint une belle parrhésie à une éloquence achevée, et la justesse des expressions à la force du raisonnement; il serait à souhaiter que quinze lustres passés ne l'eussent pas privé des dents, ce qui fait qu'il a de la peine à prononcer distinctement, et que les auditeurs sont obligés de prêter une double attention à son discours. Après tout, c'est le plus grand homme qu'il y ait dans le pays, et qui mérite certainement qu'on l'entende et qu'on l'admire. Quelle finesse de pensées! quels tours arrondis! et le tout amené et conduit avec toute l'adresse du monde à ses fins.

Comme vous le connaissez particulièrement, vous me ferez un grand plaisir de lui dire que je me range du côté de ses admirateurs, et que son discours non seulement a frappé mon esprit, mais que mes oreilles ont eu leur part à ce plaisir, ayant été flattées d'une manière bien agréable par les traits achevés d'éloquence dont tout ce sermon était parsemé.

En cas que vous n'ayez pas été à l'église cette semaine, ma lettre vous vaudra un sermon; mais il faudrait être M. de Beausobre pour vous y faire trouver toute la beauté que j'y ai trouvée.

<109>Je finis une lettre qui pourrait passer pour une épître, si je l'allongeais encore d'une page, et je crains fort que sa lecture ne vous fasse bâiller comme un sermon de prône; mais la coutume donne de l'effronterie. Je vous ai fait bâiller plus d'une fois, et, enhardi par votre indulgence, je me trouve toujours dans le cas de récidiver. Pardonnez-le-moi comme une faute qui ne vient que du plaisir que je trouve à converser avec vous, et à vous assurer, à la fin de tout ce galimatias, d'une vérité fort claire et évidente, qui est la parfaite estime avec laquelle je serai toujours,



Mon cher Quinze-Vingt,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.


115-a Le comte de Manteuffel s'était donné ce surnom, pour marquer qu'il ne prétendait pas instruire ni éclairer le prince, n'étant lui-même qu'un aveugle.

116-a Pasteur et conseiller du consistoire.