<I>

ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XIV.

<II><III>

ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XIV. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCL

<IV><V>

ŒUVRES POÉTIQUES DE Frédéric II ROI DE PRUSSE TOME V. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCL

<VI><VII>

POÉSIES ÉPARSES

<VIII><IX>

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Nous avons donné le titre de Poésies éparses et de Mélanges littéraires aux deux volumes XIV et XV, qui forment la suite des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci et des Poésies posthumes, c'est-à-dire, la troisième et dernière section des Œuvres poétiques.

Les Poésies éparses, dont se compose ce volume, contiennent : 1o toutes les pièces que le Roi avait écrites dans sa jeunesse, et qu'il ne fit pas entrer dans la collection des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci; 2o toutes les poésies des douze dernières années de sa vie qu'il n'a pas voulu ajouter à la collection manuscrite des Poésies posthumes; 3o toutes les poésies, y compris les pièces de théâtre, qu'il avait composées pour quelque occasion particulière ou dans un but spécial, et qu'il avait données en manuscrit à ses amis.

Il est souvent fait mention des premiers essais poétiques de notre Auteur dans sa correspondance avec Voltaire, et nous avons eu la satisfaction de retrouver presque toutes ces prémices de sa muse. Cependant il en manque quelques-unes, entre autres les vers A madame de La Popelinière, de l'année 1737. A cette perte il faut ajouter celle des vers Sur la Jouissance mentionnés dans la lettre de Frédéric à Voltaire, du 29 juillet 1740; des vers A M. de Maurepas cités dans les lettres de Voltaire au Roi, du 26 janvier et du 19 avril 1749; et du Dialogue des morts entre madame de Pompadour et la Vierge Marie, qui fut composé au mois de décembre 1773. Ce Dialogue, qui s'est perdu depuis, faisait partie de la collection confiée par le Roi à M. Villaume; voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 9. Le Roi l'avait aussi donné à d'Alembert; voyez Œuvres posthumes, Berlin, 1788, t. XI, p. 176, 184, 198; et t. XIV, p. 249.

<X>Frédéric avait eu dans sa jeunesse l'intention d'écrire une tragédie et une épopée. Il parle de la tragédie dans sa lettre à Voltaire, du 3 février 1739; le sujet en était tiré de l'Énéide; c'était le touchant épisode de Nisus et Euryale. Quant à l'épopée, il en parle dans une lettre à Algarotti, du 11 octobre 1740, sans en dire le titre. Nous ignorons si le sujet de ce poëme était peut-être Gustave Wasa, dont il pensait, en 1752, à faire le héros d'une épopée, comme nous le voyons par la lettre de Voltaire au Roi, du 5 septembre de la même année. Cependant Frédéric n'a rien écrit, ni de la tragédie, ni de l'épopée.

On trouve dans la liste de M. Villaume (J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 9) une tragédie d'Alexis attribuée à Frédéric; mais cette tragédie n'est autre chose que l'Irène de Voltaire, titre sous lequel elle est plus connue; cette pièce avait été demandée par le Roi à la famille du poëte après la mort de celui-ci. D'un autre côté, d'Alembert dit dans sa lettre au Roi, du 3 juillet 1778, en parlant de Voltaire : « Quoique sa tragédie d'Irène ne vaille ni Zaïre ni Mahomet, elle est encore fort supérieure à toutes les tragédies qu'on nous donne aujourd'hui. On m'a dit que V. M. l'a fait demander à la famille, qui sans doute se fera un plaisir et un devoir de procurer cette lecture à V. M. » Les héritiers de feu Mme la comtesse d'Itzenplitz sont en possession du manuscrit, à la fin duquel se trouve cette note : « J'ai lu, par ordre de monsieur le lieutenant-général de police, Alexis, tragédie, et je n'ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher la représentation ni l'impression. »

« A Paris, le 6 janvier 1778. (Signé) Suard. »

Les Œuvres posthumes de Frédéric le Grand, édition de Bâle, t. III, et le Supplément aux Œuvres posthumes, édition de Berlin, t. I, attribuent mal à propos à Frédéric la comédie en vers de Tantale en procès (1753), dans laquelle Voltaire joue, sous le nom d'Engoule-tout, le personnage de Tantale en procès ave Ismaël, joaillier juif; l'auteur de cette pièce est M. Pottier, poëte de la cour du margrave Charles. Voyez La Prusse littéraire sous Frédéric II, par l'abbé Denina. A Berlin, 1791, t. III, p. 165 et 166.

On trouve de plus dans les Œuvres posthumes de Frédéric II, A Berlin, 1788, t. VI, p. 129-138, un Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet. Cette pièce vraiment intéressante a aussi été attribuée à Frédéric par M. Camille Paganel dans son Histoire de Frédéric-le-Grand, Paris, 1830, t. II, où on lit, p. 400 : « Le lecteur ne trouvera pas sans quelque plaisir, je pense, à la fin du volume, ce morceau plein d'une gaieté fine et mordante. » Le Dialogue y est en effet réimprimé, p. 514 à 518, parmi les Pièces justificatives. Cependant ce n'est pas l'ouvrage du roi de Prusse, mais de Voltaire. La <XI>lettre de celui-ci à Frédéric, du 5 juin 1751, et le fait que le Dialogue a été mis au nombre des œuvres de Voltaire dans l'excellente édition de M. Beuchot, t. XXXIX, p. 359-364, ne laissent aucun doute à cet égard. Aussi M. Camille Paganel a-t-il reconnu formellement son erreur dans la seconde édition de son ouvrage, 1847, t. II, p. 442.

Dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, le premier volume commence par les Odes, qui sont suivies des Épîtres et de l'Art de la guerre; le second volume contient les Epîtres familières et les Poésies diverses. Les Poésies posthumes commencent également par les Odes, et les Poésies diverses viennent ensuite, selon l'ordre des années de leur composition. Nous mettons de même ici les Odes en tête des Poésies éparses, en faisant suivre les Épîtres, les Contes, les Facéties, les Épigrammes, les Épitaphes, la Guerre des confédérés, les Dialogues des morts, enfin les Comédies et les Opéras.

I. ODE SUR LE TEMPS.

Cette Ode se trouve déjà dans les Œuvres diverses du Philosophe de Sans-Souci (sans lieu d'impression) 1761, t. III, p. 4-6. Les éditeurs de 1789 l'ont admise dans les Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur, t. III, p. 522, pour remplacer l'Ode au comte de Brühl, qu'ils avaient supprimée. Notre texte est une reproduction de l'édition de 1789.

II. ODE SUR L'OUBLI.

Nous publions cette Ode, encore inédite, d'après la copie qui nous en a été communiquée par ordre de Sa Majesté l'empereur de Russie, copie faite sur l'autographe de Frédéric, qui fut envoyé à Voltaire le 8 février 1737. Le comte de Suchtelen a acquis cette pièce à Ferney, avec beaucoup d'autres manuscrits, de Wagnière, ancien secrétaire de Voltaire, et en a fait présent à la bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg.

III. ODE. APOLOGIE DÉS BONTÉS DE DIEU.

Frédéric a mis beaucoup de soin à la composition de cette Ode, qu'il a retouchée plusieurs fois. Nous reproduisons le texte fourni <XII>par la Correspondance de Frédéric II avec U.-F. de Suhm. A Berlin, 1787, t. II, p. 317, en y ajoutant les deux rédactions envoyées à Voltaire, l'une le 16 août 1737, la seconde le 19 avril 1738; ces deux rédactions font partie de la collection du comte de Suchtelen. Frédéric avait aussi communiqué cette Ode au pasteur Isaac de Beausobre, à Berlin, le 30 janvier 1737.

IV. VERS SUR L'EXISTENCE DE DIEU, COMPOSÉS PAR FRÉDÉRIC QUELQUES ANNÉES AVANT SA MORT.

Nous reproduisons cette poésie telle que nous l'avons trouvée dans le Politisches Journal (rédigé par Schirach). Hambourg, 1786, Jahrgang 1786, t. II, p. 1203-1205. Elle est quelque peu changée dans la réimpression qu'en a donnée le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II. Cologne, 1789, t. III, p. 380.

V. PARALLÈLE DE LA LIBERTÉ ET DES AGRÉMENTS QUE JE GOUTE ICI (A RHEINSBERG) DANS MA RETRAITE AVEC LA VIE PLEINE DE TROUBLE ET D'AGITATION QUE MENENT LES COURTISANS.

Ce Parallèle, inédit jusqu'à présent, fut envoyé à Voltaire le 30 octobre 1737; c'est le texte original, conservé à Saint-Pétersbourg, que nous reproduisons.

VI. A LA DIVINE ÉMILIE.

Cette épître à la marquise du Châtelet fut envoyée à Voltaire par l'Auteur, le 10 novembre 1737. Notre texte est tiré de la collection du comte de Suchtelen. La réponse que Voltaire fit à cette pièce, au nom de son amie, se trouve dans les Œuvres de Voltaire, t. XIII, p. 135.

VII. POËME ADRESSÉ AU SIEUR ANTOINE PESNE.

Antoine Pesne naquit à Paris, le 25 mai 1683. Le 6 mai 1711 il fut nommé membre de l'Académie des peintres de Berlin, où il mourut le 5 août 1757. Frédéric lui adressa, le 14 novembre 1737, <XIII>cette épître, dont on ne connut longtemps que les deux premiers vers, cités par Voltaire dans sa lettre à madame Denis, du 2 septembre 1751, et les six derniers, cités par le même auteur dans sa lettre à Frédéric, du mois de janvier 1738. C'est à Jean-George Jacobi que nous devons la publication complète de ce poëme et sa belle traduction en vers allemands. Voyez Taschenbuch von J. G. Jacobi und seinen Freunden, für 1799. Basel, bei Samuel Flick, p. 144-148. P.-M. baron de Berks, arrière-petit-fils de Pesne, possédait alors l'autographe de ce poëme.

Le portrait en pied célébré par Frédéric dans le Poëme à Pesne représente la mère du Prince royal assise et tenant un petit chien sur son bras. Il se trouvait autrefois au château de Rheinsberg; maintenant il est au château de Berlin. Le portrait de la reine Sophie-Dorothée, gravé par Édouard Eichens en 1844, et placé dans le premier volume de notre édition de luxe des Œuvres de Frédéric, reproduit en buste le tableau de Pesne.

VIII. ÉPITRE A M. DE VOLTAIRE.

L'original de cette Épître, qui était restée inconnue, et qui fut envoyée à Voltaire le 26 novembre 1737, se trouve à Saint-Pétersbourg.

IX. ÉPITRE SUR LA FERMETÉ ET SUR LA PATIENCE.

Cette poésie, encore inédite, fut envoyée à Voltaire le 27 février 1738 et le 18 mars 1740, au colonel de Camas le 28 mars, et à Algarotti le 15 avril 1740. Nous n'en connaissons que le texte retouché dans cette dernière année; il en existe deux originaux, qui sont tout à fait conformes, et se trouvent, l'un aux archives royales du Cabinet (Caisse 149, F), et l'autre dans la collection du comte de Suchtelen. Ce sont les manuscrits envoyés à Camas et à Voltaire.

X. ÉPITRE A LA REINE.

Cette Épître, envoyée à Voltaire le 28 mars 1738, a été imprimée dans la Vie de, Frédéric II (par de la Veaux). A Strasbourg, 1787, t. IV, p. 165.

<XIV>XI. TROIS ÉPITRES A JORDAN.

Nous avons tiré ces Épîtres, composées entre 1738 et 1740, des Œuvres posthumes de Frédéric II, t. VI, p. 324, 321 et 312. Voyez t. VII, p. 3-10, et t. XI, p. 30, 82 et 133.

XII. A CÉSARION.

Cette épître, envoyée à Voltaire en juin 1738, et inconnue jusqu'ici, nous est venue de Saint-Pétersbourg. Frédéric en fait aussi mention dans une lettre à Jordan.

XIII. ÉPITRE A M. DE CHASOT.

Tirée de la collection du comte de Suchtelen. L'époque de sa composition n'est pas connue.

XIV. VERS. FRAGMENT.

Ces Vers accompagnaient la lettre de Frédéric à Voltaire, du 20 janvier 1739, et font partie de la collection du comte de Suchtelen.

XV. ÉPITRE A MYLORD BALTIMORE, SUR LA LIBERTÉ.

Nous tirons cette Épître du Supplément, t. I, p. 263. Elle fut envoyée à Voltaire le 10 octobre 1739. Frédéric dit entre autres dans sa lettre à Algarotti, du 29 octobre 1739 : « Je vous prie de faire mes amitiés à mylord Baltimore, dont j'estime véritablement le caractère et la façon de penser; j'espère qu'il aura reçu à présent mon Épître sur la liberté de penser des Anglais. » Lord Baltimore et Algarotti séjournèrent à Rheinsberg, auprès du Prince royal, du 20 au 25 septembre 1739. Frédéric parle de cette visite dans sa lettre à Suhm, du 26 du même mois.

<XV>XVI. ÉPITRE SUR L'USAGE DE LA FORTUNE.

Frédéric envoya cette Épître, inconnue jusqu'à présent, au colonel de Camas le 28 mars, et au comte Algarotti le 15 avril 1740. L'autographe se trouve aux archives royales du Cabinet (Caisse 149, F).

XVII. ÉPITRE SUR LA NÉCESSITÉ DE REMPLIR LE VIDE DE L'AME PAR L'ÉTUDE.

L'autographe de cette Épître, qui fut envoyée à Voltaire le 26 avril, et à Algarotti le 19 mai 1740, appartient à la collection du comte de Suchtelen. Elle n'avait pas encore été imprimée.

XVIII. VERS ADRESSÉS A LA PRINCESSE ULRIQUE. (Le 4 juin 1743.)

A défaut du manuscrit original, nous tirons cette pièce de l'ouvrage allemand : Helden-, Staats- und Lebensgeschichte Friedrichs des Andern. 2e édition, Francfort et Leipzig, 1758, t. II, p. 810.

Le baron de Bielfeld parle dans ses Lettres familières et autres, t. II, p. 160, d'une ode de Frédéric à sa sœur Ulrique, du 26 juillet 1744, dont il cite les deux vers suivants :

Partez, ma sœur, partez,
La Suède vous attend, la Suède vous désire.

Il nous a été impossible de retrouver cette pièce.

XIX. VERS DE VOLTAIRE A LA PRINCESSE ULRIQUE DE PRUSSE, ET TROIS RÉPONSES DU ROI, DONT UNE AU NOM DE SA SŒUR.

Voltaire arriva à Berlin le 30 août 1743; il en partit le 12 octobre de la même année pour retourner en France. Ce fut pendant ce temps qu'il adressa ces jolis vers à la princesse Ulrique, depuis, reine de Suède. Pour le madrigal de Voltaire et la réponse du Roi au nom de la princesse, nous faisons usage de la rédaction des Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XIV, p. 385, et t. LIV, p. 607 et 608. La seconde réponse a été imprimée dans les Œuvres <XVI>diverses du Philosophe de Sans-Souci, t. III, p. 7, et dans le Supplément, t. III, p. 376. L'authenticité de cette pièce est constatée par Thiébault, Mes Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, t. V, p. 252. La troisième réponse fait partie d'une lettre de Frédéric à Jordan. Voyez Œuvres posthumes de Frédéric II. A Berlin, 1788, t. VI, p. 319.

XX. ÉPITRE A LA REINE-MÈRE.

Nous tirons cette Épître, du 1er janvier 1746, de l'ouvrage intitulé Charakteristik Friedrichs des Zweiten, Königs von Preussen. Berlin, 1798, bei Unger, t. III, p. 294; et nous l'avons collationnée sur une copie manuscrite, conservée aux archives du grand état-major de l'armée, à Berlin, D. 24. 1709 bis 1760. Sammlung von Kriegsnachrichten aus dem 18. Jahrhundert. Nachlass von Schmettau (un gros volume in-fol.), p. 435.

XXI. AU COMTE ALGAROTTI, EN LUI ENVOYANT LA CLEF DE CHAMBELLAN ET L'ORDRE POUR LE MERITE.

Le comte Algarotti, après avoir vécu quelque temps à la cour de Dresde en qualité de conseiller intime de guerre, revint à Berlin vers la mi-mars 1747, et fut appelé à Potsdam et nommé chambellan du Roi le 11 avril de la même année. Le 2 mai suivant, les gazettes de Berlin annoncèrent que le Roi lui avait conféré l'ordre pour le mérite. Ce fut pour féliciter Algarotti sur la double distinction dont il était l'objet que Frédéric lui adressa cette poésie. Nous la donnons d'après l'autographe qui se trouve aux archives du Cabinet (F. 96, Ww).

XXII. VERS A D'ARNAUD.

François-Thomas-Marie Baculard d'Arnaud, né à Paris le 15 septembre 1718, arriva à Berlin au mois d'avril 1750, et quitta cette capitale le 21 novembre de la même année pour retourner en France, où il mourut le 8 novembre 1805.

Nous tirons ces Vers du Supplément aux Œuvres posthumes, t. III, p. 377. Ils firent quelque peine à Voltaire, comme on peut le voir par sa lettre au Roi, du 26 juin 1750.

<XVII>XXIII. ÉPITRE A D'ALEMBERT.

Frédéric adressa cette Épître à d'Alembert, avec une lettre du 22 octobre 1776, pour le consoler de la perte de son amie, mademoiselle de l'Espinasse, qui était morte le 23 mai. Cette poésie, inconnue jusqu'ici, nous vient de la collection du comte de Suchtelen.

XXIV. AU PRINCE HENRI DE PRUSSE. ÉPITHALAME A MONSEIGNEUR LE PRINCE HENRI.

Cette pièce fut composée à l'occasion des noces du prince Henri et de la princesse Wilhelmine de Hesse, le 25 juin 1752. Nous suivons le texte du Supplément, t. III, p. 371-376.

XXV. ÉPITRE AU VIEUX BARON PHILOSOPHE.

Cette Épître au baron de Pöllnitz était demeurée inconnue. Nous l'avons trouvée, copiée de la main de l'abbé de Prades, aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, L), parmi les papiers laissés par ce lecteur du Roi. Or, l'abbé de Prades entra en fonctions au mois d'août 1752, et eut le malheur de déplaire à son maître en 1757. C'est, donc dans ces cinq ans qu'il faut placer la date de la composition de cette pièce.

XXVI. ÉPITRES A L'ABBÉ DE PRADES, SUR SON EXCOMMUNICATION ET SUR SA RÉCONCILIATION AVEC L'ÉGLISE.

Les manuscrits originaux de ces deux Épîtres inédites, du 28 décembre 1755, se trouvent, aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, L).

XXVII. RÉPONSE AU SIEUR VOLTAIRE.X-a

Cette Réponse, du 9 octobre 1757, publiée par Voltaire immédiatement après sa réception, ne tarda pas à être reproduite par les <XVIII>journaux. Nous imprimons l'autographe tel que nous l'avons trouvé dans le XIe volume des lettres manuscrites de Frédéric à sa sœur la margrave de Baireuth. (Archives du Cabinet, F. 115. D 7.) Ce texte diffère quelque peu de celui des Œuvres posthumes de Frédéric le Grand, roi de Prusse. (A Bâle) 1788, t. II, p. 257 et 258; la principale différence consiste dans les vers 6, 23, 24 et 25, qui ne se trouvent pas dans l'édition de Bâle, reproduite par le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II. Cologne, 1789, t. II, p. 388 et 389, ainsi que par M. Beuchot, dans son édition des Œuvres de Voltaire, t. LVII, p. 352 et 353. L'édition de Kehl des Œuvres complètes de Voltaire a omis toute cette pièce.

XXVIII. AU MARQUIS D'ARGENS. APRÈS QUE LE ROI EUT OCCUPÉ LE CAMP DE BUNZELWITZ, PRÈS DE SCHWEIDNITZ, LES RUSSES SE RETIRÈRENT EN POLOGNE.

Nous tirons cette épître, du 1er octobre 1761, du Supplément, t. I, p. 281.

XXIX. VERS FAITS AU NOM DU COMTE DE SCHWERIN POUR SA FIANCÉE, LA COMTESSE DE LOGAU.

Frédéric-Albert de Schwerin naquit à Berlin le 7 avril 1717. En 1757 il devint commandeur du régiment des gendarmes; il fut nommé lieutenant-colonel après la bataille de Rossbach, et colonel le 14 avril 1759. Fait prisonnier par les Autrichiens à la bataille de Torgau, mais échangé peu de temps après, il fut promu au grade de chef du régiment des gendarmes le 9 avril 1761. Son brevet de comte est daté du 27 février 1762, surlendemain de son mariage avec la comtesse de Logau. En 1764 il parvint au grade de général-major; en 1768 il quitta le service militaire; et en 1775 il fut nommé grand écuyer. Le 15 février 1776 le Roi lui conféra le titre d'Excellence, et enfin en 1782 il fut nommé ministre d'État. Il logeait à Sans-Souci, et il était du petit nombre des personnes dont se composa la société du Roi dans la dernière année de sa vie. Le roi Frédéric-Guillaume. Il le décora, en 1786, de l'ordre de l'Aigle noir. Il mourut à Carlsruhe, près d'Oppeln, dans la Haute-Silésie, le 12 juin 1789. Le comte de Schwerin était, suivant les Mémoires (manuscrits) de M. de Catt, le seul homme qui osât parler de tout au Roi. Celui-ci le regardait comme une espèce de bouffon. Se trou<XIX>vant avec ce prince à Pülzen, au commencement du mois de juillet 1761, M. de Schwerin demanda à M. de Catt des vers pour la comtesse de Logau, qu'il devait épouser. M. de Catt en composa, et les montra au Roi. « Laissez-moi faire, dit Frédéric, je tournerai cela autrement; » et il fit alors la première de ces pièces, que suivirent bientôt les deux autres. Elles ont déjà été publiées toutes les trois dans la Vie de Frédéric II (par de la Veaux), t. VI, p. 312-314. C'est ce texte que nous reproduisons.

Dans ses lettres à son frère Henri, Frédéric fait de fréquentes allusions aux relations dont il est question dans ces vers. Il lui écrit de Kunzendorf, le 12 juin 1761. « Les promesses de Schwerin se sont faites avant-hier. Il a dit à sa promise que je lui avais prédit qu'il serait cocu. Quel homme! Son mariage vaut son voyage de Vienne. » Il écrit au même, de Giessmannsdorf, le 28 juillet 1761 : « Croiriez-vous bien que dans tout ce bayard Schwerin a fait des vers pour sa belle, où par modestie il s'appelle le fils de Mars? » Enfin, de Breslau, le 16 janvier 1762 : « Savez-vous que Schwerin va se marier? Mais ce qui vous surprendra davantage, c'est qu'on assure que c'est une femme raisonnable. Tout est destin. S'il avait jeté son choix sur les Petites-Maisons, je m'en étonnerais moins. »

Le comte de Schwerin épousa la comtesse Henriette-Wilhelmine-Julienne de Logau le 25 février 1762.

XXX. PIÈCES DE VERS COMPOSÉES AU NOM DE M. DE CATT POUR SA FIANCÉE.

Nous avons trouvé ces pièces aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D), et nous les reproduisons toutes d'après les manuscrits primitifs. Les numéros 7, 8, 9 et 10 ont déjà été imprimés dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 59-69 (t. XII, p. 263-272 de notre édition), d'après des manuscrits retouchés; mais le Roi n'a pas indiqué la date de la révision.

M. de Catt dit dans ses Mémoires (manuscrits) : « Sa Majesté me demanda si je n'avais point encore fait des vers pour ma promise. Je lui dis que non. - Cela n'est pas pardonnable. Faîtes-en; apportez-les-moi, et je les corrigerai, s'il y a quelque chose de défectueux. Je lui donnai le lendemain une pièce qu'il corrigea. - Il faut lui en envoyer souvent; mais il faudra sûrement vous tirer l'oreille. Eh bien, j'en ferai pour vous, et lui en conterai en vers. Mais vous devez me montrer quelques endroits de ses lettres quelle vous écrira, pour que je puisse lui en faire en conséquence. »

<XX>Le Roi parle de ces Vers à Ulrique Kühn dans ses lettres à M. de Catt, datées des camps de Seitendorf et de Dittmannsdorf, le 14, le 17, le 18 et le 26 juillet 1762.

Ulrique Kühn était fille d'un riche marchand de Saint-Pétersbourg, nommé Ulrich Kühn. Il était Suisse de naissance, devint, en 1742, conseiller de commerce et consul prussien à Saint-Pétersbourg, et s'établit plus tard à Berlin.

XXXI. SIX ÉPITRES EN VERS SUR L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE.

Le Roi relut toute l'Histoire ecclésiastique de l'abbé Fleury, en trente-six volumes, dans les quartiers d'hiver de Breslau, pendant le siége de Schweidnitz et dans ses marches en Saxe, depuis le mois d'avril jusqu'en novembre 1762. Il a exposé dans ses Épîtres à M. de Catt les idées que lui avait suggérées cette lecture. Ces Épîtres, toutes de la main du Roi, se trouvent aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D). Voyez les lettres de Frédéric à M. de Catt, du 14 avril, du 7 octobre, du 18 et du 25 novembre 1762, et au marquis d'Argens. du 8 avril, du 22, du 28 et du 30 octobre, et du 25 novembre 1762.

XXXII. VERS ENVOYÉS PAR FRÉDÉRIC A UN CURÉ QUI S'ÉTAIT AVISÉ DE CELEBRER LE JOUR DE SA NAISSANCE PAR UNE ODE.

Nous avons trouvé ces Vers dans le Supplément, t. III, p. 378. La date de la composition peut en être fixée, d'après le contenu, à une époque postérieure à l'établissement de la régie, qui eut lieu en 1766.

XXXIII. LA BULLE DU PAPE, CONTE.

Nous empruntons cette poésie, qui est du 3 octobre 1737, à la collection du comte de Suchtelen. Elle était encore inédite.

<XXI>XXXIV. LE FAUX PRONOSTIC, CONTE.

L'original de ce conte, inédit comme le précédent, se trouve aux archives royales du Cabinet (Caisse 149, F). L'auteur envoya cette pièce au colonel de Camas le 27 mars 1740, et au comte Algarotti le 15 avril suivant. Voyez la lettre de Frédéric à M. de Camas, du 28 mars 1740.

XXXV. DESCRIPTION POÉTIQUE D'UN VOYAGE A STRASBOURG.

Frédéric fit ce voyage au mois d'août 1740; parti de Potsdam le 15, il arriva à Leipzig le même jour, à Baireuth le 17, à Kehl et à Strasbourg le 23. Le 2 septembre, il écrivit de Wésel à son ami Jordan : « J'ai fait un voyage à Strasbourg, dont j'ai fait une description poétique que j'ai envoyée à Voltaire;XIII-a mais, faute de copiste, je n'en ai pu garder un double. » L'original autographe dont le Roi parle ici se trouve dans la collection du comte de Suchtelen, et c'est d'après ce manuscrit que nous publions cette relation complète. On n'en connaissait jusqu'ici que trois morceaux détachés : le commencement a été imprimé dans le Commentaire historique sur les Œuvres de l'auteur de la Henriade, publié par M. Wagnière. A Bâle, 1776, p. 20; un autre fragment se trouve dans la Vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. A Amsterdam, 1784, p. 21-23; le troisième morceau termine le tome sixième des Œuvres posthumes du roi de Prusse. Berlin, 1788, p. 328.

La Description du voyage à Strasbourg rappelle le Voyage de Chapelle et Bachaumont, dont l'agréable relation est aussi mêlée de prose et de vers.

XXXVI. VERS D'UN POËTE NATIF DE FAILLENBOSTEL SUR L'INVASION DES FRANÇAIS DANS L'ÉLECTORAT DE HANOVRE, EN 1757, EN JÉRÉMIADE SUR LE TRAITÉ DE KLOSTER-ZEVEN.

A défaut du manuscrit, nous reproduisons cette Jérémiade telle <XXII>que nous la trouvons dans le Supplément aux Œuvres posthumes, t. I, p. 271; mais nous avons quelques doutes sur la date qui y a été ajoutée : Fait à Rothe, le 4 octobre 1757. Voici nos raisons. Il n'existe, que nous sachions, aucun endroit du nom de Rothe. Le Roi eut son quartier général à Rötha, à deux milles au sud de Leipzig, du 4 au 7 ou 8 septembre 1757. Mais alors il ne pouvait pas parler de la convention de Kloster-Zeven, puisqu'elle ne fut conclue que le 8, et qu'il n'en reçut la nouvelle que le 11, à Buttstedt. Le 4 octobre, le Roi se trouvait, non à Rötha, mais à Kösen, où il passa la Saale sur le pont qui venait d'être rétabli. En effet, l'Ode au prince Henri est datée dans l'autographe : Fait dans les camps auprès de la Saale, le 4 octobre 1757. Ces deux circonstances prouvent clairement qu'il y a une erreur dans la date de la Jérémiade.

XXXVII. ÉPIGRAMME A VOLTAIRE.

L'autographe de cette Epigramme, encore inédite, se trouve dans la collection du comte de Suchtelen.

XXXVIII. BILLET DE CONGÉ DE VOLTAIRE, AVEC LA RÉPONSE DU ROI.

Ce Billet de congé, du 2 décembre 1740, avec la réponse du Roi, se trouve dans les Œuvres de Voltaire, t. XIV, p. 381, ainsi que dans le Supplément, t. I, p. 318. L'autographe de la réponse du Roi fait partie de la collection du comte de Suchtelen.

XXXIX. ÉPITAPHE DE GRUMBKOW.

Cette Épitaphe du feld-maréchal de Grumbkow (mort le 18 mars 1739) est tirée de la lettre de Frédéric à Jordan, du 13 avril 1739.

XL. ÉPITAPHE DE LA MARQUISE DU CHATELET.

C'est sur l'autorité de Voltaire (lettre à madame Du Boccage, du 12 octobre 1749) que nous admettons cette pièce. Nous en reproduisons le texte tel que nous le trouvons dans la Biographie universelle ancienne et moderne, t. 40, article Saint-Lambert. Saint-Lambert était capitaine dans la garde du roi Stanislas. Un enfant, né <XXIII>le 4 septembre 1749 de sa liaison avec la marquise du Châtelet, donna la mort à celle-ci, qui succomba le 10, à l'âge de quarante-trois ans et demi.

XLI. ÉPIGRAMME CONTRE VOLTAIRE.

L'abbé de Prades, dans les papiers duquel ces vers se sont conservés (archives royales du Cabinet, Caisse 365, L), y a ajouté la note suivante : « Le Roi fit cela en causant avec moi dans un instant où il voulut parodier l'endroit de la Henriade où Voltaire fait le portrait de Sixte-Quint. » Quant au titre et à la date (1753), c'est nous qui les avons mis.

XLII. ÉPITAPHE DE VOLTAIRE.

Cette Épitaphe se trouve dans la lettre du Roi au comte Algarotti, du 9 février 1754, et dans le Supplément, t. I, p. 318.

XLIII. VERS SUR CANDIDE.

Candide, ou l'Optimisme, par Voltaire, parut au mois de février 1759. Frédéric accuse réception de ce roman dans sa lettre à Voltaire, du 28 avril 1759. Nous assignons la même date aux Vers sur Candide, que nous avons tirés du Supplément, t. III, p. 377.

XLIV. ÉPITAPHE.

Nous avons tiré cette pièce des papiers de M. de Catt, qui se trouvent aux archives royales. Elle est du commencement de janvier 1762.

XLV. VERS PLACÉS SOUS LE PORTRAIT DU GÉNÉRAL PASCAL PAOLI.

Le portrait du général Paoli, gravé par Daniel Berger d'après un original envoyé de Corse à Berlin, 1769, in-4, porte pour inscription « S. Ex. M. Pascal de Paoli, général du R. de Corse. » Nous reproduisons les vers qui l'accompagnent, et qui se retrouvent aussi dans le Mémorial d'un mondain, par M. le comte Maximilien de Lamberg. <XXIV>Au Cap-Corse, 1774, p. 54. La notice suivante y est jointe : « J'ai vu une lettre du roi de Prusse à Paoli en réponse à celle où ce chef corse lui demandait des officiers; le Roi dit qu'il n'en avait pas besoin, que toute discipline mettait le Corse hors de sa sphère, qu'il ne s'agissait point d'attaquer, mais de bien se défendre, et que sur ce dernier point les Corses en savaient plus qu'aucune puissance au monde. Le portrait de Paoli gravé à Berlin, avec les vers suivants de main de maître, étaient joints à la lettre, etc. » Voyez Berlinische privilegirte Zeitung, 1769, den 15 April, no 45, p. 229.

Il est bon de remarquer que le Roi a écrit ces vers à peu près à la même époque que sa Choiseullade, c'est-à-dire dans un temps où il était si mécontent de la politique des Français, que, suivant les lettres de l'envoyé anglais Sir Andrew Mitchell, il alla jusqu'à manifester à table la satisfaction que lui causait l'issue malheureuse de leur première campagne contre la Corse sous le marquis de Chauvelin. Voyez Original letters, illustrative of english history, publiées par Sir Henry Ellis. Second series. London, 1827, t. IV, p. 522 et 524. Voyez aussi notre édition des Œuvres de Frédéric le Grand, t. IV, p. 255 et 256, et t. VI, p. 21, 22, 33 et 34.

XLVI. ÉTUDES ET VARIATIONS.

Les archives royales du Cabinet possèdent l'autographe des deux strophes de l'Ode de J.-B. Rousseau au comte de Sinzendorff corrigées par le Roi la veille de la bataille de Zorndorf. Ces strophes, de même que l'Imitation d'un passage d'Athalie, ont été imprimées dans la Vie de Frédéric II (par de la Veaux), Strasbourg, 1789, t. VI, p. 322, 323, 324. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Srhriftsteller. Ergänzungsheft. Berlin, 1838, p. 58 et 59.

Quant à la Variation d'un passage de Zaïre, de 1781, nous l'avons tirée de l'ouvrage de C. de Seidl, Friedrich der Grosse und seine Gegner. Gotha et Erfurt, 1819, t. I, p. 34.

On trouve plusieurs variations semblables dans le corps même des poésies du Roi, p. e. t. X, p. 30, 70 et 263.

XLVII. LA CHOISEULLADE, FACÉTIE.

Cette Facétie (probablement de l'automne de l'année 1769) a été publiée dans le Supplément, t. I, p. 285-292, dont nous reproduisons le texte.

<XXV>XLVIII. LA GUERRE DES CONFÉDÉRÉS, POËME.

Ce poëme, imitation de la Guerre civile de Genève par Voltaire (1768), n'a été publié que dans le Supplément, t. I, p. 185-260. Le 18 novembre 1771, le Roi écrivait à Voltaire : « Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu'à peine eus-je recouvré l'articulation de la main droite, que je m'avisai de barbouiller du papier, non pour éclairer, non pour instruire le public et l'Europe, qui a les yeux très-ouverts, mais pour m'amuser. Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j'ai chantées, mais les folies des confédérés. Le badinage convient mieux à un convalescent que l'austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il y a six chants. Tout est fini, car une maladie de cinq semaines m'a donné le temps de rimer et de corriger tout à mon aise. » Le Roi envoya son ouvrage à d'Alembert, les deux premiers chants le 30 novembre 1771, les deux suivants le 26 janvier 1772, le cinquième le 7 avril, et enfin le dernier le 17 septembre 1772.

Faute de manuscrit, nous suivons le texte ci-dessus mentionné.

Denina raconte dans sa Prusse littéraire, t. II, p. 80, et dans son Essai, sur la vie et le règne de Frédéric II, p. 341 et 420, que le Roi communiqua son poëme à la cour de Saint-Pétersbourg.

XLIX. DIALOGUE DES MORTS ENTRE LE DUC DE CHOISEUL, LE COMTE DE STRUENSÉE ET SOCRATE.

A en juger par la notice préliminaire de l'Auteur, ce Dialogue doit avoir été composé du 17 janvier 1772 au 28 avril de la même année. Nous reproduisons le texte des Œuvres posthumes, t. VI, p. 111-128.

L. DIALOGUE DES MORTS ENTRE LE PRINCE EUGÈNE, MYLORD MARLBOROUGH ET LE PRINCE DE LICHTENSTEIN. (1773.)

Nous imprimons le texte de ce Dialogue tel qu'il se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VI, p. 89-110.

<XXVI>LI. LOUIS XV AUX CHAMPS ÉLYSÉES, DRAME EN VERS.

Cette pièce fut composée à l'occasion de la mort de Louis XV. Il en est fait mention dans la correspondance du Roi avec Voltaire et avec d'Alembert, aux mois de juillet, d'août et d'octobre 1774. Nous reproduisons le texte du Supplément, t. I, p. 293-315.

LII. LE SINGE DE LA MODE, COMÉDIE EN UN ACTE.

L'autographe de cette comédie, encore inédite, appartient aux héritiers de feu Mme la comtesse d'Itzenplitz. C'est au Singe de la mode que le Roi fait allusion en écrivant à Voltaire, le 18 novembre 1742 : « Vous m'avez si fort mis dans le goût du travail, que j'ai fait une épître, une comédie et des mémoires; » et au même, le 5 décembre 1742 : « Je vous envoie une petite comédie contenant l'extrait de toutes les folies que j'ai été en état de coudre et de ramasser ensemble. Je l'ai fait représenter aux noces de Césarion (le 30 novembre), et encore a-t-elle été fort mal jouée. » Voltaire fait mention de cette comédie dans une lettre du 5 janvier 1758 au comte d'Argental : « Il y a, écrit-il, une comédie du roi de Prusse intitulée le Singe de la mode. »

LIII. L'ÉCOLE DU MONDE, COMÉDIE EN TROIS ACTES, FAITE PAR MONSIEUR SATYRICUS POUR ÊTRE JOUÉE INCOGNITO.

Si l'on fait attention à l'allusion de la scène I de l'acte III de cette pièce, concernant la réforme de la justice prussienne, il devient évident qu'elle n'a été composée qu'après ce grand événement. Le Roi la fit représenter le 16 et le 18 mars 1748, le 2 juillet, le 5 novembre 1749, et le 25 juin 1750; mais elle n'a été publiée qu'après sa mort, d'abord dans les Œuvres posthumes du roi de Prusse (édit. de Bâle) 1788, t. IV, p. 349-427, et, depuis, dans le Supplément, t. I, p. 367-446. Nous reproduisons ce dernier texte, qui est conforme au premier, à quelques légères variantes près.

<XXVII>LIV. SYLLA, PIÈCE DRAMATIQUE EN TROIS ACTES.

Cette pièce est le texte français en prose de l'opéra de Graun (t. X, p. 200) qui porte le même titre. Cet opéra, traduit en italien par Tagliazucchi, poëte du Roi, fut représenté le 27 mars 1753, jour de naissance de la Reine-mère.

L'Auteur paraît avoir imité, dans plusieurs passages de ce drame, le Britannicus de Racine et le Cinna de Corneille.

L'autographe du Roi qui se trouve entre les mains des héritiers de feu Mme la comtesse d'Itzenplitz n'est qu'une ébauche.

Il existe plusieurs éditions de Sylla. Nous reproduisons celle qui a paru sous le titre suivant : Sylla, pièce dramatique, qui paraîtra à Berlin, sur le théâtre du Roi, le 27 mars, jour de naissance de S. M. la Reine-mère. Avec privilége du Roi. A Berlin, chez Étienne de Bourdeaux, libraire du Roi et de la cour, MDCCLIII, quarante-huit pages in-8. L'éditeur, Jean-Pierre Tagliazucchi, dit dans son avertissement Au lecteur, p. 4 : « Je me crois obligé d'avertir le lecteur que cet ouvrage est une production, ou plutôt le délassement d'un génie supérieur, qui a su se rendre familier tout ce qu'a de plus solide et de plus profond l'art de la guerre, les spéculations de la bonne philosophie, et les riches agréments des aimables Muses. M'ayant été remis, tel que je le donne au public, en prose française, » etc.

LV. LE TEMPLE DE L'AMOUR, REPRÉSENTÉ POUR LES NOCES DE SON ALTESSE ROYALE MONSEIGNEUR LE PRINCE FERDINAND.

Le texte de cet opéra-comique a été traduit en italien par Tagliazucchi, et mis en musique par Agricola, compositeur de la cour. Le Temple de l'Amour (Il tempio di Amore) fut représenté pour la première fois dans l'orangerie de Charlottenbourg, le dimanche 28 septembre 1755, lendemain des noces du prince Ferdinand et de la princesse Louise de Brandebourg-Schwedt.

L'autographe, de douze pages à tranche dorée, se trouve aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, L). La pièce était encore inédite.

<XXVIII>APPENDICE. MÉROPE, OPÉRA EN TROIS ACTES.

Cet opéra était resté inconnu. Nous en donnons le texte tel que le Roi l'avait envoyé à Voltaire au commencement de l'année 1756. Le manuscrit fait aujourd'hui partie de la collection du comte de Suchtelen. Voltaire en parle dans ses lettres à ses amis; il écrit, entre autres, à d'Alembert, le 10 février 1756 : « Le roi de Prusse m'a fait l'honneur de mettre en opéra français ma Mérope. » Cet opéra, dont Graun avait fait la musique, fut représenté pour la première fois le 27 mars 1756, jour de naissance de la Reine-mère. Le Roi a conservé le texte de la tragédie de Voltaire presque mot à mot, ne retranchant et ne changeant que ce qui ne cadrait pas avec le caractère d'un opéra. Nous n'avons pas voulu supprimer cet essai toujours remarquable. Mais pour le distinguer des ouvrages du Roi, nous le faisons imprimer en petits caractères.

Berlin, le 7 août 1849.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<1>

I. ODE SUR LE TEMPS.

Toi qui n'admets rien de solide,
Dont l'essence est le changement,
O temps! que ta course est rapide!
Que tu passes légèrement!
Le globe que le ciel enferme
N'a point de puissance si ferme
Que tu n'entraînes avec toi;
Rien n'arrête ta violence,
Et le moment même où je pense
S'enfuit déjà bien loin de moi.

Les jours qui composent ma vie
Me sont comptés par les destins;
Des uns la douceur m'est ravie,
Les autres me sont incertains.
Le passé n'a plus aucun charme,
L'avenir me trouble et m'alarme,
Le présent m'est un faible appui;
Et comme un point indivisible,
Ou comme un atome insensible,
Il passe, et je passe avec lui.
<2>Fatale erreur qui nous entraîne!
Nous poursuivons de vains objets;
Pour une fortune incertaine
Nous formons mille vains projets.
L'homme, conduit par des caprices,
Semble oublier dans les délices
Que le ciel a borné ses jours;
Plein du doux poison qui l'enivre,
Il s'embarrasse autant de vivre
Que s'il devait vivre toujours.

Vainement il voit que la Parque
Nous tient tous soumis à ses lois,
Et que tous passent dans la barque
Où jamais on n'entre deux fois;
La raison et l'expérience
Ne peuvent par aucune instance
Réveiller ses sens engourdis;
Pour suivre ces fidèles guides,
Ou ses vertus sont trop timides,
Ou ses vices sont trop hardis.

Jusqu'à quand, vanités mondaines,
Enchanterez-vous nos esprits?
Tiendrez-vous toujours dans les chaînes
Nos cœurs, de vos charmes épris?
Passerons-nous dans l'esclavage
Toutes les saisons de notre âge,
Sans que nous puissions en sortir?
Nous faudra-t-il donc pour victime
Donner notre jeunesse au crime,
Notre vieillesse au repentir?
Non, faisons un meilleur usage
D'un trésor qui nous vient des cieux;
Le temps est court, qu'on le ménage;
Tous les moments sont précieux.
<3>Que les vertus, que la sagesse,
Occupent notre âme sans cesse,
De tout vice fuyons l'écueil;
Que notre esprit souvent médite
Combien la distance est petite
Du berceau jusques au cercueil.

<4>

II. ODE SUR L'OUBLI.

Fatal ennemi des études,
Par qui mon savoir est détruit,
Qui de mes travaux les plus rudes
Dérobes le pénible fruit,
Oubli, rival de ma mémoire,
Ne t'oppose plus à ma gloire,
Respecte mes intentions;
Je veux que la raison m'éclaire,
Que des vertus la loi sévère
Guide toutes mes actions.

L'exemple des héros de Grèce,
Immortalisés par Rollin,
Porte mon cœur à la sagesse
Dont leur caractère est empreint.
Leur valeur et leur grandeur d'âme
Nourrit en moi la même flamme
Dont brûlait jadis leur ardeur;
J'imite le juste Aristide;
Tandis que Socrate me guide,
Alexandre anime mon cœur.
<5>Quand j'étudie, et que j'espère
Avoir gravé dans mon esprit
Ce que la paix, ce que la guerre
De plus remarquable produit,
Je cherche en vain dans ma mémoire,
Je ne retrouve plus l'histoire
Que je savais ce même instant;
Et, tel qu'un sillon peu durable
Qui se voit tracé sur le sable
Est effacé du moindre vent,

Tu fais périr sans différence
Le scélérat, l'homme de bien,
Et le mérite et la puissance
Contre toi ne servent de rien.
Ah! que notre grandeur est vaine!
Voyez, on méconnaît Eugène :
Il vient de subir le trépas;
Son monument, ses funérailles
Et tant de fameuses batailles
De l'oubli ne le sauvent pas.

L'amant se plaint que sa maîtresse
Le quitte avec légèreté,
Et qu'Alcidon, qu'elle caresse,
A triomphé de sa fierté.
C'est toi qui causes ce parjure;
Il en gémit, il en murmure,
Et pour mieux se venger de toi,
Il termine sa longue absence,
Chasse l'oubli par sa présence,
Et remet Chloris sous sa loi.
Mais si tu causes des alarmes,
Tu nous délivres de nos maux,
Car nos chagrins, que tu désarmes,
Cèdent la place au doux repos;
<6>Et c'est cette aimable magie
Qui nous fait ton apologie.
Nous sommes nés pour les malheurs;
Sans toi s'accroîtraient nos misères,
Et les matrones, plus sévères,
N'auraient pas de consolateurs.

Ce 22 janvier 1737, à Remusberg.

Frederic.

<7>

III. (a) ODE. APOLOGIE DES BONTÉS DE DIEU.

Toi dont la sagesse adorable
De l'univers conçut le plan,
Toi, dont le pouvoir ineffable
D'un mot le tira du néant,
Divin auteur de la nature,
Souffre que, plein d'une ardeur pure,
J'ose publier en tous lieux
Et ta douceur, et ta clémence,
Et que, dans ma reconnaissance,
Ma voix s'élève jusqu'aux cieux.

C'est toi, c'est ta grâce infinie
Qui, dans ton conseil éternel,
Daignant m'appeler à la vie,
Me mit dans ce monde mortel.
C'est toi seul par qui ma paupière
S'ouvrit aux traits de la lumière;
Sans toi, dans l'éternelle nuit,
Sans corps et sans intelligence,
Je n'eus point reçu l'existence,
Et l'amour ne m'eût point produit.

<8>La droite raison, qui m'éclaire
De tes dons les plus précieux,
De la fange de cette terre
Élève mon esprit aux cieux.
Dans le moindre de tes ouvrages
Elle me montre les images
D'un Dieu puissant, d'un Créateur;
Le ver qui rampe sur la terre
Plus que la foudre et le tonnerre
Me fait adorer ta grandeur.

Le monde, ce superbe ouvrage,
Qui suffit à tous nos besoins,
Les biens dont tu permets l'usage,
Dont nous jouissons par tes soins,
Toutes les douceurs de la vie,
Les faveurs dont tu l'as remplie,
Tout fut fait pour nous contenter;
Et ton infinie sagesse
Dans ce monde m'offre sans cesse
Tout ce que j'y puis souhaiter.

Voyez du sein de l'opulence
Sortir la troupe des beaux-arts.
Ils sont conduits par la Science,
Et, rangés sous ses étendards,
Ils s'érigent un édifice.
Ici, des couleurs l'artifice
Me trace des objets absents;
Là, la sublime Poésie,
Menant sa sœur la Symphonie,
A la fois charme tous mes sens.

O Dieu! de tes dons ineffables
Qui peut compter la quantité?
Ta main sur les plus misérables
Répand richement sa bonté.
<9>Et lorsque la mort dévorante
D'un coup de sa faux désolante
Vient de moissonner nos beaux jours,
Ce n'est point sa fureur cruelle,
Mais c'est ta bonté paternelle
Qui de nos maux finit le cours.

Oui, l'homme, composé d'argile,
Doué d'organes et de sens,
Est de nature trop fragile
Pour devenir vainqueur du temps.
Le feu de sa frêle jeunesse
Ou les glaces de sa vieillesse
Toujours précipitent ses pas;
Telle qu'une vapeur légère,
Son existence passagère
Se perd dans l'ombre du trépas.

Ah! quand mon âme appesantie
Subirait la loi de son corps,
Et descendrait anéantie
Dans le sombre empire des morts,
Grand Dieu, ta clémence infinie
Dans aucun sens ne se dénie;
En me condamnant à périr,
Ta bonté se fera connaître.
Est-ce un malheur de ne point être?
Ah! qui n'est plus ne peut souffrir.

Mais si mon âme, en sa durée,
D'Atropos trompe le ciseau,
Et que sa substance épurée
Survive à l'horreur du tombeau,
Cet avenir est plein de charmes,
Je sens des plaisirs sans alarmes,
Je vois un Dieu plein de bonté,
Un Dieu qui, dans sa grâce utile,
<10>Réunit mon âme fragile
A sa divine éternité.

Déjà je vois les cieux qui s'ouvrent,
Déjà je vois mon bienfaiteur;
Les voiles épais qui le couvrent
Ne le cachent plus à mon cœur.
La bonté fait son caractère,
Et des rayons de sa lumière
Je sens mon cœur s'illuminer;
Ce Dieu chérit ses créatures,
Ceux dont les âmes toujours pures
Se soumettent sans raisonner.

Qu'un scolastique atrabilaire,
Sans charité, peu tolérant,
Plein d'un faux zèle, sanguinaire,
Dépeigne Dieu comme un tyran;
Et que son esprit imbécile
Du fiel que distille sa bile
Emprunte toutes les couleurs :
Ce venin, que sa bouche impure
Vomit en blasphème, en injure,
De son cœur marque les horreurs.

(Remusberg, le 26 novembre 1737.)

<11>

III. (b) ODE SUR LES GRACES DONT LE CRÉATEUR NOUS COMBLE, OU L'APOLOGIE DE LA BONTÉ DE DIEU ATTAQUÉ PAR LES FAUX DÉVOTS.

Sublime auteur par qui le monde
Jadis fut tiré du néant,
Dieu, dont la sagesse profonde
En conçut le superbe plan,
Sage arbitre de la nature,
Souffre que dans ma bouche impure
J'exalte partout ta grandeur,
Et qu'en adorant ta puissance,
Je loue avec reconnaissance
La bonté de mon bienfaiteur.

C'est toi dont je tiens mon essence;
Sans toi, dans une obscure nuit,
J'aurais ignoré l'existence
De l'astre brillant qui me luit.
C'est par toi que le grand théâtre
De qui mon cœur est idolâtre
<12>Par mes sens ravis fut connu;
L'univers, ce vaste spectacle,
Que tu créas par un miracle,
Par ta puissance est soutenu.

La droite raison, qui m'éclaire
De tes dons les plus précieux,
De la fange de cette terre
Élève mon esprit aux cieux.
C'est elle qui me fait connaître
Mon Dieu, ce tendre, ce bon maître;
Elle m'enseigne mon devoir,
M'élève au-dessus de la brute,
Et me garantit de la chute
Lorsqu'elle me la fait prévoir.

J'admire partout ton ouvrage,
Ta grandeur, ta bonté, tes soins;
Ce monde est fait pour notre usage,
Il suffit à tous nos besoins.
Tu voulus, me donnant la vie,
Qu'elle fût de tes dons remplie,
Pour qu'en connaissant son auteur,
J'adorasse la main bénigne
Dont les faveurs, la grâce insigne,
Constituent tout mon bonheur.

Palais dorés, beaux édifices,
Superbe appareil des grandeurs,
Nous tenons tout des cieux propices,
Ils nous prodiguent leurs faveurs.
Le luxe, enfant de l'opulence,
Les biens et la magnificence
Furent créés pour nos plaisirs;
La belle dont le teint éclate,
Le vin dont la douceur me flatte,
Sont faits pour combler mes désirs.

<13>Quand même mon âme immortelle
Subirait le sort de son corps,
Et que, n'étant point éternelle,
Elle descendrait chez les morts,
O Dieu! ta clémence infinie
Dans aucun sens ne se dénie,
Je sens tes consolations.
Est-ce un malheur de ne point être?
Tel qui n'est plus ne peut connaître
Les pleurs et les afflictions.

Mais si mon âme, en sa durée,
D'Atropos trompe le ciseau,
Et que sa substance épurée
Survive à l'horreur du tombeau,
Que le futur est plein de charmes!
Je vois des plaisirs sans alarmes;
Dieu, dont je ressens les bontés,
Soulageant ici ma misère,
Me paraît tel qu'un tendre père;
Il fera nos félicités.

Qu'un scolastique atrabilaire,
Peu charitable et tolérant,
Plein d'un faux zèle, sanguinaire,
Dépeigne Dieu comme un tyran;
Et que son esprit imbécile
Du fiel que distille sa bile
Emprunte toutes les couleurs :
Non, ce n'est que son Dieu qu'il adore,
Un Dieu bourreau, Dieu que j'abhorre,
Né d'un cerveau rempli d'erreurs.

Déjà je vois les cieux qui s'ouvrent,
Déjà je vois mon bienfaiteur;
Les voiles épais qui le couvrent
Ne le cachent plus à mon cœur.
<14>La bonté fait son caractère,
Des rayons de sa lumière
Mon esprit est enluminé;
Ce Dieu chérit ses créatures,
Il ne venge point les injures;
Tout péché sera pardonné.

Ce 17 août 1737.

Federic.

<15>

III. (c) ODE SUR L'AMOUR DE DIEU.

Toi dont la sagesse profonde
Conçut le plan de l'univers,
Toi, qui d'un mot formas le monde,
Qui créas cent mondes divers,
Grand Dieu, si j'adore en silence
De ton ineffable puissance
Tous les inconcevables traits,
Ma voix, que je t'ai consacrée,
Est moins faible et plus assurée
Quand il faut chanter tes bienfaits.

Je jouis de tous les miracles
Que ta main divine a formés;
Ces vastes, ces pompeux spectacles,
Ces feux dans le ciel allumés,
Ces biens que la terre fait naître,
Mes goûts, mon sentiment, mon être,
Tout me parle de tes bontés,
Et mes besoins inépuisables,
De nouvelles félicités.17-a

<16>La raison, ce feu qui m'éclaire
De tes dons les plus précieux,
M'élève au-dessus de la terre,
Me transporte au plus haut des cieux.
C'est elle qui me fait connaître
Ce roi puissant, ce tendre maître,
Ses ouvrages, sa volonté;
Qui m'enseigne à lui rendre hommage,
A l'aimer, à jouir en sage
Du temps et de ma liberté.

Oui, je vois partout la vive image
De tes bontés et de tes soins;
Ce monde est fait pour notre usage,
Il suffit à tous nos besoins.
Tu voulus, nous donnant la vie,
Que, de tes dons toujours remplie,
Toujours digne de son auteur,
Elle dût nous rendre plus chère
La main puissante et salutaire,
La main qui fait notre bonheur.

Sous les plus brillants édifices,
Sans être enivré des grandeurs,
Sans remords au sein des délices,
Sans épines parmi les fleurs,
Assis à table entre des belles,
Tu les fis pour toucher mes sens;
Le vin d'Aï qui m'enchante,
Versé par une main charmante,
Est encore un de tes présents.

Ah! quand mon âme appesantie
Serait l'esclave de mon corps,
Et descendrait anéantie
Dans l'obscur empire des morts,
Grand Dieu, cette âme qui t'adore
<17>Ici te bénirait encore,
Prête à vivre, prête à mourir;
Tu ne me devais point la vie,
Et quand la carrière est finie,
Qui n'est plus ne saurait souffrir.

Mais si mon âme, en sa durée,
D'Atropos trompe le ciseau,
Et si la substance épurée
Survit aux horreurs du tombeau,
Que cet avenir a de charmes!
Je meurs heureux et sans alarmes,
Je vole au sein de l'Éternel.
O Dieu! si mon esprit qui t'aime
Est immortel comme toi-même,
C'est pour un bonheur immortel.

Vous dont le zèle fanatique,
Dont la cruelle absurdité
Nous présente un Dieu tyrannique,
Toujours craint, toujours irrité,
Le crayon de vos mains impies
Peint Dieu comme on peint les Furies.
Monstres, craignez donc son courroux :
S'il est des démons pour nous nuire,
Pour haïr Dieu, pour le maudire,
Il n'en est point d'autres que vous.

(19 avril 1738.)

<18>

IV. VERS SUR L'EXISTENCE DE DIEU, COMPOSÉS PAR FRÉDÉRIC QUELQUES ANNÉES AVANT SA MORT.

UNDE, UBI, QUO?20-a

Unde, ubi, quo? D'où viens-je? où suis-je? où vais-je?
Je n'en sais rien. Montaigne dit : Que sais-je?20-b
Et sur ce point tout docteur consulté
En peut bien dire autant sans vanité.
Mais, après tout, de quel endroit le saurai-je,
Moi, qui, d'hier dans l'univers jeté,
Ne suis rien moins qu'un être nécessaire?
Cet être existe, a toujours existé;
Il en faut un, soit esprit, soit matière,
Et ce point-là par nul n'est contesté.
Or, moi, chétif, et être très-limité,
Que tout étonne et convainc d'ignorance,
Malgré cela je sens, je veux, je pense,
<19>Je me propose un but en agissant.
Voudriez-vous que l'Être tout-puissant,
Auteur de tout et de mon existence,
N'eût aucun but, aucune volonté?
Tandis qu'il m'a donné l'intelligence,
Qu'il n'en eût point, lui, qui m'en a doté?21-a
Mais, dites-vous, et la peste, et la guerre,
Les maux divers, physiques et moraux,
La faim, la soif, et la goutte, et la pierre,
Du genre humain sont souvent les bourreaux;
Les ouragans, la grêle, le tonnerre,
Mille poisons, les affreux tremblements,
Les tourbillons, les typhons, les volcans,
Tous ces fléaux qui désolent la terre,
Sont-ce les dons d'un père à ses enfants?
Loin d'accuser la divine sagesse,
De ton esprit reconnais la faiblesse,
Homme superbe, atome révolté.
Le Tout-puissant posa cette barrière,
Pour contenir ta curiosité;
Peut-être il veut par cette obscurité
Humilier cette raison, trop fière
D'avoir suivi quelque trait de lumière
Qui lui montra parfois la vérité.
Mais il manquait à ta félicité
Qu'il dévoilât à ta faible paupière
De l'univers la théorie entière;
Et pour te faire approuver ses décrets,
Dieu t'aurait dû révéler ses secrets.
D'où vient le mal? Eh! plus je l'examine,
Et moins je vois quelle est son origine.
Que s'ensuit-il, sinon que mon esprit
Est, dans sa sphère, étroit et circonscrit?
Mais supposer qu'une aveugle matière
De tout effet est la cause première
<20>A ma raison répugne et contredit;
Ici l'absurde, et là l'inexplicable.
Par deux écueils je me vois arrêté,
Il faut opter : l'absurde est incroyable;
Je m'en tiens donc à la difficulté,
En vous laissant, à vous, l'absurdité.22-a

<21>

V. PARALLÈLE DE LA LIBERTÉ ET DES AGRÉMENTS QUE JE GOUTE ICI DANS MA RETRAITE AVEC LA VIE PLEINE DE TROUBLE ET D'AGITATION QUE MÈNENT LES COURTISANS.23-a

Dans la retraite, Voltaire,
Où, par un généreux effort,
Je vis, en contemplant le sort
De ceux que bercent leurs chimères,
Et qui, remplis de leurs erreurs,
Esclaves des dieux de la terre,
Adorent les vaines grandeurs,
J'ose profiter de la vie,
Sans craindre les traits de l'envie,
Sans craindre le venin caché
Que la perfide calomnie,
De la faveur des grands munie,
Sur mon innocence a lâché.
Le matin, quand je me réveille,
Je vois, dans la belle saison,
Phébus, brillant sur l'horizon,
<22>Colorer les fruits de la treille;
Je vois la diligente abeille
D'un parterre semé de fleurs,
Éclatant de mille couleurs,
Par une adresse sans pareille
Ravir les sucs et les douceurs.
Je prends souvent un livre en main;
Du bois touffu cherchant l'ombrage,
Ou bien sur le bord du rivage,
J'orne mon esprit du butin
De quelque auteur grec ou latin.
Je lis Horace ou bien Catulle,
Tantôt l'aimable Lucien,
D'Hortensius le noble émule,
Ou les Césars de Julien.
Le grand, le sublime Voltaire
Toujours dissipe mon ennui;
Heureux Virgile, heureux Homère
De n'être pas nés après lui!
Je dîne; une table frugale,
Sous l'ombrage frais d'un berceau,
Où le divin Joyard24-a régale,
Me donne un appétit nouveau.
Ce lieu, que le pampre couronne
Des riches présents de Pomone,
Est moins somptueux, mais plus beau
Que le plus superbe château;
Et l'éclat dont brille le trône
N'est rien au prix d'un beau ruisseau.
D'amis une troupe choisie,
Tous détestant l'hypocrisie,
Tous nés pour la société,
Pour le plaisir, pour la gaîté,
Y composent ma compagnie.
Nous parlons de philosophie,
Des charmes de la vérité,
<23>De Newton, de l'astronomie,
De peinture et de poésie,
D'histoire et de l'antiquité,
Des heureux talents, du génie
De la Grèce et de l'Italie,
D'amour, de vers, de volupté;
Et, pleins d'une douce folie
Qui dissipe la gravité,
Et qui fait fuir l'austérité,
La langue, que le vin délie,
Quoique vive, toujours polie,
Nous prodigue avec liberté
Le feu d'une aimable saillie;
Et, dans ce séjour écarté,
Libre de l'importunité
D'un sot, d'un fat, d'un parasite,
Je vois habiter dans ma suite
La tendre et sincère amitié.
Jamais dans notre sanctuaire
N'entre un visage étudié;
Loin qu'il faille se contrefaire,
Chacun peut être ce qu'il est,
Sans craindre qu'une main légère
Trace de lui de faux portraits.
Il est permis chez nous de rire;
Mais, pour punir les traits mordants,
De la bouche de la satire
Nous avons arraché les dents.
Le soir, Euterpe et Polymnie,
Unissant leurs tons enchanteurs,
De la plus divine harmonie
Nous font savourer les douceurs;
Pleins du chant d'un moderne Orphée,
Qui fait retentir nos échos,
Le sommeil, versant ses pavots,
Nous livre au pouvoir de Morphée.
C'est ainsi que, dans le repos,
<24>Fournissant à ma carrière,
J'attends avec une âme fière
Le coup de ciseau d'Atropos.
Malheur à l'esclave imbécile
Qui ne saurait quitter la ville,
Qu'une chaîne attache à la cour,
Ou par devoir, ou par amour!
Il éprouve que la fortune,
Aussi changeante que la lune,
Élève et rabaisse souvent
Ses favoris, ses courtisans.
Il est souvent le sacrifice
D'un soupçon léger, d'un caprice;
Son ennemi, toujours actif,
L'accable par son artifice,
Et de son bonheur fugitif
Dresse un trophée à sa malice;
Et si, par un rare bonheur,
Il ne succombe sous la brigue,
Bientôt l'ambitieuse erreur,
Le remplissant de sa fureur,
Par le dédale de l'intrigue
L'égare, et creuse son malheur.
Des cours le mal épidémique,
L'intérêt vil, la politique
Le force souvent à demi
De renoncer à tout ami;
Et leur morale sophistique
Le fait ramper, lâche et soumis,
Aux pieds d'un superbe ennemi.
Toujours rempli d'inquiétude,
Ombrageux au moindre danger,
Il fait sa principale étude
De s'agrandir, de se venger.
L'humble respect, la bienséance,
Sont les dieux qui lui font la loi;
L'ennui qui bâille, et la prudence,
<25>Pesant les mots à la balance,
L'escortent sortant de chez soi.
Ah! malheureux, apprends à vivre;
Jusques à quand veux-tu languir?
Toute la grandeur qui t'enivre
Ne peut t'empêcher de mourir.
Oui, de nos jours le court espace
S'écoule trop rapidement;
Et quand le temps, ce seul temps passe,
On le regrette vainement.
Cherchons les Plaisirs qui folâtrent,
Les Ris, les Jeux, le tendre Amour;
Laissons-là les dieux qu'idolâtrent
L'orgueil, l'ambition, la cour;
Jamais, pour les avoir propices,
Je leur offris des sacrifices.
O vous, dieu de la volupté!
Vous, ma seule divinité,
Venez couronner ma constance;
Et que, pour comble de plaisir,
L'illusion et l'ignorance,
Même au sein de la jouissance,
M'enflamment de nouveaux désirs.

30 octobre 1737.

Federic.

<26>

VI. A LA DIVINE ÉMILIE.

Les rigueurs du devoir, un père,
Un roi, m'enchaînent en ces lieux.
Ce n'est point ainsi que les dieux,
Esclaves d'une loi sévère,
S'entre-emprisonnent dans les cieux,
Et que leurs esprits, curieux
Des productions de la terre,
Des arts, de la paix, de la guerre,
Ne s'instruisent point par leurs yeux;
Mais c'est aux humains malheureux
De suivre aveuglément, dans leur triste carrière,
Des lois que leur destin, ce tyran, leur veut faire,
De plier sous ce joug leur col impérieux,
Sans fatiguer le ciel par d'inutiles vœux.
C'est ainsi, sublime Émilie,
Que, par d'invisibles liens,
Le devoir sait lier les mains
De la liberté de ma vie,
Et qu'une puissance ennemie
Fait avorter tous mes desseins
Par caprice ou par jalousie.
Sous un titre pompeux asservi, couronné,
Issu d'un sang illustre, à régner condamné,
Le trône n'est pour moi qu'une image illusoire,
Qu'un fantôme trompeur d'une frivole gloire.
Né libre, mais captif auprès d'un trésor,
<27>L'État est ma prison, et mes chaînes sont d'or;
Le soupçon outrageant, animé d'humeur noire,
Prit plaisir à forger, guidé du faux rapport,
Un ambigu contradictoire
D'abaissement et de grandeurs.
Qui jugerait par l'apparence
Jugerait bien de ma puissance;
Mais on sait à quel point les dehors sont trompeurs.
Sevré depuis longtemps des vulgaires erreurs,
J'abandonnai la cour, embrassant la retraite;
Ce séjour écarté, simple et plein de douceurs,
Me tient lieu d'un asile honnête,
Pour me soustraire à la fureur
D'un orage effrayant conjuré sur ma tête.
Là, depuis deux hivers, éloigné de la cour,
A la science, aux arts j'ai pris mon seul recours;
De l'utile philosophie
J'approfondis les vérités;
De la brillante poésie
Au poids de la raison je pèse les beautés.
Dans un repos philosophique,
Loin des bruyantes passions
Qui s'arrogent sur nous un pouvoir tyrannique,
Et dont la violence unique
Nous fait enfin périr par les illusions,
Je goûtais l'innocence et la douceur rustique,
Quand soudain de nos actions
L'indiscrète dépositaire,
Qui va de bouche en bouche, agile courrière,
Publier tous les faits et remplir l'univers
Des destins glorieux et des fameux revers,
La Renommée enfin, des hommes tant prisée,
Des héros, des savants et des rois courtisée,
M'apprit, en s'envolant, et traversant les airs,
Aux fastes du Portique, aux fastes du Lycée,
Votre gloire éternisée;
Qu'Apollon adoptait et Voltaire, et ses vers,
<28>Voltaire, dont le nom est aimé de tout homme,
De Lisbonne à Pékin, de Pétersbourg à Rome,
Qui peignit d'un héros l'auguste humanité,
La fureur des ligueurs, le faux zèle agité,
Voltaire, qui sait joindre au brillant du génie
Les vastes profondeurs de la philosophie,
Lui, dont le souci généreux,
Par son travail industrieux,
Dérida les vertus et les rendit aimables,
Qui sut décréditer le fanatisme affreux
Et tous les vices punissables
Dont le venin caché rongeait les cœurs coupables
De tant de mortels malheureux.
Ainsi que le soleil, il répand sa lumière;
Dans les cieux des savants cet astre nous éclaire,
Et du monde ignorant il dessille les yeux.
Un de ses rayons lumineux
Me frappa, m'éblouit, me charma, me sut plaire;
Je connus, j'admirai Voltaire.
J'aurais pour le chercher quitté mon méridien;
Sous un ciel fortuné, sous un autre hémisphère,
Séjour chéri de Dieu, respecté sur la terre,
Mon esprit aurait joint le sien;
Dans son aimable solitude,
Se partageant entre l'étude
Et les devoirs de l'amitié,
Minerve aurait su m'introduire,
Et Pallas m'en aurait enseigné le sentier.
De vous et de l'amour j'eusse adoré l'empire;
Aux mystères que Locke et que Newton inspirent,
Du grand Voltaire apprécié,
Votre divinité m'aurait initié.
Mais, hélas! charmante Émilie,
Cet être que j'ignore et qui réside en moi,
Cet être qui m'anime et me donne la loi,
Immortel en théologie,
Incertain en philosophie,
<29>Ce fantôme spirituel,
Ce je ne sais quel sens, cet intellectuel,
De notre sot orgueil séduisante chimère,
Cet esprit inconnu, subtil et délié,
Sous l'attirail de la matière,
Ne se meut, ne voyage guère,
Tant les sens le tiennent lié.
Ah! si pour un moment le dieu qui me protége
M'eût daigné revêtir de la divinité,
Prenant Leibniz dans mon cortége,
Sur les ailes des vents, avec agilité,
Vers les champs de Cirey, par un effort rapide,
Éole m'aurait transporté.
On ne m'aurait point vu, par l'exemple emporté,
Copier trait pour trait du dieu galant d'Ovide
La coquette divinité :
Un dieu de qui la fourbe impose,
Qui ne plaît qu'en métamorphose,
Est indigne d'être imité.
Vous, dont l'esprit divin, l'agrément, la beauté,
Effaceraient Europe et terniraient Sémèle,
O vous! dont le cœur noble et l'âme illustre et belle
Feraient rougir l'antiquité,
Vous, qui, fuyant le fard, n'aimez que la nature,
Vous auriez renié tous les dieux déguisés
Dont l'artifice et l'imposture,
D'un vil taureau, d'un cygne empruntant la figure,
Trompaient les mortels abusés.
On ne me verrait point, pour rendre mes hommages,
De ces vils animaux emprunter les images;
Comme dieu j'offrirais l'encens sur vos autels,
Je vous présenterais mon cœur tendre et fidèle;
Car, pour servir une immortelle,
Il ne faut que des immortels.

(10 novembre 1737.)

<30>

VII. POËME ADRESSÉ AU SIEUR ANTOINE PESNE.34-a

Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux!
Oui, Pesne, ton pinceau te place au rang des dieux;
Tout respire, tout rit, tout plaît en ta peinture,
Ton savoir et ton art surpassent la nature,
Et du fond du tableau tes ombres font sortir
L'objet que de clarté ta main sut revêtir.
Tel est l'effet de l'art, tels en sont les prestiges;
Tes dessins, tes portraits sont autant de prodiges.
Quand d'un vaillant héros,34-b des peuples estimé,
Tu nous traces les traits et les yeux animés,
On le voit plein de feu, tel qu'entouré de gloire,
Jadis dans les combats il fixait la victoire.
Quand de la jeune Iris,34-c brillante de santé,
Tu nous montres l'image et la rare beauté,
Je sens pour tes couleurs tout ce qu'à mon jeune âge
Des grâces, des beautés inspire l'assemblage.
Mais ton pinceau s'élève ainsi que ton sujet,
<31>Ton ouvrage est rempli des beautés de l'objet;
Et pour exprimer l'air de notre auguste reine,
Certe il ne fallait pas être au-dessous de Pesne.
Son port vraiment royal, son front majestueux,
Sa beauté, sa douceur, son air affectueux,
Tout est représenté dans ce portrait sublime,
Jusqu'à cette vertu qui fait frémir le crime,
Qui pardonne au coupable, et, d'un soin généreux,
Vient essuyer les pleurs des yeux du malheureux.
Je crois voir devant moi cette main bienfaisante
Qui répand toutes parts ses grâces, quoique absente;
Plein d'admiration pour ce divin aspect,
Je sens mon cœur ému, pénétré de respect,
De mes yeux attendris je vois couler des larmes.
Quoi! de viles couleurs ont-elles tant de charmes,
Que, par l'illusion de ton art si vanté,
D'un regard passager l'esprit soit enchanté?
Pesne, si la vertu, chère jusqu'en peinture,
De tes portraits fameux ne faisait la parure,
De ton original maudissant les défauts,
Je louerais froidement tes grands coups de pinceaux.
C'est dans les beaux sujets que ton crayon excelle;
Pour peindre un Alexandre, il faut être un Apelle.35-a
Qu'un statuaire habile ait épuisé son art
Pour immortaliser l'image d'un César,
Tibère à peine expire, on vient briser son buste;
L'amour et la vertu gardent celui d'Auguste.
Ainsi de ces morceaux l'art exquis, la beauté,
Hors des bons empereurs, n'était point respecté.
Ainsi, dans leur fureur, pleins du fiel des écoles,
Les chrétiens triomphants abattaient les idoles,
Et, sans avoir égard au nom de Phidias,
<32>Tout buste fut détruit, qui s'offrait sur leurs pas,
Et de l'antiquité les plus fameux ouvrages
Périrent pour jamais dans ces affreux ravages.
C'est du choix du sujet que dépend ton succès;
Non pas qu'à tes talents je fasse le procès,
Qu'agité des accès de quelque vapeur noire,
Je veuille de ton art diminuer la gloire;
Mais si Lancret peignait les horreurs de l'enfer,
Penses-tu que chez moi son goût serait souffert,
Que du sombre Tartare entr'ouvrant les abîmes,
Je visse avec plaisir tous les tourments des crimes?
L'architecte est à sec sans bons matériaux,
Et le peintre est sifflé sans bons originaux.
Toi, qui reçus du ciel les grâces en partage,
D'un plaisir séducteur suis la riante image;
Et que du spectateur le regard attaché,
En voyant tes tableaux, sente un plaisir caché.
C'est par de tels sujets que plaisent les ouvrages,
Et non pas sur l'autel où leur rendent hommages
Le faux zèle aveuglé, la superstition,
Le préjugé, l'erreur et la prévention.
Ton pinceau, je l'avoue, est digne qu'on l'admire;
Mais pour l'adorer, non, je ne ferais qu'en rire.
Abandonne tes saints entourés de rayons,
Sur des sujets brillants exerce tes crayons;
Peins-nous d'Amaryllis les danses ingénues,
Les nymphes des forêts, les Grâces demi-nues,
Et souviens-toi toujours que c'est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.

Ce 14 novembre 1737.

Federic.

<33>

VIII. ÉPITRE A M. DE VOLTAIRE.38-a

Dis-nous, divin Voltaire, où ton esprit sublime
Apprit à renfermer le bon sens dans la rime;
Quel trésor te fournit les mots harmonieux
Dont le concours heureux de sons mélodieux,
Enchantant les esprits et chatouillant l'oreille,
Par un plaisir nouveau sans cesse nous réveille.
Daigne enseigner cet art qui, charmant les lecteurs,
Sous tes heureuses mains fait éclore des fleurs;
Fais connaître ce dieu qui répand sur tes traces
Le feu, le tour brillant, la noblesse, les grâces,
Et qui, malgré le joug où la règle asservit,
Te fait trouver des vers dont la beauté ravit.
Ah! si tu savais les peines qu'on endure
Lorsqu'on rime en dépit des dons de la nature,
Par quels chemins nouveaux, par quels circuits divers
On promène l'esprit pour trouver un bon vers;
Si tu pouvais me voir, l'œil chagrin et l'air morne,
Méditer tristement un vers faible que j'orne,
Et m'armer pour combattre, en faveur du bon sens,
Contre le tour obscur, contre le faux brillant;
Et lorsque, sur le point de gagner la victoire,
La rime ou la raison m'en ravissent la gloire;
Quand tous ces ennemis, ligués et conjurés,
<34>D'un appui contre moi se croient assurés;
Quand, du fond du sérail, l'orgueilleuse ignorance
Amène à leur secours la pesante indolence;
Quand la distraction entraîne mes esprits
Loin des bornes du sens qu'enferment mes écrits;
Quand d'un fantôme vain son adresse m'occupe,
Que de l'illusion mon travail est la dupe :
Alors, sans balancer, sur un char lumineux,
Prompt à me secourir, tu m'ouvrirais les cieux,
Non pas ces mêmes cieux où Paul, par un miracle,39-a
Vit, à ce qu'il nous dit, je ne sais quel spectacle,
Mais ce ciel où Virgile honorait Apollon,
Mais le ciel où Henri plaça déjà ton nom.
Quoi! tu ne réponds rien, tu regarde Émilie?
Qu'est-ce qui te surprend? parle au moins, je t'en prie.
« C'est de voir, diras-tu, qu'un homme, sans besoin,
S'alambique l'esprit d'un inutile soin;
De son gré se rangeant au nombre des esclaves,
Se charge follement de chaînes et d'entraves. »
Oui, mais de mes raisons daigne être au moins instruit :
Ton poëme immortel m'a le premier séduit;
Tes vers mélodieux, tes vers coulant sans peine
M'ont trop fait présumer des succès de ma veine.
J'ai cru qu'il suffisait d'admirer tes succès,
Que tes vers d'Apollon valaient bien les accès,
Et qu'animé du feu que ton esprit m'inspire,
J'osais même affronter les traits de la satire.
J'ai cru que d'exprimer de nobles sentiments
N'était point en effet mal employer son temps;
Et de l'antiquité l'illustre témoignage
Transmet le goût des vers avec soi d'âge en âge.
Des peuples policés cet art fut révéré :
De vingt siècles entiers Homère est admiré;
Lucain, qui de César a chanté la victoire,
Triomphe à ses côtés, et partage sa gloire;
Au sortir des combats, les peuples d'Israël
<35>Par des hymnes sacrés célébraient l'Éternel;
Et des prêtres païens les oracles antiques
N'expliquaient l'avenir qu'en termes poétiques;
Et les vers, estimés, honorés en tous lieux,
Étaient pour les savants, les sages et les dieux.
Tel est de cet appât la trop flatteuse amorce,
Il a sur ma raison une invincible force;
Entraîné malgré moi, son ascendant fatal
Me fait souffrir le poids d'un pouvoir sans égal.
Heureux si je savais habiller ma pensée
Et travestir la prose en strophe cadencée!
Heureux si je pouvais, par de nouveaux efforts,
D'un doux luth à ma voix allier les accords,
Et si, poussant ma voix, en élevant ma tête,
Je puis de l'épopée entonner la trompette!
Si j'avais ton pinceau, si j'avais tes couleurs,
Mes portraits peu finis seraient ornés de fleurs;
De diverses beautés j'égaierais mes peintures,
Tout serait animé d'images, de figures.
On me verrait bientôt prendre un rapide essor
Et m'élever aux cieux, saisi d'un doux transport;
M'assurant du soutien de tes sublimes ailes,
Abandonner la terre aux faibles hirondelles.
Tel, traversant les airs et s'élevant aux cieux,
L'aigle pointe au soleil son vol audacieux,
Soutenant ses aiglons, sous ses ailes agiles,
Qu'il instruit à mouvoir leurs ailerons débiles :
Et tel, en m'élevant sur le mont des neuf Sœurs,
Inspire à mes esprits tes divines fureurs,
Et que l'expression s'alliant à la rime
Avec l'invention m'amènent au sublime;
Que les mots, à leur lieu tout prêts à se placer,
Sans se faire chercher soient prêts à s'arranger.
O toi, qui des ligueurs as chanté les défaites,
O toi, qui de Henri célébras les conquêtes,
Et qui, de l'art des vers habile à te servir,
Autant qu'il t'ennoblit sus autant l'ennoblir,
<36>Viens m'animer du feu de ton puissant génie,
Viens pour armer ma main de ta plume polie,
Et daigne m'enseigner par quel heureux effort
Tout métal en tes mains se convertit en or;41-a
Et tandis qu'au vrai beau ton Apollon me guide,
Ton jugement exquis me servira de guide.
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je mets tout mon espoir en ton savoir profond;
Et, tentant avec toi les vents et les orages,
J'oppose aux flots émus Voltaire et ses ouvrages.

26 novembre 1737.

Federic.

<37>

IX. ÉPITRE SUR LA FERMETÉ ET SUR LA PATIENCE.

Tout est également partagé dans ce monde,
Le plaisir enchanteur et la douleur profonde;
Et l'appât séduisant d'un durable bonheur
N'est qu'une illusion, un fantôme flatteur.
Cet éclair éblouit une âme encor nouvelle,
L'imagination la saisit avec zèle;
Mais le novice heureux, si vivement frappé,
Par le malheur, hélas! trop vite est détrompé.
Son esprit incertain et son âme flottante
De l'excès de l'espoir tombe dans l'épouvante;
Vil esclave du sort, se livrant au torrent,
Tantôt il est trop vain, tantôt il est rampant.
Vois ce fleuve rouler ses ondes salutaires,
Son cours toujours égal et ses eaux toujours claires;
Tantôt par cent canaux on le voit serpenter,
Tantôt, les unissant, ses bras le font enfler.
Il baigne en ce vallon les fleurs de la prairie,
Il traverse plus bas des déserts d'Arabie;
Une digue en ce lieu le force à se courber,
Et là, c'est un rocher qui le fait détourner.
Par sa douce saveur, le bord qui l'environne
Est orné des présents de Flore et de Pomone;
<38>Il fait éclore, au sein de la stérilité,
Les biens de l'abondance et la fécondité,
Et, roulant sur la fange ou sur la molle arène,
Va se mêler aux mers où sa course l'entraîne.
C'est ainsi que d'un front ferme et toujours égal
Il te faut recevoir et le bien, et le mal;
Sans orgueil à la cour, sans bassesse à la ville,
Malade ou vigoureux, également tranquille,
Sans t'impatienter de ton sort clandestin,
Sois satisfait du lot qui t'échut du destin.
Le ciel a réuni par d'éternelles chaînes
Les fruits de notre gloire ou l'effort de nos peines;
L'esprit ferme et constant brille dans les hasards,
L'inflexibilité réussit dans les arts.
En vain tu t'applaudis de ton vaste génie,
Si tu n's patient, Apollon te renie.
Pesne,44-a moins vigilant, se laissant rebuter,
Au-dessus de Rigaud44-a n'aurait pu se placer;
Par son pinceau savant la nature imitée
Croit voir, en l'admirant, un nouveau Prométhée.
Ce Petrini44-1 vanté, dont les doigts diligents
Forment ces doux accords qui chatouillent tes sens,
Et dont la main paraît, sur sa harpe empoignée,
A sa toile ourdissant une active araignée,
Ce ton mélodieux qui fait naître l'amour,
N'est pas chez Petrini l'ouvrage d'un seul jour.
Mille difficultés contre lui s'opposèrent;
Par ses soins redoublés ses doigts se délièrent.
Les arts sont comme Églé, dont le cœur n'est rendu
Qu'à l'amant le plus tendre et le plus assidu.
Mais sans parler des arts que notre goût cultive,
Ta constance jamais ne peut rester oisive.
Quel que soit ton destin, quel que soit ton état,
Guerrier, prêtre, commis, sujet ou potentat,
<39>Ta vertu trouvera toujours ample matière;
Des épines sans nombre empliront ta carrière,
Le chagrin dévorant est prêt à t'assaillir,
Sans le malheur fatal tu ne saurais vieillir.
Ce Romain généreux trahi par la fortune,
Persécuté longtemps par l'envie importune,
Scipion, le grand Scipion, de Numance vainqueur,
Vit ses lauriers salis d'un infâme imposteur;
Et ce libérateur d'une ingrate patrie
D'un banc injurieux subit l'ignominie,
Sans qu'il perdît sa gloire et sa tranquillité.
Socrate, aussi stoïque et plein de fermeté,
Vida sans murmurer la coupe de ciguë;
Il sentit le trépas sans avoir l'âme émue,
En consolant encor par ses mâles discours
Ses amis désolés qui déploraient ses jours.
L'Auguste des Français vit, dans un court espace,
Dans un même tombeau les débris de sa race;
De cet arbre superbe un faible rejeton
Resta seul à Louis pour soutenir son nom.
Arbitre de la paix, arbitre de la guerre,
Récompensant les rois46-2 ou punissant la terre,
Asservissant l'Europe à ses vastes desseins,
Ce Louis ne fut pas maître de ses destins.
Sensible à ses revers, mais d'un cœur toujours ferme,
Ce roi de ses succès vit expirer le terme,
Et Tallard à Blenheim par Eugène vaincu
Ne put ni l'affaiblir ni le rendre abattu.
Au palais des Destins46-a est un tableau céleste;
On y voit notre sort tant heureux que funeste,
Le malheur y sert d'ombre, et le bien de clarté.
Cette ombre donne au jour plus de vivacité;
Des maux perpétuels rendraient l'homme stupide,
Un bonheur sans revers deviendrait insipide.
Ce sage assortiment convient à l'univers,
<40>S'il déplaît à nos yeux de nuages couverts.
Ainsi, pour modérer notre joie insensée,
Par les cieux le dégoût fut près d'elle placé;
Pour flatter nos chagrins, pour adoucir nos maux,
La constance fut mise au cœur des vrais héros.
Au temple du Bonheur elle sert de colonne,
Sa force le soutient et le perfectionne.
Ce bâtiment fragile a peu de fondements,
Il tremble et tressaillit au seul souffle des vents.
L'imagination en fut la fondatrice,
La sagesse étaya ce frivole édifice;
Mais l'homme impatient remarque avec regret
Que le temple à l'instant à ses yeux disparaît.
O toi,46-3 dont la vertu fit naître dans mon âme
De la tendre amitié la généreuse flamme!
Toi, qui sus attacher mon bonheur à ton sort,
Ami, sur ta douleur sache faire un effort.
Que l'âge injurieux, amenant la faiblesse,
Efface sur ton front les ris et la jeunesse,
Qu'il amortisse en toi ce feu si pétillant
Dans ton air, dans tes yeux, dans tes discours brillants;
Et qu'au lieu des plaisirs et de la gaîté pure,
Qu'à notre seule aurore accorda la nature,
Il amène avec soi le cortége infernal
De la douleur aiguë et du chagrin fatal;
Quand, fondant sur ton corps, la goutte impitoyable
Sur ton lit étendu te tourmente et t'accable,
Que tes membres enflés, affaiblis et perclus,
Relâchent leurs ressorts par les maux abattus :
Alors à ton secours appelle l'espérance,
L'oubli, la fermeté, la sage patience.
Ces fleurs naissent partout, on n'a qu'à les cueillir;
Ta volonté suffit pour les faire fleurir,
Comme au haut de ces rocs escarpés, effroyables,
Croissent pour nos besoins des simples secourables.
Que sert au voyageur fatigué du chemin
<41>De quereller tout haut son astre et son destin?
Ce n'est pas en jurant que son chemin se change,
Que ses pieds embourbés se tirent de la fange;
Son esprit agité devient un imposteur,
Il augmente sa peine et grossit son malheur.
C'est par présomption que notre cœur murmure,
Nous sommes tous comblés des dons de la nature;
Mais des présents du ciel l'homme peu satisfait
Veut jouir sans chagrin d'un bonheur plus parfait.
Il ne lui suffit point que le soleil l'éclaire,
Ses vœux sont plus hardis; son cœur plus téméraire
Veut un air toujours pur, des cieux toujours sereins.
Nous sommes nés sujets et non pas souverains.
Quelle est donc la raison que cet homme en furie
Dans ses fougueux accès se démène et s'écrie :
Je suis trop malheureux, je suis infortuné?
Un pointeur hasardeux au jeu l'a ruiné;
Du sein de la mollesse il vole à l'indigence.
Mais le ciel, après tout, te doit-il l'abondance?
Te doit-il tous les biens avec la volupté?
Il te donne bien plus, t'accablant de santé,
Et ce Crésus dont l'or remplit ton cœur d'envie
Troquerait avec toi pour jouir de la vie.
Cet hypocondre obscur et chargé de vapeur
Du sombre désespoir respire encor l'horreur.
Il pense que du ciel la main appesantie
Le poursuit par fureur et par antipathie.
En accusant le ciel, reconnais ses bienfaits;
Tous les dons qu'il te fit pour toi n'ont plus d'attraits?
A tes chagrins présents uniquement sensible,
Ton âme à ses faveurs est donc inaccessible?
Les biens qu'il répandit pour assouvir tes sens,
Tes trésors, tes emplois, tes amis, tes enfants,
D'un mal peu dangereux l'atteinte passagère,
Les efface à l'instant de ton âme légère?
Aussi lâche qu'ingrat, ton cœur impatient
Est si peu courageux que peu reconnaissant.
<42>L'impatience, hélas! facile à nous séduire,
D'un mal peu dangereux nous abîme en un pire.
Bajazet, qu'un vainqueur48-4 avait fait encager,
Esclave malheureux, voulut se délivrer,
Suivant de son instinct la fureur indiscrète,
Crut de forcer ses fers, et se brisa la tête.
Préférons sagement notre état, tel qu'il est,
Au futur incertain, au repentir sujet.
Ce monde est une mer par cent écueils fameuse,
Par les vents soulevée, écumante, orageuse;
Le péril suit le calme, et la sécurité
Y fonde uniquement notre tranquillité.
Quand le danger paraît pressant, inévitable,
Oppose à sa terreur un front inébranlable;
Si ton navire heureux est secondé des vents,
Cale modestement tous tes voiles à temps.
Que ta prospérité ne t'enfle point d'audace,
Mais ne t'avilis point au temps de ta disgrâce;
Sois sage, sois prudent, commets le reste au sort,
Tes succès, tes revers, et ta vie, et ta mort.
C'est ainsi que l'Athos, de sa cime exhaussée,
Contemple avec mépris la vague courroucée;
Les aquilons mutins se brisent à ses pieds,
Les nuages en vain sont contre lui ligués.
L'orage rugissant, la foudre épouvantable,
Ne sauraient ébranler sa tête inaltérable;
Entouré de dangers, il garde son repos,
Tandis qu'aux bords des mers on voit de vils roseaux,
Chancelants, incertains, dont la tige tremblante
Au souffle des zéphyrs s'agite d'épouvante.

Ce 17 mars 1740.

Federic.

<43>

X. ÉPITRE A LA REINE.

O reine que mon cœur révère!
Femme héroïque et tendre mère,
Ta bonté, toutes tes vertus,
Les faibles par toi défendus,
Ta grande âme compatissante,
Et secourable, et bienfaisante,
Ta douceur, ta fermeté,
Et cette magnanimité
Qui te fait pardonner l'offense,
Ta justice et ton équité,
Ces limites de ta puissance,
Tes vertus, dont l'éclat divin
A les imiter nous invite,
Et qui font, lorsqu'on les médite,
Mieux présumer du genre humain,
Ce sont elles qui, du silence
Auquel je m'étais condamné
Ayant rompu la violence,
A te chanter m'ont destiné.
Veuille le ciel que ta carrière,
Brillante et couverte de fleurs,
N'offre jamais à ta paupière
Que des jours remplis de douceurs!
Que la trame trop peu durable
<44>De jours si beaux, si précieux,
Par Atropos inexorable
Jamais ne soit tranchée en deux!
Plutôt tranchez mes destinées,
Dieu du Styx, dieu de l'Achéron;
Nouez-les au fil des années
Dont vos mains lui feront le don.
Heureuse, mille fois heureuse
L'âme bien née et généreuse
Qui dans les ombres du trépas
Pousse et précipite ses pas,
Pour conserver les jours insignes
Des héros, de nos vœux seuls dignes,
Et qui méritent nos amours!
Plus noble et plus digne d'envie
Est l'homme qui donne ses jours
Afin de conserver le cours
De ceux des auteurs de sa vie.

(27 mars 1738.)

<45>

XI. TROIS ÉPITRES A JORDAN.

I.

Jordan, tout bon poëte et tout peintre fameux
Doit exceller surtout par le rapport heureux
Des traits hardis, frappants, dont brille son ouvrage,
Avec l'original dont il offre l'image.
Le peintre scrupuleux doit, dans tous ses portraits,
Imiter le maintien, le coloris, les traits,
Et les effets divers que produit la nature;
Le poëte, évitant des mots la vaine enflure,
De justes attributs habile à se saisir,
Doit posséder surtout l'art de bien définir :
Le jugement de l'un est le coup d'œil de l'autre.
On ne peint point Caton avec un patenôtre,
Ni saint Pierre en pourpoint, ni la Vierge en pompons;
Les modes ont leur temps, ainsi que les saisons.
Chaque âge différent porte son caractère :52-a
L'un est vif et brillant, l'autre est triste et sévère;
Et comme chacun d'eux a d'autres passions,
Il faut pour chacun d'eux d'autres expressions.
Que, fuyant l'ignorance et fuyant la paresse,
Un rimeur n'aille point, plein d'une folle ivresse,
Dépeindre la Fortune ou stable, ou sans bandeau,
Ou dérober au Temps ses ailes et sa faux,
<46>Ou donner à la Mort le teint frais d'un chanoine,
Confondre le nectar avec de l'antimoine;
Car, pour apprécier un ornement séant,
Un nain ne doit jamais lui paraître un géant,
Un Zoïle ignoré, fameux comme Voltaire,
Broglio pris sans vert, un Condé qu'on révère.
Tout poëte et tout peintre, exact également,
Doit fuir surtout du faux le triste aveuglement.
Rigide observateur de toute bienséance,
Qu'il place les objets selon leur convenance;
Et qu'un roi sur le trône ait le sceptre à la main,
Que César soit vêtu comme un héros romain,
Que, choisissant le vrai dans l'air, dans l'attitude,
Un Érasme, un Jordan soit dépeint en étude,
S'appuyant sur un bras, l'œil vif, spirituel,
Et l'esprit au-dessus du monde sensuel,
Méditant gravement quelque phrase oratoire,
Empoignant le papier, la plume et l'écritoire ....
Muse, tout doucement. Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu'Érasme, autant ou plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui de livres rongés t'a rendu l'héritier,
Sans feu, sans lieu, d'ailleurs, même sans encrier,
Ma muse ne pouvant chanter ton écritoire
Sans faire à nos neveux une imposture noire,
Mais n'en rendant pas moins hommage à tes vertus,
Elle te servira de ce que sert Plutus.
Reçois donc par mes mains l'instrument de ta gloire;
Aux enfants d'Apollon il sert de réfectoire;
De tout auteur savant fidèle compagnon,
Organe de qui veut faire afficher son nom,
Dans le greffe, au barreau, le commis, le notaire,
Et Bernard,54-5 et Fleury, Réaumur, et Voltaire,
En font à leur honneur sortir l'encre à grands flots,
Et Rollin des anciens en tire les travaux.
<47>Du fond de ton esprit je vois déjà d'avance
Découler des torrents de sublime science;
Je vois déjà, rangés sur mes rayons nouveaux,
De tes heureux écrits les gros in-folios,
Croître et multiplier, ainsi qu'une famille,
Les livres projetés dont ton esprit fourmille;
Je te vois, éclipsé sous leurs nombreux monceaux,
Oublier d'Hans Carvel le merveilleux anneau.54-a
O Jordan! souviens-toi que toute étude est vaine,
Qu'on y perd et son temps, sa vigueur, et sa peine,
Enfin qu'on n'a rien fait en ces terrestres lieux,
Si l'on n'a point appris le secret d'être heureux.

Vous aurez la bonté de faire la critique de la pièce. Les hyperboles y sont outrées; mais je vous jure qu'il n'y a rien de plus sec et de plus aride que le sujet de l'écritoire que je vous envoie. Il aurait été beaucoup plus naturel de l'accompagner simplement de deux mots de prose; tout homme sensé en aurait usé ainsi. C'est à la métromanie que je dois reprocher cette sottise et bien d'autres que j'ai faites dans ma vie. Souhaitez-moi par reconnaissance que celle-ci soit la dernière.

(Mai 1738.)

II.

Permets, sage Jordan, que, plein de bile noire,
Des maux de mes égaux je te fasse l'histoire,
Et qu'en examinant l'humaine infirmité,
Elle nous apprivoise à sa nécessité.
L'homme, dès le moment que sa faible paupière
S'ouvre, et qu'il voit du jour l'éclatante lumière,
Nous semble, par ses cris et par son air chagrin,
Pressentir quel sera son malheureux destin.
<48>En effet, la douleur d'abord lui fait la guerre;
De ce monstre odieux tel est le caractère;
Sous des noms différents il cache son venin,
Il est cruel, barbare, et toujours inhumain.
D'abord, d'un os aigu revêtant la figure,
Il perce la gencive à l'abri de l'enflure;
Tantôt, en nous couvrant de ses bourgeons hideux,
Il laissa de ses maux des souvenirs affreux.
C'est sa rage qui souffle aux feux ardents des fièvres :
Voyez ce malheureux; son âme est sur ses lèvres,
Et son sang échauffé, pressé violemment,
De canaux en canaux roule rapidement.
Et toi, fille d'enfer, implacable migraine,
Quel démon t'engendra dans les flancs de la haine?
C'est ta douleur horrible et ton affreux poison
Qui, vainqueurs de nos sens, troublent notre raison.
Et toi, goutte chronique, et toi, triste gravelle,
Et toi, le mal du Roi, d'invention nouvelle,56-a
Vous, qui le disputez à tous les autres maux,
Inflexibles tyrans, ou du moins leurs égaux,
Hélas! que le plaisir en vos tourments s'expie!
Que les jours passagers d'une si courte vie
D'ennemis conjurés, ligués et dangereux
Sentent de noirs complots se préparer contre eux!
De notre faible corps les maux et la misère
Nous obligeant enfin d'abandonner la terre,
Alors, de tous ces maux le mal le plus fâcheux,
C'est le médecin même, aussi barbare qu'eux.
C'est lui qui sait en grec nommer la maladie,
A hâter le trépas son métier s'étudie;
Si chez quelque malade on croit à son savoir,
On l'appelle, et sa vue écarte tout espoir.
<49>Que le malade crève, ainsi le veut la mode;
De Galien, dit-il, j'ai suivi la méthode.
Reconnais à ces traits ramassés au hasard,
Peints par ma main novice, et sans secours de l'art,
Les dangers menaçants dont la triste cohorte,
Soit chez nous, soit ailleurs, sans cesse nous escorte.
Ni le sombre réduit où se tapit le gueux,
Ni l'éclatant dehors d'un palais somptueux,
Aux dures lois du sort ne peuvent nous soustraire.
De la mort chaque humain est né le tributaire;57-a
Mais pour que son aspect nous semble moins hideux,
Ayons le cœur, Jordan, d'en occuper nos yeux.
Quiconque sans effroi pense à se voir détruire
Atteint le plus haut point où la raison aspire;
Le sage est au-dessus des troubles de la peur,
Et c'est lui seul qui sait mépriser la douleur.

(1739.)

III.

Je crois te voir, mon bon Jordan,
Te trémoussant d'inquiétude,
Quitter brusquement ton étude,
Chercher Chasot, ce fin Normand,
Ce Chasot, qui sert par semestre
Ou Diane, ou tantôt Vénus,
Et que retiennent en séquestre,
De leurs remèdes tout perclus,
Les disciples de saint Cornus.
Je vous vois partir tous les deux
Du paradis des bienheureux
Pour arriver au purgatoire.
Hélas! si je suivais mes vœux,
<50>J'irais peupler ces mêmes lieux
Dont vous quittez le territoire,
Trop sage et trop voluptueux
Pour rechercher la vaine gloire
De vivre en cent ans dans l'histoire,
Sur les débris de mes aïeux.
Je crains ces honneurs ennuyeux,
L'étiquette et tout accessoire
D'un rang brillant et fastueux;
Je fuis ces chemins dangereux
Où nous entraîne la victoire,
Et ces précipices scabreux
Où les mortels ambitieux
Viennent au temple de Mémoire
Eriger en présomptueux
Quelque trophée audacieux.
Une âme vraiment amoureuse
Du doux, de l'aimable repos,
Dans un rang médiocre heureuse,
N'ira point en impétueuse
Affronter la mer et ses flots,
Dans la tempête périlleuse
Gagner le titre de héros.
Qu'importe que le monde encense
Un nom gagné par cent travaux?
L'univers est plein d'inconstance;
L'on veut des fruits toujours nouveaux,
De l'esprit et de la vaillance,
Et des lauriers toujours plus beaux.
Laissons aux dieux leur avantage,
L'encens, le culte et la grandeur;
C'est un bien pesant esclavage
Que ce rang si supérieur.
L'amitié vaut mieux que l'hommage,
Le plaisir plus que la hauteur;
Et le mortel joyeux, volage,
Gai, vif, brillant, de belle humeur,
<51>Mérite seul le nom de sage,
Lorsqu'il reconnaît son bonheur.
Le bruit, les soins et le tumulte
Ne valent pas la liberté;
Et tout l'embarras qui résulte
De l'ambitieuse vanité
Ne vaut pas le paisible culte
Qu'en une heureuse obscurité
L'esprit rend à la volupté.
Heureux qui, dans l'indépendance,
Vit content et vit ignoré,
Qui sagement a préféré
A la somptueuse opulence
L'état frugal et modéré,
Qui sait mépriser la richesse,
Et qui, par goût et par sagesse,
A fidèlement adoré
Le dieu de la délicatesse,
Des sentiments, de la noblesse,
Seul dieu d'un esprit éclairé!
Hélas! d'une main importune
Déjà je me sens entraîner,
Et sur le char de la fortune
Mon sort me force de monter.
Adieu, tranquillité charmante,
Adieu, plaisirs jadis si doux,
Adieu, solitude savante,
Désormais je vivrai sans vous.
Mais non, que peut sur un cœur ferme
L'aveugle pouvoir du destin,
Le bien ou le mal que renferme
Un sort frivole et clandestin?
Ni la fureur de Tisiphone,
Ni l'éclat imposant du trône,
Sur moi n'opéreront rien.
Pour la grandeur qui m'environne
Mon cœur n'est que stoïcien;
<52>Mais plus tendre que Philomèle,
A mes amis toujours fidèle,
Et moins leur roi, leur souverain,
Que frère, ami, vrai citoyen,
Du sein de la philosophie
Et des voluptés de la vie,
Tu me verras, toujours humain,
D'une allure simple et unie
Pacifier le genre humain.

(Mars 1740.)

<53>

XII. A CÉSARION.61-a

J'ai vu ce séjour turbulent61-b
Où la bassesse se prodigue,
Où règnent la fraude et la brigue
A l'abri du trône éclatant,
Où l'artificieuse intrigue,
Par mille détours serpentant,
Opprime et pille l'innocent,
Où tout un peuple d'hypocrites
A renié la vérité,
Où l'arrogante impunité
Triomphe des vertus proscrites
Qui brillaient dans l'antiquité.
D'un maître adorant les caprices,
On admire jusqu'à ses vices,
On tremble à ses décisions;
Et vous voyez ses visions,
Des favoris canonisées,
Du sage en tous temps méprisées,
Propager leurs impressions.
<54>Là, jamais la simple nature
Ne fit éclater sa parure;
Tout est astuce, tout est fard,
On compose jusqu'au regard.
Le ris badin, le ris volage
Fuit soigneusement ce rivage;
Cet aimable enfant, indompté,
Doit ses jours à la liberté;
Mais les chaînes de l'esclavage
Sont le tombeau de la gaîté.
D'humains une troupe frivole,
Au pied du trône prosternés,
Sans cesse encensent à l'idole
Dont leurs trésors sont émanés.
La trahison, la perfidie,
Ces maudits essaims de l'envie,
Habitent ces lieux criminels;
La satirique calomnie,
De la faveur des grands munie,
Y persécute les mortels.
En vain, pour y trouver un sage,
Irait-on, la lanterne en main,
Dans les rues, sur le passage,
Pester contre le genre humain;
Comme une cire tendre et molle,
L'homme suit les impressions
Que l'exemple d'une cour folle
Enseigne en sa maudite école
A ses novices nourrissons.
Un ami franc, un cœur sincère
N'habite point cet hémisphère;
L'avide et sordide intérêt
Met les sentiments à l'enchère,
Et l'amitié, qu'on honorait,
N'est plus qu'un trafic mercenaire;
C'est un nœud qui n'attache guère,
Un fantôme qui disparaît.
<55>Le vent vous est-il favorable,
Tout s'empresse à vous entourer,
Et le courtisan serviable
Pour vous, d'un zèle inimitable,
Se laisserait sacrifier.
Mais la faveur est peu durable;
Une tempête épouvantable
De loin vous semble menacer :
L'ami de cour craint la bourrasque,
Il vous trahit et se démasque;
Et, d'un rire sardonien,
La caustique et fausse malice,
En vous poussant au précipice,
Méprise encor votre destin.
Là, l'erreur ignorante et sotte,
Altière, orgueilleuse et bigote,
Prenant de la religion
Le bandeau de l'opinion,
En a composé sa marotte;
L'aveugle superstition,
Dont le zèle indiscret s'emporte,
Le fanatisme, qui l'escorte,
Y sont en vénération.
Sous l'appareil d'âme dévote
Et d'une feinte austérité,
Le scélérat est respecté;
Toute secte absurde, idiote,
Sous un dehors de sainteté
Y trouve un appui redouté.
On sert Dieu par crainte du diable;
L'enfer, cette image effroyable,
Ses damnés, ses chaudrons bouillants,
Sont les motifs les plus puissants
De l'absurde et sainte grimace
De ces gobeurs de sacrements.
Ils chantent la grâce efficace,
Et ces cafards impertinents,
<56>Pleins d'un zèle rempli d'audace,
Très-indiscrets et remuants,
Damnent leurs frères, non en face,
Mais par arrêt en contumace.
De saints un escadron fourré,
Loin de la raison égaré,
Prêchant la charité chrétienne,
Vous persécute à la païenne
Tel dont l'esprit plus épuré
Dort au prône et bâille à l'antienne.
La folle superstition
Embrouille sans distinction
L'œil éclairé du philosophe
Qui sonde avec précaution
Les écueils de l'illusion,
De la vérité limitrophe,
Avec l'audacieuse erreur
D'un esprit nourri de sophisme,
Qui fait germer un athéisme
Moins né de l'esprit que du cœur.
La ferme, la bonne morale,
Les devoirs de l'humanité,
Et l'incorruptible équité,
Qui marche d'une allure égale
Où la guide la vérité,
Les vertus de Saturne et de Rhée,
Ne régnèrent point dans ces lieux,
Et n'ont pas eu plus de durée
Que le siècle de nos aïeux.
Cher ami, de cette contrée
J'ai fui les vents contagieux;
J'ai fui les plaisirs ennuyeux
Que l'on vante par complaisance,
Et qu'on goûte par bienséance.
Mon esprit libre des liens
Dont la cour enchaînait mes mains,
Des respects de l'obéissance,
<57>Et de tous ces hommages vains
Que des grands la magnificence
Se fait rendre par l'indigence;
Enfin réchappé du palais
Où l'esclavage de la gêne
Tenait, de sa main inhumaine,
Ma liberté dans les filets,
Où la timide prévoyance
Et la circonspecte prudence,
Craintive et marchant à tâtons,
De l'ennui que causent leurs noms
Retenaient mes plaisirs en bride,
Et rendaient ma joie insipide;
Je te puis, cher ami, sans peur,
Libre et seul maître de moi-même,
Confier à quel point je t'aime.
Aux sentiments vifs de mon cœur
Ton cœur servira d'interprète;
Que sans fin cet écho répète
Tous les charmes et la douceur
D'un commerce plein de candeur.
Mais au plaisir, lorsque j'y pense.
Succède bientôt la douleur;
D'un démon jaloux du bonheur
Je sens la maligne influence;
C'est lui qui cause ton absence,
L'aggrave encor par sa longueur.
Quand ce démon plein de furie
Calme son importune ardeur,
Aura-t-il la galanterie
De laisser à ton protecteur,
A ton séraphin tutélaire,
Le plaisir, la gloire et l'honneur
De t'amener, plein de vigueur,
Trouver ton étoile polaire
Et humer la divine odeur
Des parfums de notre prairie?
<58>Viens promptement, pour mon bonheur,
Revoir cette rive fleurie,
Ta vraie et ta seule patrie,
Où, sans toi, de la belle humeur
La source à jamais est tarie.
Le fer attiré par l'aimant
Sent une impulsion moins vive
Que le désir impatient
D'une amitié tendre et craintive.
Mille maux menacent tes jours;
La goutte lente et douloureuse
D'une main homicide creuse
Ta tombe, accélérant leur cours.
Hélas! faudrait-il que la vie
Entre mes bras te soit ravie?
Devrais-tu subir le trépas?
Non, ce n'est qu'aux âmes communes
A croupir dans les infortunes;
Le ciel doit veiller sur tes pas.
Que du destin l'ordre barbare
Nous envoie au sombre Tartare,
Le sort en est ainsi jeté.
Si des lois la rigueur extrême
Respectait la vertu suprême,
Si Caron connaît l'équité,
Tes jours chéris, tes jours que j'aime,
De l'infinie éternité
Goûteraient la sérénité.
Mais non, ta course est mesurée,
Des moments prompts et passagers
Font le tissu de sa durée;
Un instant peut les abréger.
Jouis du temps que tu possède :
Le jour, hélas! qui lui succède
Te laisse un espoir peu certain.
Qui sait si l'aube du matin,
Qui sait si la brillante aurore,
<59>A tes yeux reluisant encore,
Pour toi reparaîtra demain?
Reviens goûter dans ma retraite
Les plaisirs que ma main t'apprête,
Reviens épancher dans mon sein
L'ennui de ta douleur secrète,
Les complaintes de ton destin;
Et dans les bras d'un ami tendre,
Ton cœur pourra du moins attendre
Que l'ingrat et cruel amour,
Plus flexible, veuille t'entendre
Et te témoigner du retour.

(Juin 1738.)

<60>

XIII. ÉPITRE A M. DE CHASOT.69-a

Ici l'on voit un peuple sot
Qui suit la mode et la coutume,
Et qui, vicieux et bigot,
Assez stupidement présume
Que l'air farouche d'un cagot
De tout esprit sage est le lot.
L'enfer, offusquant leurs idées,
Trouble leurs débiles cerveaux,
Et leurs âmes, intimidées
De ces démons, de ces bourreaux,
Voient les tourments infernaux :
Sisyphe, qui roule sa roche,
Ces damnés rôtis à la broche,
Ces spectres qui sont fricassés,
Et ceux-là qu'un démon écorche,
Et tous ces vieux contes usés
Qu'enfanta l'ignorance crasse
De ces bons vieux siècles passés.
Plus peureux qu'un lièvre qu'on chasse,
Leur tremblante et dévote race
Condamne tous les agréments
<61>Que de nos jours le court espace
Ne nous fournit que rarement,
Et que la nature féconde
A daigné placer dans le monde
Pour soulager tous nos tourments.
La peur dicta leur catéchisme,
Et de cette vertu sublime
Qu'ils nous vantent effrontément
Elle est l'unique fondement.
La terreur qui les aiguillonne
Les mène à matines, au prône,
Les fait bâiller dévotement
Et fredonner absurdement
Quand l'orgue, en mugissant, seconde
La voix dont le bourdonnement
Ressemble à l'Océan qui gronde,
Et lorsque les prédicateurs
Des tons de leur voix glapissante
Leur font entendre les clameurs
Dans les voûtes retentissantes.
Zélés à leur opinion,
Ils vous damnent d'un air sauvage
Tous ceux qui, suivant la raison,
Croient l'Être suprême bon,
Et non pas un anthropophage;
Et dans leur mystique jargon
Nous décochent l'obscur langage
Que jadis au grégeois rivage
Tous les pontifes d'Apollon
Et ceux de Jupiter Ammon
Tenaient à ceux du voisinage,
Lorsque d'un songe ou d'un présage
On leur demandait la raison.
Leur ridicule espoir se fonde
Sur les malheurs de l'univers;
Ils annoncent la fin du monde,
Ils prophétisent les revers.
<62>Mais je prostituerais mes vers
En faisant le portrait immonde
De ces esprits faits de travers;
Ma muse, dans son badinage,
Préfère le plaisir volage
Au ton gravement ennuyeux
D'un censeur pesant et sérieux.
Heureux Chasot, que la nature
Daigna partager de son mieux,
Qui n'importunes point les cieux,
Et suis ton instinct sans murmure,
De tes ébats l'ingénuité
Me paraît cent fois préférable
A la farouche austérité
D'un dévot sombre et misérable.
Jamais ton cœur ne fut ému
D'un fantôme nommé scrupule;
Il m'est, dis-tu, tout inconnu,
Je ne connais que la crapule.
Ah! le débauché, le mutin,
A qui l'on devrait la bascule!
Mais non, lisez saint Augustin,
Dont Bayle peint la gentillesse;
Comme vous, il fut libertin.
Il demandait, en sa jeunesse,
Au Dieu maître de son destin
Que chez lui l'austère sagesse
Ne fût qu'un fruit de sa vieillesse;
Ce débauché, ce vrai lutin,
Pieux scélérat, homme divin,
De ses ébats, de son ivresse
Se refaisait chez sa catin.
Comme lui, vous êtes un saint,
Non pas un saint à la Lucrèce,72-6
Mais un saint qu'en l'antique Grèce
Sapho n'aurait pas méprisé,
<63>Que Neuville, cette Circé
Pleine d'amour et de tendresse,
Sans sacrement eût épousé,
Et que La Roche,72-7 bonne dame,
Chérit bien du fond de son âme.
Suivez, Chasot, de vos plaisirs
La carrière pleine de charmes;
Poussez jusqu'au bout vos désirs,
Faites verser de douces larmes,
De ces pleurs qu'un plaisir nouveau
Tire des yeux de l'innocence,
Et que la pudeur au tombeau
Verse au sein de la jouissance.
Goûtez les jours délicieux
Que voit éclore le bel âge,
Ces moments doux et précieux
D'un bonheur court et trop volage,
Le plus beau présent que des dieux
La main prodigue et toujours sage
A fait à ces terrestres lieux.
Ne regrettez point des richesses
L'avantage vain et trompeur;
L'amour, le vin et vos maîtresses
Sont d'un prix bien supérieur;
Le vrai bonheur de notre vie
Est le contentement du cœur.
Chasot, votre heureuse folie
Vaut la sagesse d'un docteur
Dont la triste philosophie,
De cent subtilités munie,
Au sein du berceau de l'erreur
Endort son obscure manie.
Quelle extase, quels doux transports,
Quel feu, quels baisers, quels efforts,
Lorsque d'une beauté touchante
<64>La jouissance nous enchante!
Ma foi, le plaisir de jouir,
Le tendre amour est préférable
Au plaisir sec de réfléchir;
L'homme est plutôt fait pour sentir
Que fait pour être raisonnable.
Heureux qui sait des préjugés
Renverser l'antique barrière,
Qui de ces fantômes forgés
Méprise l'absurde colère,
Et qui, sans craindre l'Achéron,
Ni Tisiphone, ni Cerbère,
Professe une vertu sincère,
Qu'il tire de son propre fond!
Ainsi, conservant l'âme pure,
Suivez la pente des plaisirs,
Suivez l'instinct de la nature;
Mais sachez borner vos désirs.
Heureux disciple d'Épicure,
Jouissez de la volupté;
Mais fuyez la morale impure
Que prêche un cynique effronté.
Tantôt soupirant pour Claudine,
Et tantôt brûlant pour Chloris,
Laissez vieillir entre les ris
Votre âme légère et badine.

Federic.

Voici une instruction pastorale que j'adresse à une de mes ouailles de Remusberg. Si la morale ne vous en paraît pas toute divine, vous la trouverez du moins fort sortable avec l'humanité. On me traiterait de profane et d'impie, si l'on savait que j'ai dit qu'il est encore problématique si la chasteté est une vertu ou non; que l'équité et l'humanité sont les seules vertus; et que ce ne doit point être les craintes d'un enfer, des démons et de je ne sais quelles billevesées qui doivent nous inspirer l'amour de la vertu.

<65>Dans mon système de morale, tout homme raisonnable doit pratiquer la vertu, parce qu'il est de son intérêt d'être vertueux, et parce que la vertu a des attraits indicibles pour une âme bien née.74-a

Je ne sais aucun gré à un homme violent de ce qu'il ne se porte point envers moi jusqu'à la dernière extrémité par l'appréhension de l'enfer; mais je me sens pénétré de reconnaissance envers une personne qui me fait quelque bien par sentiment et par bonté de cœur. Je suis persuadé que le philosophe de Cirey et la déesse du newtonisme seront de mon sentiment. Il n'y a, selon moi, rien de plus simple et de plus naturel; ce serait le triomphe de la raison que de voir des hommes sans erreurs, et ce serait celui de la vertu que de les voir humains par discernement. Il est à craindre que ce phénomène ne se verra guère autre part qu'à Cirey, cet endroit aimé des cieux, cet endroit où il paraît que la nature eût voulu assembler tout ce qu'elle a trouvé de plus achevé dans l'univers.

Je prie le poëte philosophe de vouloir bien me communiquer ses idées sur cette morale. J'espère que vous ne la traiterez pas comme Despréaux celle d'Abelly.75-a

<66>

XIV. VERS. FRAGMENT.

Quelque démon malicieux
Se joue assurément du monde;
Bouleversant tous nos vœux,
Il vit de la douleur profonde
Qu'il répand lui-même en tous lieux.
Cet être toujours prêt à nuire
D'un vol rapide fend les airs;
Il parcourt tout l'univers;
Ses mains, adroites à détruire,
Pour nous pétrissent des revers.
Cet ennemi de notre joie
Mêle l'amertume à nos biens,
Et rompt les trop faibles liens
Des jours tissus d'or et de soie.
Un jour, au temple des Destins,
On égalisait la balance
Des biens et des maux des humains;
Nos plaisirs, avec l'espérance,
Étaient égaux à nos chagrins,
Lorsque cet esprit hypocondre
<67>D'un coup de son art sut confondre
Notre frêle félicité.
Il forgea la mélancolie,
Les humeurs noires, la folie,
Et glissa, plein d'agilité,
Dessus la balance ennemie
Son présent, des dieux détesté,
Qui persécuta notre vie.
Depuis ce temps, partout on vit
Le bonheur presque à rien réduit,
Et les maux avec arrogance
S'arrogèrent la préséance.
Aucun état ne fut exempt
Des effets du fatal présent;
L'aimable et badine jeunesse
Se glaça sous l'austère loi
Des vieux loups-garous de sagesse,
Capables d'inspirer l'effroi,
Qui de l'empire pédantesque
Sont les redoutables tyrans,
Engeance grave, mais burlesque,
Le fléau de nos premiers ans.
Sans soucis, heureux et volage,
La joie est, dans notre jeune âge,
La plus sensible passion;
Mais bientôt s'élève un orage,
Et du fond d'un obscur nuage
Nous frappe la réflexion.
Alors vient l'appréhension,
Contrefaisant la voix du sage,
Qui sur les traces de l'usage
Rampe avec circonspection.
Fuyez, aimable badinage,
Le plaisir n'est point de saison,
Ni le bonheur n'est le partage
De la méthodique raison.
<68>Mais quoi! l'amour, si plein de charmes,
Ne saurait-il récompenser
Les chagrins, les sanglots, les larmes
Que notre aurore a vu verser?
Il est un amour tout céleste,
L'estime alluma son flambeau;
L'amitié fidèle d'Oreste
Rend son feu plus pur et plus beau.
Cet amour n'a point de bandeau,
Et le mérite manifeste
Lui sert de guide et de suppôt.
Jamais le soupçon ne l'empeste,
Et jamais le dégoût funeste
Ne trouble son heureux repos;
Il renaît dans la jouissance,
Il ne s'éteint point par l'absence,
Il est réglé dans ses transports;
La douceur et la complaisance
Composent ses charmants accords.
Que cet heureux amour est rare!
Ce phénix n'est qu'en notre esprit;
Mais cet amour triste et bizarre
Qui tantôt gronde et tantôt rit,
Qui plonge l'amant au Tartare,
En remplissant son cœur de fiel,
Pour nos malheurs est plus réel;
C'est une folle fantaisie,
C'est une sombre frénésie.
Alcippe est amoureux, dit-on,
Mais sa farouche jalousie
Lui verse à grands flots son poison.
Doris, jeune, belle, innocente,
Une Lucrèce en chasteté,
Une Vénus par sa beauté,
Captive sa flamme inconstante.
Par les liens d'hymen unis,
<69>Vous croyez leurs chagrins finis?
Non, chez eux règne l'épouvante,
Le trouble habite en leur maison.
La nuit, le méfiant soupçon
Réveille Alcippe avant l'aurore;
Sa triste et funeste raison
Grossit la peine qui le dévore.
Sans cesse il craint la trahison
De la compagne qu'il adore;
Plus avare de ses yeux doux,
Plus lésineux que Crassus même,
Par cent cadenas et verrous
Il s'assure l'objet qu'il aime;
Mais son esprit, industrieux
A s'épouvanter d'un atome,
Le rend chagrin, triste, ombrageux.
D'un être idéal, d'un fantôme,
Enfin, l'imagination
Fait réaliser la chimère;
Elle change en affliction
Une félicité sincère,
Et compose du plus doux miel
L'âpre amertume de son fiel.
Si de Vénus l'enfant aimable
De ces malheurs n'est point exempt,
Plutus comme lui s'en ressent;
Le caprice indisciplinable,
L'humeur altière, insupportable,
Le dégoût léger, inconstant,
Sont comme l'ombre inséparable
De ce corps vil et méprisable.
Voyez le riche et le puissant :
Jamais la misère importune
Ne put changer de sa fortune
Le cours heureux et triomphant;
De son bonheur il est le maître,
<70>Il n'a qu'à le vouloir pour l'être,
Tout s'empresse pour le servir.
Ici, des bouts d'un autre monde
Je vois une flotte féconde.
...............

Berlin, le 20 janvier 1739.

<71>

XV. ÉPITRE A MYLORD BALTIMORE, SUR LA LIBERTÉ.

L'esprit libre, mylord, qui règne en Angleterre,
Qu'on abhorre à Berlin, mais qu'à Londre on révère,
Qu'arma la vérité de sa mâle vigueur,
Pour abattre à ses pieds l'imposture et l'erreur,
Cet esprit généreux, dont l'ardeur vous enflamme,
De vos progrès puissants est le principe et l'âme.
Sans lui, Londre, aujourd'hui libre de ses tyrans,
Languirait sous le joug de préjugés puissants.
Asile des beaux-arts, temple de la science,
Dans vos murs profanés par l'absurde ignorance
Vous auriez vu fleurir un Claude,81-8 un Mongéron,81-9
Au lieu d'un sage Lock, d'un immortel Newton.
Tous les siècles fameux, nos illustres modèles,
Des progrès de l'esprit époques immortelles.
Ont vu l'homme pensant, d'un génie indompté.
S'élancer hardiment jusqu'à la vérité.
<72>Le berceau des beaux-arts, la florissante Grèce,
Cette première école où germa la sagesse,
Qui, marchant à tâtons, cherchait la vérité,
Nourrissait dans son sein l'auguste liberté.
D'elle les orateurs et les héros naquirent,
Sous son puissant abri les sages s'instruisirent;
On estima l'esprit, tout Grec osa penser,
Et dans la vérité chacun voulut puiser.
L'empire et cet esprit, passant d'Athène à Rome.
Aux Latins policés fournit plus d'un grand homme :
Un Cicéron parut,82-a l'appui des innocents,
Lançant sur l'oppresseur ses foudres éloquents,
Cicéron, qui, foulant les erreurs à Tuscule,
Doutait, examinait, et jugeait sans scrupule;
L'inflexible Caton, maître de son poignard,
Ce stoïque ennemi du généreux César;
Et vous, puissant génie, arbitre du Permesse,
Vainqueur des préjugés, vous, immortel Lucrèce,
A qui la vérité confia son flambeau,
Qui, du zèle sacré déchirant le bandeau,
Vîtes dessous vos pieds l'erreur difforme et louche
Pâlir, s'enveloppant de son ombre farouche :
Vous deviez vos succès, ô mânes généreux!
A cette liberté que n'ont plus vos neveux.
A présent, Rome, esclave et rampant sous ses maîtres,
De la main des Césars a passé jusqu'aux prêtres;
Un pontife insolent, fier ou voluptueux
Régit, du Vatican, les intérêts des deux,
D'anathèmes sacrés fait gronder le tonnerre,
Et confond dans ses droits le ciel avec la terre.
On voit à ses côtés la folle ambition,
L'artifice, l'erreur, la superstition,
L'intérêt tout-puissant, l'avarice rusée
Ordonner de la foi de la terre abusée,
Et l'inquisition, barbare tribunal,
Leur fournir au besoin son secours infernal.
<73>Cet infâme sénat, de sa voix insensée,
Condamne l'innocent, et juge la pensée.
Le bûcher est le prix d'un bon raisonnement,
Il consume à la fois l'auteur et l'argument;
Et l'Europe aveuglée, au pontife soumise,
Adore ses décrets, et forme son Église.
Cent rois, cent nations de son sceptre d'airain
Ont reconnu chez eux le pouvoir souverain;
Mais ce chef dangereux, leur donnant des entraves,
De libres qu'ils étaient, en fit autant d'esclaves.
Voyez-vous dans Madrid ces bûchers solennels
Où pour l'amour de Dieu l'on brûle les mortels?
Écoutez dans Paris ces querelles frivoles,
Ces docteurs acharnés aux guerres de paroles;
Voyez le fanatisme, attroupant tous les sots,
Contre l'homme pensant animer les bigots.
L'esprit libre français, l'éloquence hardie
Sous le joug monacal languit abâtardie.
Observez ces Germains soumis à leurs pasteurs,
D'Ignace et d'Augustin aveugles sectateurs;
Leur César malheureux, fugitif en Hongrie,
Fuit le dieu des combats, en implorant Marie,
Attend tout d'un miracle et du secours des saints,
Tandis que le divan se rit de ses desseins,
Et, vovant du croissant triompher la planète
Au-dessus de Jésus élève son prophète.
Mais ces prélats romains qui prescrivent des lois
Ne sont pas seuls tyrans des peuples et des rois :
Avec moins de grandeur, avec bien moins de faste,
Le calvinisme enferme un pouvoir aussi vaste;
Sous des dehors trompeurs, sa sainte humilité
Couvre l'ambition, l'orgueil, la vanité.
On le vit autrefois, sortant de la poussière,
Ébranler par son choc le trône de saint Pierre;
Ce parti s'accroissant, tout un nombreux essaim
Sut s'affranchir du joug du pontife romain;
Persécutés partout, ils blâmaient la contrainte,
<74>De leur foi opprimée au ciel portaient la plainte.
Mais ces persécutés, bientôt changeant de mœurs,
Des autres à leur tour furent persécuteurs,
Et, de leurs ennemis même employant les armes,
Portèrent dans leur sein le trouble et les alarmes.
Leurs docteurs furieux, méprisant le bon sens,
Selon leurs intérêts changeaient leurs arguments,
Et, de barbares mots cherchant la vaine emphase,
Embrouillaient la dispute, obscurcissant la phrase;
Tout sentiment nouveau, toute autre opinion,
Semblaient à leur parti menacer du talion.
L'Afrique est moins fertile en monstres, en insectes,
Que ce parti nouveau l'est en nouvelles sectes,
Pleines d'un même fiel, promptes à se venger,
Et d'un zèle enflammé prêtes à s'égorger.
O fanatisme affreux! seul dieu qui les inspire,
Qui ranimez leur haine afin de les détruire,
Redites-moi quel bras, quel salutaire bras
Les sauva malgré vous de l'horreur du trépas.
Ils auraient dû périr en se faisant la guerre,
Ainsi que ces héros enfantés par la terre,
Qui, nés des dents d'un monstre, en avaient la fureur,
Se livraient follement au glaive destructeur.
Sont-ce là les chrétiens dont l'Europe nous vante
La religion douce, aimable et bienfaisante?
Un océan de sang versé par leur fureur
Sur leurs rivaux vaincus éleva leur grandeur;
Souvent l'homme pensant, poursuivi comme athée,
A vu sa liberté par eux persécutée.
Galilée, opprimé par superstition,
Fut mis dans les cachots de l'inquisition;
Il avait démontré la figure du monde,
Son crime était, hélas! sa science profonde;
Et Bayle, poursuivi par un prélat fougueux,85-10
N'échappa qu'avec peine à ses traits furieux.
Ainsi la liberté, si naturelle à l'homme,
<75>Est maudite à Genève et condamnée à Rome;
Ainsi l'homme, à penser du ciel autorisé,
De l'Église est puni, parce qu'il a pensé.
En Europe et partout, le bon sens à la gêne,
Intimidé, puni, ne respire qu'à peine;
Le scrupule et la peur nous tiennent engagés,
De l'éducation timides préjugés.
La foi, le glaive en main, couvre notre paupière
D'un voile impénétrable aux traits de la lumière;
Et l'ignorance amène, avec l'obscurité,
L'aveugle obéissance et la crédulité.
En vain l'âme en soi-même, esclave rétrécie,
Cherche encor le ressort de son libre génie;
Comme on voit des serins entourés par des fers,
Dont l'aile n'a jamais fendu le champ des airs,
Qui, tristes prisonniers, méconnaissent l'usage
De ces agiles bras que couvre leur plumage,
Tandis que l'aigle libre, ayant pris son essor,
D'un vol précipité s'éloigne de ce bord;
Il part à coups pressés, il traverse la nue,
Et s'ouvre dans les cieux des routes inconnues.
O trop heureux pays, où, par la liberté,
Fleurissent les beaux-arts, l'esprit, la vérité!
O toi, pays charmant, pays que je révère!
Quand verrai-je tes bords, respectable Angleterre,
Savante nation, dont les soins vigilants
Animent à la fois la vertu, les talents?
Tout art est estimé, tout succès a sa gloire,
Et quiconque est illustre a fondé sa mémoire.
Anglais, vous surpassez l'esprit grec et romain,
Vos sages font honneur à tout le genre humain;
Dans la nuit du chaos vous portez la lumière,
Vous trouvez les secrets de la nature entière.
Newton, de l'univers profond calculateur,
Arracha ses ressorts des mains du Créateur,
Ces ressorts si cachés, qui, dans l'espace immense,
Se dérobaient aux yeux de l'humaine science.
<76>Lock, sage, modéré, craignant d'être séduit,
Marche à la vérité, par le doute conduit.
Et vous enfin, mylord, dont l'esprit, la science,
Ennoblissent encor le rang et la naissance,
Oui, suivant hardiment vos désirs curieux,
Jugez tout par vous-même, et voyez par vos yeux,
Vous, de qui le palais des sages est le temple,
Vous, qui de nos Germains devez être l'exemple,
Qui remportez d'ici nos cœurs et nos regrets,
Et changez en partant nos roses en cyprès.
Ah! quand verrai-je enfin ma stérile patrie
Réformer de son goût l'antique barbarie,
Offrir un doux asile aux beaux-arts négligés,
Réchauffer leur ardeur, dans son sein protégés,
Et, faisant refleurir l'esprit et le génie,
Rendre la gloire aux arts, et les arts à la vie?

(Envoyée à Voltaire le 10 octobre 1739.)

<77>

XVI. ÉPITRE SUR L'USAGE DE LA FORTUNE.

Tout mortel dans son cœur avec ardeur désire
Un emploi, des trésors, des grandeurs, un empire;
Hardi dans ses desseins, téméraire en ses vœux,
Des fanges de la terre il prend son vol aux cieux.
Mais quelle est la raison que son esprit sordide
Engloutit en secret, d'un appétit avide,
D'un aveugle destin les fragiles bienfaits?
De cent évaporés reconnaissez les traits.
Ce marquis, possesseur d'un puissant héritage
Que son père amassa par un long brigandage,
Appelle à son secours la dissipation,
Que suivent le caprice et la confusion.
Son or ne suffit plus au nombreux équipage
Dont ce prodigue fou traîne après soi la rage,
Et, rempli de lui seul dans un centre de riens,
Ne voit ni la raison, ni ses concitoyens,
Semblable en sa fadeur à ces rameaux stériles
Qui, des arbres fruitiers tirant les sucs utiles,
Pour leur feuillage épais uniquement portés,
Voient les tendres fruits sécher à leurs côtés.
<78>Un autre, plus bizarre en sa fougue importune,
Croit mourir de disette au sein de la fortune;
Prudent, plutôt avare, on voit dans ses bureaux
Son or accumulé s'élever en monceaux.
Ses richesses pour lui sont un bien illusoire,
Tantale dans ce fleuve a soif et ne peut boire,
Et tout l'or de Crésus, les mines du Pérou
Ne sauraient assouvir ce cœur avide et fou;
Ce sombre possesseur, craintif et plein d'ombrage,
Des trésors en ce monde ignore encor l'usage.
Pour un but différent Dieu, dans ses grands desseins,
Sut élever ces monts de ses sublimes mains.
Aux ruisseaux, aux torrents ils servent de ressources,
Ils amassent les eaux qui fournissent leurs sources,
Qui, se précipitant avec rapidité,
Rendent aux champs leurs sucs et leur fécondité.
Ainsi donc ta grandeur, ton pouvoir, ta richesse,
Doivent de l'indigent soulager la faiblesse;
Car pour les appuyer de ta protection,
Dieu même résolut ton élévation.
Ces piliers somptueux dont l'habile architecte
Dispose sagement l'élégance correcte,
Ces piliers ne sont point dans les grands bâtiments
De la profusion frivoles ornements;
Par un commun concours leur force réunie
Embellit la façade autant qu'elle l'appuie.
Notre grand édifice est la société,
Tous doivent concourir à son utilité;
Tu dois la soutenir, et c'est bien plus encore
Que lorsque vainement ton brillant la décore.
Plus que l'on est heureux, et plus il faut songer
Que d'autres à ce bien puissent participer.
La hauteur, le mépris, l'orgueilleuse impudence
Dont l'arrogant Damon usa de sa puissance
Fit détester partout sa fatale grandeur.
Fier avec ses égaux, des faibles oppresseur,
Écrasant sous ses pieds, par ses noirs artifices,
<79>Ceux qu'un sort malheureux soumit à ses caprices,
Il semblait ne fonder son élévation
Que sur le mal public et sur l'affliction,
Et, dans l'impunité cruellement tranquille,
Opprimait d'autant plus, qu'il était dans l'asile.
C'est ainsi que l'on voit ces furieux volcans
Vomir avec horreur de leurs funestes flancs
De longs torrents de feu, de bitume et de soufre,
Et des rochers brisés, élancés de leur gouffre;
Les hameaux, à leurs pieds, par cent débris couverts,
Renversés et détruits, se changent en déserts.
Colbert, bien différent dans sa haute fortune,
Fit briller dans son rang sa vertu peu commune;
Sur les talents cachés il fixait ses regards,
Soutenait le mérite et protégeait les arts,
Et sur les ailes d'or de l'habile industrie,
L'opulence, à sa voix, vola dans sa patrie.
Que d'utiles projets travaillés par ses mains!
Que d'arts mieux cultivés pour le bien des humains!
Les Français doivent tout à son doux ministère :
Louvois fut leur tyran, mais Colbert fut leur père.
« Tu n'as rien de plus beau dans ton sort glorieux
Que ce divin pouvoir de faire des heureux,
Ni rien de plus louable en ton grand caractère
Que ce cœur généreux, toujours prêt à bien faire, »
Disait jadis, à Rome, à César son vainqueur
Ce protecteur des lois, ce consul orateur;91-a
Et c'est à tous les rois qu'il paraît encor dire :
Pour rendre des heureux vous occupez l'empire.
Non, sous Caligula je ne reconnais plus
Le trône fortuné qu'embellissait Titus :
L'un, prince extravagant, tenait Rome à la gêne,
L'autre faisait honneur à la nature humaine.
De la pourpre un moment dépouillons-les tous deux :
L'affreux Caligula, moins grand, est plus hideux,
Et Titus, de lui seul empruntant tout son lustre,
<80>En simple citoyen n'en est pas moins illustre.
La grandeur est un glaive, un instrument fatal,
S'il tombe entre des mains qui s'en servent à mal;
Mais si le sort le met dans une main habile,
C'est pour le genre humain le don le plus utile.
Ce mortel fortuné n'est rien plus que ce gueux;
Ils ont un même droit au bonheur tous les deux.
Tandis que, s'endormant au sein de l'opulence,
L'un croit qu'il est la fin pour qui la Providence
Fit sortir du néant tous ces êtres divers
Qui rampent sur la terre, ou volent par les airs,
L'autre traîne humblement sa languissante vie,
De la faim dévorante et des maux poursuivie;
Obscur, désespéré, du malheur abattu,
Lorsqu'il manque de tout, l'autre a le superflu.
Ces flambeaux immortels qu'aux cieux on voit paraître
Prodiguent aux humains la faveur de leur être;
Leur hauteur est pour eux, leurs rayons sont pour nous.
Vous, farouches mortels, de vos biens plus jaloux,
Chiches de vos talents et de votre assistance,
Répandez ainsi qu'eux votre douce influence,
Brillez dans l'univers par vos soins bienfaisants,
Rendez-nous moins frappés et plus reconnaissants.
Plus d'un état heureux se trouve dans le monde;
La nature, en ses dons toujours riche et féconde,
Par des degrés divers partagea ses faveurs;
Le bonheur ne fut pas seul pour les empereurs.
Mais quelque soit la part qui nous en soit échue,
Faisons toujours du bien selon son étendue.
L'abeille, en bourdonnant, s'envole le matin,
Dans les champs, dans les bois, amasser son butin;
Et d'un miel pur et doux qu'elle filtre et sépare
Pour le peuple enruché l'aliment se prépare.
Leur travail est égal; de leurs communs accords
Résulte leur soutien, leur vie et leurs trésors.
C'est là notre leçon, c'est ainsi qu'on peut joindre
A son propre bonheur la fortune d'un moindre,
<81>Sans avoir le pouvoir des Séjan, des Fleury,
Sans avoir les trésors des Bernard,92-a des Du Lis.92-11
Un état modéré suffisamment engage
Tout zélé citoyen d'en faire un bon usage.
Dans un cercle étréci son cours est limité;
Mais il peut dans ce cercle exercer sa bonté,
Protéger l'innocent, soulager la misère,
Et répandre alentour son ombre salutaire,
Partager la fraîcheur de son feuillage épais
Aux troupeaux des pasteurs, aux chantres des forêts.
Ainsi l'astre du jour remplit notre atmosphère,
Et ranime partout l'univers qu'il éclaire;
Ainsi d'un moindre éclat la lune nous reluit,
Et, sans briller le jour, nous éclaire la nuit;
Ainsi dans nos jardins, que leur beauté décore,
Ouvrant leur tendre sein aux rayons de l'aurore,
Exhalant dans les airs leurs divines odeurs,
Les fleurs également nous comblent de faveurs.

Ce 28 de mars 1740.

Fr.

<82>

XVII. ÉPITRE SUR LA NÉCESSITÉ DE REMPLIR LE VIDE DE L'AME PAR L'ÉTUDE.94-a

Aimable adolescent, libre dans ta conduite,
Qu'un monde dissipé veut ranger à sa suite,
Sur le point d'avaler ce funeste poison,
Aux bords du précipice écoute la raison.
Puisse ma faible voix te la faire comprendre!
Si tu ne peux la suivre, au moins sache l'entendre.
Jadis, heureusement, nos pères pervertis,
Par l'ange flamboyant chassés du paradis,
Furent bannis par Dieu de la féconde rive
Où des jours indolents formaient leur vie oisive.
Du Très-Haut admirons les sages profondeurs,
Et du sein des chardons voyons naître des fleurs.
Ce séjour fainéant, où, vis-à-vis d'eux-même,
Nos aïeux tristement goûtaient l'ennui extrême,
Se fût changé pour eux, s'il eût duré longtemps,
En un fâcheux désert, plein de désagréments.
Rassasiés bientôt de la monotonie
Qu'un délice éternel eût versé sur leur vie,
Affadis des douceurs d'un fortuné climat,
<83>Oisifs et désœuvrés dans leur heureux état,
Sans doute on aurait vu leur âme toujours vide
Sentir du froid dégoût la langueur insipide.
Dieu lors à leur secours appela le travail :
L'homme mena le soc, et tondit le bétail;
Auprès de lui vola la féconde industrie,
Et par mille arts nouveaux son âme fut remplie.
Sa chute fut du ciel une insigne faveur,
Cette époque data l'instant de son bonheur.
Le monde plus qu'alors est prêt à nous séduire,
Et vers l'oisiveté tout paraît nous conduire.
Étranger à toi-même, au dehors répandu,
Du léthargique ennui tu seras morfondu.
Des plaisirs enchanteurs la brillante cohue
Est le premier appât qui nous blesse la vue;
Les vains amusements, les dissipations,
D'un âge impétueux les fougueux tourbillons
Et d'un amour nouveau la vive et tendre flamme
Remplissent pour un temps le vide de notre âme;
Sur l'autel de l'amour nous consumons nos feux,
Et le charme à l'instant disparaît à nos yeux.
Mais pour associer l'utile à l'agréable,
Pour rendre le plaisir plus ferme et plus durable,
L'étude et le savoir nous prêtent leur secours;
Ils allongent le fil de nos plus heureux jours.
La molle volupté par leurs mains est parée,
L'amour est réfléchi, la tendresse épurée;
Ovide nous instruit dans l'art de bien aimer,
Anacréon à boire, à rire, à folâtrer.
Nos âmes, par Minerve au sein des arts guidées,
Gagnent dans ce Pérou tout un trésor d'idées;
De nos ébats badins elles font l'agrément,
De nos graves discours elles sont l'ornement.
Le sublime plaisir que nous donne l'étude
Est un plaisir tranquille et sans inquiétude;
Ses faveurs sont sans fin, ses bienfaits sont constants;
Un seul moment voit naître et périr ceux des sens.
<84>L'ennui, ce dieu pesant à la face glacée,
Cède, et bâille en cédant sa place à la pensée;
Et l'esprit scrutateur, la curiosité
Le chasse par l'étude et l'assiduité.
De nos talents divers, cachés à la lumière,
La modeste science est l'habile ouvrière;
Et cet or précieux, travaillé par ses mains,
En est plus estimé dans l'esprit des humains.
Le chef-d'œuvre divin du fameux Praxitèle.
Où quarante beautés servirent de modèle,
Avant d'être taillé, n'était qu'un bloc épais,
Grossier, raboteux, abject et sans attraits.
Mais son ciseau le touche, et le marbre respire;
Vénus paraît, on voit, on sent, et l'on soupire.
La nature fournit l'esprit et le bon sens;
Mais, sortis de ses mains, nous sommes ignorants.
L'art vient la seconder; son heureuse culture
Perfectionne en nous les dons de la nature;
Il enseigne aux humains quel est l'usage heureux
De l'esprit, des talents qu'ils reçurent des cieux.
Vois ces chênes touffus, aux cimes orgueilleuses,
Bizarrement courber leurs branches tortueuses;
Vois ces droits orangers égaux et façonnés,
De leur feuillage épais leurs rameaux couronnés :
L'emblème des premiers te dépeint l'ignorance;
L'image des seconds te marque la science.
Esprits appesantis, automates pesants,
Idiots avilis, presque privés des sens,
On voit revivre en vous ce roi grand et superbe
Qui, dégradé par Dieu, rampait et broutait l'herbe;97-a
Mais vous, esprits que Dieu, par générosité,
Releva d'un rayon de la Divinité,
Images du Très-Haut, agents de sa sagesse,
Je vous vois, élevés sur l'humaine faiblesse,
Sur l'aile du savoir transportés dans les cieux,
Égaler les esprits qui remplissent ces lieux.
<85>Jadis, stupidement aux pieds d'un crocodile
On voyait prosterné tout un peuple imbécile;
Le singe même, objet d'un culte scandaleux,
Inspira du respect aux superstitieux.
Ici, le front tondu, sous le froc et l'étole,
Mystiquement obscur, un prêtre fait son rôle,
Et, marmottant d'un air de vrai magicien
Quelques vieux mots latins, pieux comédien,
Montre, sous un gâteau, le Dieu que l'on adore;
Le mortel aveuglé saintement le dévore,
Et pense renfermer dans son corps limité
L'Éternel, qui remplit toute l'immensité.
L'immortelle science est, pour l'homme qui l'aime,
L'organe tout-puissant de son bonheur suprême;
L'aveugle et sombre erreur devant elle s'enfuit,
L'aurore la précède, et le grand jour la suit.
Sur l'univers entier domine la science,
Dieux, hommes, animaux sont mis sur sa balance;
La nature est son livre, et dans l'immensité
Elle s'embarque, et suit l'auguste vérité.
Sur ce vaste océan, pleine de prévoyance,
Elle tient son compas; la sûre expérience,
La sage analogie, utile à ses desseins,
Lui sert de gouvernail; dirigé par ses mains,
Et jusqu'aux cieux des cieux porté par Uranie,
Où règne l'infini l'élève son génie.
Des mains du Créateur ravissant les secrets,
Elle a pu démontrer ses éternels décrets.
Sur ces sujets profonds c'est à moi de me taire;
Trois peuvent en parler, Dieu, Newton, ou Voltaire.
Nous sommes nés ici pour agir et penser;
Si tu veux bien agir, apprends à méditer.
Un siècle entier n'est rien; beaucoup penser, c'est vivre;
Végéter est un rêve, un songe d'un homme ivre.98-a
Tel, par ses passions indignement vaincu,
S'imagine de vivre, et n'a jamais vécu.
<86>Quelque brillant que soit le feu de la jeunesse,
Songe dès à présent au poids de la vieillesse,
A l'âge à pas tardifs, qui marque sur nos fronts,
De son doigt destructeur, nos nombreuses saisons,
Et qui glace à la fois et les ris, et les grâces,
Compagnons du bel âge, esclaves de tes traces,
Au temps qui ralentit notre vivacité,
Qui, fanant les plaisirs, flétrit la volupté.
A ces charmes perdus apporte un prompt remède;
Prépare en ce moment l'instant qui lui succède.
Sur le mont d'Apollon courtise les neuf Sœurs,
Dans sa première aurore on gagne leurs faveurs;
Des hommages nouveaux, ce sont là leurs trophées,
Elles tiennent en main la baguette des fées.
Quand ton brillant été sera prêt à finir,
Leur baguette, à l'instant, pourra te rajeunir,
Te fournissant les fruits du raisonnement sage,
Au lieu des vaines fleurs d'une fougue volage.
Cette maturité fait le charme des ans,
Elle donne aux hivers les grâces du printemps;
Elle nourrit encor cette vive étincelle
Dans le corps amorti du brillant Fontenelle.
Quel que soit notre état, quels que soient nos destins,
La science à coup sûr l'embellit de ses mains;
La fortune en devient plus belle et plus brillante,
L'adversité n'en est que moins humiliante.99-a
Lorsque sous Marc-Aurèle on vit le monde heureux
D'un règne fortuné remercier les dieux,
La science régnait, elle ennoblit le trône,
Sur son auguste front reposait la couronne.
Quand le perfide Octave99-12 eut, par proscription,
Dévoué lâchement et trahi Cicéron,
Ce généreux Romain dans la philosophie
Trouva tous les secours pour mépriser la vie.
Dans les États heureux, féconds et opulents,
<87>La science renaît, les arts sont triomphants;
La sage politique allume leur lumière,
Instruit le peuple aveugle, et prudemment l'éclaire,
Et l'amour des beaux-arts et de la vérité
Calme les mouvements de la témérité.
Les sages, dans le monde, attentifs à connaître,
Méprisent la faveur d'en devenir les maîtres;
L'esprit est leur empire, et des noms immortels
Sont plus chers à leurs yeux que des trésors réels;
Modestes dans leurs mœurs et doux de caractère,
Instruisant les humains, ils ont l'art de leur plaire.
Éblouis de l'éclat qu'imprime leur clarté,
L'antique barbarie et l'inhumanité
S'enfuient loin des lieux où la délicatesse
Introduisit des Grecs l'antique politesse.
Sciences, arts charmants, mes seuls dieux, mes moteurs,
Flambeaux de nos esprits, précepteurs de nos cœurs,
Vous rendez les humains à la vertu flexibles,
Moins rudes, moins fâcheux, plus tendres, plus sensibles.
Esprits qu'avec le mien réunissent vos goûts,
Qui trouvez dans les arts les plaisirs les plus doux,
N'associez jamais à la philosophie,
Aux beaux-arts si charmants les serpents de l'envie;
Abeilles qui devez préparer votre miel,
N'allez pas follement nous distiller du fiel :
Autre est l'air d'Uranie, autre est l'air de Méduse.
Songez donc, quelque soit l'erreur qui vous abuse,
Quels que soient vos discours, quels que soient vos concerts,
Que vous devez prêcher d'exemple à l'univers.
C'est ainsi qu'à Berlin, à l'ombre du silence,
J'ai consacré mes jours aux dieux de la science,
Tandis que l'intérêt, la folle ambition,
La discorde égarée et la religion,
Secouant dans leurs mains les flambeaux de la guerre,
Gouvernaient fièrement les rênes de la terre;
Tandis que sous le froc, en sacré Machiavel,
Fleury trompait le monde et servait l'Éternel,
<88>Couvrait les profondeurs d'un gouffre politique
Par l'appât décevant d'une humeur pacifique.
Pour moi, dans la fortune ennemi des grandeurs,
Aimant la vérité, détestant les flatteurs,
Ami de mes amis, toujours franc et sincère,
Admirateur zélé d'Émilie et Voltaire,
Tendre fils, tendre frère et zélé citoyen,
Mais plus homme d'honneur qu'imbécile chrétien,
Je ne demande à Dieu que de couler ma vie
Dans les paisibles bras de la philosophie.

A Berlin, ce 26 d'avril 1740.

Federic.

<89>

XVIII. VERS ADRESSÉS A LA PRINCESSE ULRIQUE.102-a

Nous vous rendons hommage, adorable princesse
Dont l'esprit, le mérite et les charmes vainqueurs,
En s'assujettissant les plus féroces cœurs,
En Ulrique font voir la beauté, la sagesse.
Vous fûtes réservée sans doute pour les cieux,
Un hasard très-heureux en embellit la terre;
Et la seule vertu fait que d'Amour la mère
Ne soit pas confondue dans vos traits, dans vos yeux.

(1743.)

LES MUSES DE CHARLOTTENBOURG.

<90>

XIX. VERS DE VOLTAIRE A LA PRINCESSE ULRIQUE DE PRUSSE.

Souvent un peu de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge.
Cette nuit, dans l'erreur d'un songe,
Au rang des rois j'étais monté;
Je vous aimais, princesse, et j'osais vous le dire.
Les dieux à mon réveil ne m'ont pas tout ôté;
Je n'ai perdu que mon empire.

(1743.)

<91>

RÉPONSE DU ROI, AU NOM DE LA PRINCESSE. Octobre 1743.

C'est pour vous faire part, monsieur, de l'aventure la plus étrange de ma vie que j'ai le plaisir de vous écrire. Comme vous y avez donné lieu, je ne pouvais me dispenser de vous en faire le récit. Retirée dans ma solitude, dans le temps que Morphée sème ses pavots, je goûtais le plaisir d'un sommeil doux et tranquille. Un songe charmant s'emparait de mes sens. Apollon, d'un port majestueux, l'air doux et gracieux, suivi des neuf Sœurs, se présente à ma vue. « J'apprends, dit-il, jeune mortelle, que tu reçus des vers de mon favori. Une chétive prose fut toute ta réponse; j'en fus offensé. Ton ignorance fit ton crime; te pardonner, c'est l'ouvrage des dieux. Viens, je veux te dicter. » J'obéis en écrivant ce qui suit :

Quand vous fûtes ici, Voltaire,
Berlin, de l'arsenal de Mars,
Devint le temple des beaux-arts;
Mais trop plein de l'objet dont le cœur vous sut plaire,
Émilie, en tous lieux présente à vos regards ....
Enfin l'illusion, une douce chimère,
Me fit passer chez vous pour reine de Cythère.
Au sortir de ce songe heureux,
La vérité, toujours sévère,
A Bruxelles bientôt dessillera vos yeux;
Je sens assez de nous la différence extrême.
O vous, tendres amis, qui vous rendez fameux!
Au haut de l'Hélicon vous vous placez vous-même;
Moi, je dois tout à mes aïeux.
Tel est l'arrêt du sort suprême :
Le hasard fait les rois, la vertu fait les dieux.

<92>A ces mots je m'éveillai; à mon réveil vous perdîtes un empire, et moi, l'art de rimer. Contentez-vous, monsieur, qu'une deuxième fois, en prose, je vous assure de l'estime parfaite avec laquelle je suis

Votre affectionnée
Ulrique.

AUTRE RÉPONSE A VOLTAIRE.

On remarque pour l'ordinaire
Qu'un songe est analogue à notre caractère :
Un héros peut rêver qu'il a passé le Rhin,
Un marchand, qu'il a fait fortune,
Un chien, qu'il aboie à la lune.
Mais que Voltaire, en Prusse, à l'aide d'un mensonge,
S'imagine être roi pour faire le faquin,
Ma foi, c'est abuser du songe.

ENCORE D'AUTRES VERS EN RÉPONSE A VOLTAIRE.

Je ne fais cas que de la vérité;
Mon cœur n'est pas flatté d'un séduisant mensonge.
Je ne regrette point, dans l'erreur de ce songe,
La perte du haut rang où vous étiez monté;
Mais ce qui vous en reste, et que vous n'osez dire,
S'il est vrai que jamais il ne vous soit ôté,
Vaut à mes yeux le plus puissant empire.
<93>

XX. ÉPITRE A LA REINE-MÈRE.

Le 1er janvier 1746.

Reine, autrefois trois rois portèrent
A l'enfant né qu'ils adorèrent
De l'or, du myrte107-a et de l'encens.
Daignez, de grâce, condescendre
Que je m'émancipe à vous rendre
En même jour même présent.
Le myrte est cet amour si tendre,
Ces respectueux sentiments
Que j'eus pour vous dans tous les temps;
L'encens, ce sont les vœux que j'offre
Au ciel pour prolonger vos ans;
Et le métal au fond du coffre
Est trop heureux, s'il sert à vos amusements.

<94>

XXI. AU COMTE ALGAROTTI, EN LUI ENVOYANT LA CLEF DE CHAMBELLAN ET L'ORDRE POUR LE MÉRITE.

Vous que les Grâces et les Ris
Formèrent pour flatter et plaire,
Pour instruire par vos écrits,
Et non pour conseiller la guerre,
Recevez ces titres nouveaux,
Cet emploi et ce caractère,
Plus dignes de l'auteur du Congrès de Cythère.109-a
Ces titres dans les cours excitent des rivaux,
Agitent les ressorts des complots et des brigues,
Et deviennent, par des intrigues,
La décoration des sots.
Dans les lieux simples que j'habite,
On les sait refuser aux enfants des héros;
Ils ne s'accordent qu'au mérite.

(Avril 1747.)

<95>

XXII. VERS A D'ARNAUD.

D'Arnaud, par votre beau génie
Venez réchauffer nos cantons,
Par les sons de votre harmonie
Réveiller ma muse assoupie,
Et diviniser nos Manons.110-a
L'amour préside à vos chansons,
Et dans vos hymnes, que j'admire,
La tendre volupté respire,
Et semble dicter ses leçons.
Déjà, sans être téméraire,
Prenant votre vol jusqu'aux cieux,
Vous pouvez égaler Voltaire,
Et près de Virgile et d'Homère
Jouir de vos succès heureux.
Déjà l'Apollon de la France
S'achemine à sa décadence;
Venez briller à votre tour;
Élevez-vous, s'il brille encore.
Ainsi, le couchant d'un beau jour
Promet une plus belle aurore.

(1749.)

<96>

XXIII. ÉPITRE A D'ALEMBERT.

Le temps, cher d'Alembert, nous détrompe de tout;
De nos folles erreurs il découvre le bout.
J'ai passé les beaux jours où les plaisirs fourmillent,
Mes ans se sont accrus, et mes yeux se dessillent.
Je ne sers plus le dieu qu'on adore à Paphos;
Épicure m'appelle en vain sous ses drapeaux;
Il trouvera sans moi, pour remplir son étable,
De pourceaux sensuels un amas innombrable.
Des préjugés brillants m'avaient préoccupé;
Quand ma raison mûrit, ils se sont dissipés.
Je rougis en secret alors que ma mémoire
De mes illusions me rappelle l'histoire.
Ceint du bandeau des rois, j'eus de l'ambition;
Je voulus que la gloire éternisât mon nom,
Sans songer à ce peuple abruti dans la fange
Qui dispense au hasard le blâme et la louange,
Et dont le vil encens, des sots considéré,
Ne mérita jamais d'être trop désiré.
Les travaux, les soucis absorbèrent ma vie,
Je courtisais Bellone, en servant Uranie;
Mon esprit, occupé sans cesse de projets,
Dans l'obscur avenir découvrait des objets
Pour servir de pâture à son inquiétude.
L'art de régner devint ma principale étude;
Je croyais qu'un génie, en redoublant d'effort,
Combinant tous les cas, pût maîtriser le sort.
<97>Mais qu'est l'homme, en effet, et quelle est sa prudence?
Un rien met en défaut sa courte prévoyance,
Les éternelles lois de la fatalité
Confondent son orgueil et sa dextérité.
Et ce rang, ce pouvoir dont les princes stupides,
Même en le possédant, deviennent plus avides,
Ils pensent y goûter dans la sécurité
D'un torrent de délice et de prospérité,
Ce rang empêche-t-il qu'ils ne restent des hommes,
Esclaves du destin tout comme nous le sommes?
O sage d'Alembert! vous voyez leur erreur;
Et la pourpre et la bure éprouvent le malheur.113-a
L'un pleure sur le trône, et l'autre en sa chaumière,
Le chagrin fait gémir l'âme la plus altière.
La preuve en est partout : ouvrons les champs de Mars,
Contemplons ce héros, le jouet des hasards;
Il triomphe, et bientôt le voilà mis en fuite,
Un lâche fait manquer le dessein qu'il médite.
Ainsi le sort des rois et des plus grands États
Dépend de l'instinct mâle ou craintif des soldats.
Ah! que d'illusions dans cette triste vie!
Qui l'aurait osé dire? ô vous, philosophie!
Du vaste firmament vous réglez les ressorts;
Mais ne connaissant point quels sont les premiers corps,
Ces agents immortels, les principes des choses,
Vous jugez des effets, en ignorant les causes.
L'antiquité soutient que par vos arguments
Vous avez subjugué l'emportement des sens.
Et que des malheureux, dès qu'ils vous entendirent,
En essuyant leurs pleurs, chez vous se réjouirent.
J'étais désespéré, plongé dans la douleur,
Lorsqu'un trépas subit eut enlevé ma sœur.114-13
J'appelais Uranie; elle vint à mon aide,
Condamna mes regrets sans y porter remède,
Appuya sur le mal et sa nécessité,
<98>Blâma stoïquement ma sensibilité :
Son austère froideur me fut insupportable.
Tout n'est que vanité; ce monde misérable
Nous promet mille biens, comme ce charlatan
Qui d'un air effronté vend son orviétan;
On l'avale à longs traits, séduit par l'espérance.
Et l'on est bien puni par sa propre imprudence.
On cherche le bonheur, on voudrait le saisir,
On croit l'apercevoir, on brûle d'en jouir.
Ici, la volupté, plus loin, c'est la science,
Ou c'est le héroïsme, ou l'altière puissance;
Là, ce sont des trésors qu'on veut accumuler;
Tant l'homme en ses désirs est fait pour s'aveugler!
Il n'approfondit rien, croit sans qu'il examine;
Sa passion l'emporte, il rêve, il imagine;
Son fantôme à ses yeux est un être réel.
Ainsi, cher d'Alembert, l'objet essentiel
Est de détruire en soi la brillante chimère
De ce bonheur parfait, inconnu sur la terre,
D'écarter et le voile, et cette obscurité
Qui dérobe à nos yeux la pure vérité,
De penser qu'ici-bas un moment d'existence
Exige moins de soins et moins de pétulance.
Pourquoi tous ces projets? pourquoi tous ces désirs?
L'instant qui suit peut-être emporte nos plaisirs.
Sur la fin de nos jours, l'âge à pas lents s'avance,
Il s'est associé la sage expérience;
Son pouvoir est si grand, sa force a tant d'attrait,
Qu'en prononçant un mot le charme disparaît,
Qui dans notre jeune âge offusquait notre vue;
O ciel! pourquoi si tard nous est-elle rendue?
De tout ce long discours, en deux mots, je conclus
Qu'on ne peut être heureux qu'en aimant la vertu.

(22 octobre 1776.)

<99>

XXIV. AU PRINCE HENRI DE PRUSSE.



Monsieur,

Votre Altesse Royale me permettra, dans un jour aussi intéressant que celui-ci, de joindre mes vœux et mes acclamations à ceux de tous ses fidèles serviteurs. Que ne devons-nous pas attendre, monseigneur, d'une postérité à laquelle vous donnerez le jour, et que ne devons-nous pas espérer des descendants d'un prince et d'une princesse aussi accomplis que le sont Vos Altesses Royales? Nous autres poëtes, nous sommes depuis longtemps en possession de chanter l'amour des dieux, nous nous croyons en droit de célébrer les passions des héros. Recevez, monseigneur, avec bonté le faible hommage d'une muse qui a dévoué ses veilles à Votre Altesse Royale, et daignez permettre que j'ajoute aux vers du poëte les assurances du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,



Monsieur,

de Votre Altesse Royale
...
poëte de la cour.

(25 juin 1752.)

<100>

ÉPITHALAME A MONSEIGNEUR LE PRINCE HENRI.

O jour charmant! quelle pompe s'apprête?
Les Jeux, les Ris, le Plaisir enchanteur,
Ont de concert préparé cette fête.
Le front baissé, les yeux pleins de pudeur,
Près de l'autel une jeune victime
Attend sans trouble et d'un cœur magnanime
Le dernier coup du sacrificateur.
Mais à quel dieu se fait ce sacrifice?
Est-ce à l'Hymen? est-ce au dieu de l'amour?
Ils sont rivaux, il vous faut en ce jour
A l'un des deux vouer votre service.
Ce bel enfant à l'œil plein de malice,
Qui sur son dos a chargé son carquois,
Qui plane en l'air de son aile légère,
Fils de Vénus, adoré dans Cythère,
Assujettit l'univers à ses lois.
La jeune Hébé, les Grâces ingénues
Tendent son arc, et préparent les traits
Qui dans les cœurs vont graver ses arrêts.
Dans son carquois sont des flèches aiguës :
L'une affaiblit, accable en peu d'instants,
Change un Caton en héros de roman;
De celle-là la faible égratignure
Porte un poison au fond de la blessure;
La raison fuit, le cœur est embrasé,
<101>Et le dieu rit du mal qu'il a causé.
Ces traits légers dont les divers plumages
Des papillons imitent les couleurs
Font des amants inquiets et volages,
Qui, papillons, volent de fleurs en fleurs.
Là, voyez-vous, sont des flèches dorées,
Pour ses élus par le dieu préparées.
Ce présent rare, en leur portant l'amour,
Du même coup l'allume au cœur des belles;
Le sentiment, le plus tendre retour,
Forment les nœuds de ces amants fidèles;
Par le plaisir leurs beaux jours sont comptés,
Leur désir croît au sein des voluptés :
Heureux mortels, qui, dans la jouissance,
Ignorent tout, hors leur félicité!
Voilà l'Amour. Quant à monsieur son frère,
Il n'a l'honneur que d'être le cadet.
Ne pensez pas qu'il ait cet air follet,
Ce beau minois qu'a le dieu de Cythère;
Hymen est gros, pesant, fâcheux, sévère.
Amour, un jour, lui prêtant son flambeau,
Adroitement lui vola son bandeau;
Depuis, l'Hymen vit clair, se lassa vite;
L'illusion perdit tout son mérite.
Plein de chagrin, sombre dans ses dégoûts,
Pour s'en venger il créa les jaloux,
Leur enjoignant d'attacher dans la suite
A leurs guichets serrures et verrous.
Sa triste torche est bientôt consumée;
C'est peu de feu, mais beaucoup de fumée;
Rien de réel dans un si vain apprêt.
Mais pour avoir cour pareille à son frère,
Hymen emploie un certain émissaire
Que le vulgaire appelle l'intérêt,
Que tout mari, tout cocu débonnaire
Avec respect vous nomme la raison.
<102>C'est, de nos jours, sous cet illustre nom
Que dans le monde il fait son ministère :
Il rajeunit une vieille guenon,
D'un monstre fée, égal à Carabosse,
Par son grand art il aplanit la bosse,
D'une grisette il fait une Junon,
De Messaline un pudique tendron;
Il prend ainsi dans son piége bizarre
L'ambitieux, le prodigue, l'avare,
Le jouvenceau digne d'autres plaisirs,
Et le vieillard qui n'a que des désirs.
De plus, Hymen a certain personnage
Plus séduisant, plus adroit, plus trompeur,
Qui, pour grossir la cour de son seigneur,
S'en va criant : Jeunesse, qu'on s'engage!
Chez notre dieu se cueille cette fleur
Qu'Amour flétrit de son souffle volage,
Que peu d'humains reçoivent en partage;
Ce don des dons vous vient de la pudeur,
Qui va former les nœuds du mariage.
Mais ces liens, par ce fourbe noués,
Et des deux parts rarement avoués,
Furent forgés sous le sinistre auspice
D'un vieux cyclope, aux gouffres de l'Etna.
Certain démon tout pétri de malice,
Pour nous punir, à l'Hymen les donna,
Et celui-ci sans compliment enchaîne
Ces insensés qu'un fourbe conducteur
Dans son palais tous les matins emmène,
Qui, bientôt las d'une éternelle gêne,
Pleins de dépit, brisent avec fureur
Ces fers cruels qui causent leur malheur.
Tels sont les dieux que l'univers adore,
Leurs lois, leur culte et leur religion.
Décidez-vous, il en est temps encore;
Entre ces dieux il faut de l'option.
<103>Si vous offrez ce nouveau sacrifice
Au dieu charmant qu'on adore à Paphos,
Cyprine alors, en se montrant propice,
De tous ses dons comblera son héros.
Entre les bras de la délicatesse
Vous trouverez un plaisir renaissant;
Et, conservant les désirs d'un amant,
Votre moitié sera votre maîtresse.

<104>

XXV. ÉPITRE AU VIEUX BARON PHILOSOPHE.

Pöllnitz, pourquoi vous en défendre?
Avouez plutôt sans façon
Que chez Socrate et chez Platon
Vous avez en secret su prendre
De mœurs une docte leçon.
Exemple d'un vrai philosophe,
Pourquoi craindre qu'un Aladin
Ou que le courtisan malin
D'un vil moqueur vous apostrophe,
Et jette son âpre venin
Sur vos beaux jours en leur déclin?
Croyez-moi, toutes vos finesses
N'offusquent point l'œil du voisin.
Il vous prend pour stoïcien
Quand il résume vos largesses,
Et qu'il vous voit fouler aux pieds
L'orgueil, le faste, les richesses,
Et ces grandeurs enchanteresses
Dont nous sommes émerveillés;
Quand il connaît l'antipathie
Qu'a pris votre philosophie
Pour tout ce qui ressemble à l'or;
<105>Qu'il voit que, par un noble effort,
Les deux tonneaux des Danaïdes
Ne se sont pas trouvés plus vides
Que ne l'est votre coffre-fort.
A tous ces faux biens de la vie
Vous préférez la pauvreté;
Votre cœur craint d'être infecté
Des vices de votre patrie.
Vous fuyez la terre avilie
Dans un siècle d'iniquité
Où l'extravagante folie
Excite la cupidité,
Raffine sur la volupté,
Inondant du luxe de l'Asie
La germanique loyauté;
Où la riche stupidité
S'élève au-dessus du génie;
Où tout faquin fait le seigneur
Lorsque sa bourse est bien garnie,
Et d'un air arrogant renie
Tout noble qui vit sans splendeur.
Enfin, dans ce siècle d'erreur,
Baron, vous êtes le vrai sage,
Que Diogène en vain chercha.
Caton, qui toujours s'attacha
A la vertu du premier âge,
Fut un farouche personnage
Qui jamais de vous n'approcha.
Ce Sénèque qui nous prêcha
De nous réduire à l'abstinence
Passait ses jours dans l'abondance,
A la cour faisait des jaloux,
Et se moquait d'eux et de nous
Dans ses écrits pleins d'arrogance.
Mais chez vous rien n'est contrefait;
Philosophe dans la pratique,
Au-dessus de toute critique,
<106>Dans Pöllnitz tout l'homme paraît;
Sans l'embarras de l'intérêt,
Sans bien, content de peu de chose,
Dans l'univers rien ne s'oppose
Aux vœux de votre cœur discret.
Qu'à vos désirs je porte envie,
O sage, ô fortuné baron!
Sans le fardeau d'un trop grand nom,
Vous passez en paix votre vie;
La fausseté n'a point le front
De pavaner sa face impie
Pour tromper votre bonhomie
Au milieu de votre salon;
Au lieu qu'un roi, pour l'ordinaire,
Les matins, lorsqu'il se fait voir,
Dans ces vains respects du devoir
Que lui rend sa cour mercenaire
Ne lit point dans le caractère;
Il peut croire, sans penser noir,
Que dans lui l'intérêt vénère
Et la fortune, et son pouvoir.
Heureux votre rustique gîte!
Lorsque quelqu'un vous y visite,
C'est l'effet pur de l'amitié;
Et si vous dînez en ermite,
Jamais vous n'êtes ennuyé
Par les propos d'un parasite,
Adulateur d'un Sybarite,
A ses dépens rassasié.
Vous ignorez quelle est la peine
D'arrondir un ample domaine
Pour favoriser de ce lot
Quelque parent ingrat ou sot;
Et quand la fièvre et la migraine
Minent votre tempérament,
Vous ne redoutez point la gêne
De dicter, en agonisant,
<107>Un volumineux testament.
Avec tant de philosophie,
Ce qui me paraît étonnant,
C'est cette rare modestie,
Qu'on ne voit guère en compagnie
D'un philosophe ou d'un savant.
Je me flatte de vous connaître :
Loin des mœurs qu'on voit aujourd'hui,
Vieux baron, vous paraissez être
Le philosophe malgré lui.
<108>

XXVI. ÉPITRES A L'ABBÉ DE PRADES.

I. SUR SON EXCOMMUNICATION.

Heureux abbé, que la nature
Ne forma point sur l'encolure
De ces mystérieux docteurs,
Scolastiques sorboniqueurs,
Vous avez bravé la censure
De tous ces ânes à tonsure,
Superstitieux zélateurs,
Osant opposer Épicure
Aux ramas des vieilles erreurs
Dont ils consacrent l'imposture.
Au gré de ma sagacité,
Rien, dans toute l'histoire antique,
N'égale ce trait héroïque.
Depuis Gerson, la vérité
De nulle oreille scolastique
Ne frappa de sa dureté
Le tympan vraiment catholique.
<109>Voyez la belle absurdité :
D'abord la cohorte ennemie
En hâte vous excommunie,
Détestant vos sages propos.
A cette balourde ânerie
Qui ne reconnaît les dévots?
Ma foi, c'en est la bonne marque.
Mais le ciel bénit mon abbé;
Un vieux radoteur d'Aristarque,
Dans sa crasse erreur embourbé,
Vous fait brevet d'hérésiarque,
Bonheur digne d'être envié
Par le plus fortuné monarque.
Quel bien d'être excommunié,
Et de vous voir associé,
Encore à la fleur de votre âge,
A Mahomet, Luther, Pélage,
Peut-être même à Spinoza!
Non, jamais on ne commença
Une plus brillante carrière.
En entrant dans la barrière
Vous paraissez, que sur-le-champ
Le pape tremble au Vatican;
Des chapeaux rouges la cohue
Juge que l'Église est perdue
Par l'œuvre d'un étudiant.
On assemble le grand divan,
Et toute la gente tondue
Contre vous sévit, crie, argue.
« Frères, c'est l'œuvre de Satan,
Dit un prélat à voix aiguë;
Il raisonne, ou j'ai la berlue,
Plus juste que notre Alcoran.
Je vois notre grandeur déchue,
Pourquoi je trouve expédient
Que, sans que son œuvre soit lue,
On brûle sa thèse à l'instant. »
<110>Abbé, vous devenez profane,
Tout prélat en hâte vous damne,
D'interdire vous fait l'affront
De ces lieux dont tomba la manne,
Certe où ni vous ni moi n'irons.
Est-ce ainsi donc que d'une thèse
On récompense les bons mots?
En vérité, graves cagots,
Saints mitrés, ne vous en déplaise,
Je crois qu'en votre diocèse
La grâce éclaire les dévots;
Pour le bon sens, c'est autre chose.
Ne provoquez point son compas;
Craignez surtout, pour votre cause,
Qu'Apollon ne juge Midas.
Pour vous, de Lock nouvel apôtre,
Laissez tous ces bonnets fourrés,
De reliquaires entourés,
Balbutier leur patenôtre,
Sur Escobar perdre leur temps,
Débiter cependant aux nues
Leur tas de visions cornues,
En injuriant le bon sens.
Laissez-leur passer les revues
Des subtilités inconnues
Des sages, les seuls vrais savants,
Foudroyer de leur anathème,
Et refuser les sacrements,
Ou, si vous voulez, le baptême
A la horde des vrais croyants :
Qu'importent ces égarements?
Mais quand sur vous la foudre gronde,
Damné pour damné, cher abbé,
Jouissez des biens de ce monde.
Qu'à la table la jeune Hébé
Vous verse la liqueur charmante
D'un doux nectar fait pour les dieux;
<111>Qu'au lit une beauté touchante
Réveille cette ardeur bouillante
De vos désirs séditieux;
Que la volupté vous enchante
Par ses présents délicieux.
Suivez ainsi la douce pente
Que la nature bienfaisante
Donne à vos sens ingénieux;
Et croyez que ces saints qu'on vante
Diront un jour en paradis :
Non, dans les biens qu'on nous octroie,
Rien n'égale la vive joie
Qui remplit ces heureux maudits.

Ce 28 de décembre 1755.

Fr.

II. SUR SA RÉCONCILIATION AVEC L'ÉGLISE.

Cher abbé, je l'avais bien cru,
L'on se repent de ses bévues.
Vos gens à couronnes tondues
De leur jugement incongru
Sentent leurs entrailles émues;
Ils cherchent les brebis perdues.
On parle sur un autre ton;
On veut, sans qu'on s'en scandalise,
Ramener le bouc au giron
De la bonne mère l'Église.
Le Saint-Esprit, qui fait beaucoup,
Se mêle aussi de cette affaire;
<112>Mais il a choisi, pour le coup,
Un plaisant fou pour son vicaire.
Profondeur des conseils divins,
Quand ta puissance se déploie,
Elle connaît plus d'une voie
Pour sauver les pauvres humains.
Ce dieu compté le troisième,
Cadet de l'essence suprême,
Pour retirer le pauvre abbé
Du crime auquel il est tombé
Ne choisit point pour son organe
Un personnage édifiant;
Il prend dans le peuple profane
Un bon damné, très-mécréant.
Ce bon damné, sans préambule,
Qu'il a choisi selon son cœur,
Choix que je trouve ridicule,
C'est, abbé, votre serviteur.
Le cardinal le plus crédule
N'en croirait rien, sur mon honneur;
Mais il aurait tort, par malheur.
Heureux qui peut sauver son âme
Des feux de l'éternelle flamme!
Cent fois plus heureux, à mon sens,
(Soit cependant dit sans malice)
Qui peut trouver un bénéfice
Et son salut en même temps!
De gagner l'un ainsi que l'autre
Un jour s'entêta notre abbé;
L'air humble, avec son patenôtre,
A l'autel il vint à jubé.
Certain quidam que je ne nomme,
Mais que je crois un roi du Nord,
Écrivit au mufti de Rome,
Pour maquignonner leur accord.
Sa Sainteté très-politique
Trouva dans son missel romain
<113>Qu'elle peut, par un parchemin,
De toute souillure hérétique
Purger un cerveau catholique,
Qui, remis dans le bon chemin,
Va droit au paradis bénin.
Ne pensez pas, quoique poëte,
Que ma muse révèle tout.
Je saurai cacher jusqu'au bout
Certaine anecdote en ma tête,
Quoique le fait soit curieux.
Que de bons mots j'aurais à dire!
Mais Dieu me garde de médire.
Suffit qu'un prélat très-pieux
Ramena le bouc odieux
Dans le grand bercail de son maître.
La chose vint à se connaître.
Jamais, dans Rome, dans Paris,
Le bruyant fracas de la gloire,
La nouvelle d'une victoire
Ne fit sur les peuples surpris
Des impressions plus étranges.
La Sorbonne, qui rit aux anges,
Pour l'abbé changea ses mépris
En des cantiques de louanges.
On bénit le vil instrument
De l'Esprit-Saint, quoique hérétique,
Le prélat et son pénitent,
Et toute la troupe comique
Qui fit revenir humblement
L'abbé de son égarement.
Ah! que nos vertus sont menues!
Qu'il est bon, pour plus d'un sujet,
Que des tubes aux courtes vues
De loin agrandissent l'objet!
Qui dans les secrets de l'Église
Est initié comme nous
Ne peut remarquer sans surprise
<114>Que des saints, dévotement fous,
Souvent révèrent à genoux
Les absurdités qu'on méprise.
Abbé, dans vos nouveaux destins,
Que dire de la Providence,
Qui, se moquant des capucins
Et de tous les ignaciens,
Qui vous ont tous damné d'avance,
Vous fera quelque jour en France
Encenser, niché chez les saints?
Mais ne vous pressez point, pour cause;
Si dans votre métamorphose
Vous déférez à mes avis,
Et si mes conseils sont suivis,
Différez votre apothéose.
Si j'étais votre directeur,
Grand casuiste et confesseur,
Je vous dirais bien autre chose;
Si j'étais pape, en bon pasteur,
On me verrait pour tout pécheur
Plein d'une tolérance étrange;
Si j'étais du ciel un bel ange
Qui parût en votre faveur,
J'expliquerais plus d'un mystère
Auquel nous ne comprenons guère :
Mais je ne suis qu'un pauvre roi;
Ainsi donc il est force à moi,
En riant tout bas, de me taire.

Ce 28 décembre 1755.

Fr.

<115>

XXVII. RÉPONSE AU SIEUR VOLTAIRE.

Croyez que si j'étais Voltaire,
Particulier aujourd'hui,
Me contentant du nécessaire,
Je verrais envoler la fortune légère,
Et m'en moquerais comme lui.
Je connais l'abus des richesses,
Je connais l'ennui des grandeurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,
Et tout l'amas des petitesses,
Et leurs genres, et leurs espèces,
Dont il faut s'occuper dans le sein des honneurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poëte et souverain.
Quand du ciseau fatal retranchant mon destin,
Atropos m'aura vu plongé dans la nuit noire,
Qu'importe l'honneur incertain
De vivre, après ma mort, au temple de Mémoire?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans l'histoire.
Nos destins sont-ils donc si beaux?
Le doux plaisir et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
<116>Ont toujours fui des grands la pompe et les faisceaux.
Nés pour la liberté, leur troupe enchanteresse
Préfère l'aimable paresse
Aux austères devoirs, guides de nos travaux.
Ainsi la fortune volage
N'a jamais causé mes ennuis;
Ou qu'elle m'agace, ou m'outrage,
J'endormirai toutes les nuits,
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état nous fait la loi;
Il nous oblige, il nous engage
A mesurer notre courage
Sur ce qu'exige notre emploi.
Voltaire, dans son ermitage,
Dans un pays dont l'héritage
Est son antique bonne foi,
Peut s'adonner en paix à la vertu du sage,
Dont Platon nous marqua la loi.
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.134-a

(9 octobre 1757.)

Federic.

<117>

XXVIII. AU MARQUIS D'ARGENS.

APRÈS QUE LE ROI EUT OCCUPÉ LE CAMP DE BUNZELWITZ, PRÈS DE SCHWEIDNITZ, LES RUSSES SE RETIRÈRENT EN POLOGNE.

Oh! que du ciel la faveur infinie
De nos Prussiens en tout temps soit bénie!
Si son secours, moins visible et moins clair,
N'éclate plus par la voix des oracles,
Quel temps jamais plus fécond en miracles,
Plus étonnant que ce siècle de fer?
Vous avez vu ces dangereux spectacles,
Comme le ciel sut défendre Colberg,
Comme il troubla matelots et pilotes
Au fier aspect du valeureux Werner,
Dont les hussards dissipèrent les flottes
Du Russe agreste et du Suédois altier.135-a
Le ciel guida le jeune Würtemberg;
Pour coup d'essai, sa valeur inouïe
A bien battu la superbe Russie
Sur le gros dos de monsieur Romanzoff,136-a
Qui, Dieu merci, demeura sain et sauf.
<118>Lorsque au printemps notre ardente héroïne,
A Pétersbourg, parmi son peuple d'ours,
Choisit et prend, après qu'elle y rumine,
Un général que sa fureur destine
A guerroyer chez nous pour les deux cours,
Son vaste empire avec douleur enfante
Ce vrai César, ce fameux Buturlin;
Il vient, nous voit, et, prenant l'épouvante,
Dans la Pologne il va s'enfuir soudain,
Avec Bacchus, suivi de son butin.136-b
Ainsi, marquis, par mer comme par terre,
Ce peuple dur, ignorant et brutal,
Homme de corps, et d'esprit animal,
Balourdement s'est conduit dans la guerre.
Et pourquoi donc ces étranges rigueurs
Qu'en Moscovie exerça le czar Pierre
Pour adoucir ce peuple incendiaire,
Puisqu'il n'apprit de ses législateurs
Qu'à promener sur les pieds de derrière?
Il eut le knout et cent coups d'étrivière,
Pour se couper la barbe du menton
Et raccourcir un crasseux guenillon.
A tout ceci, que nous dira Voltaire?
Ce Buturlin doit le faire enrager.
Par quel effort sa plume mercenaire
En grands exploits pourra-t-elle changer
L'affront qui suit les pas de clerc d'un hère
Qu'il est payé, marquis, pour louanger?
Ou bien il faut qu'il renonce au salaire,
Comme aux faveurs d'un Mécène d'Asow,
A Pétersbourg surnommé Schuwaloff.137-a
<119>Quoi! le rival de Virgile a la rage
De promener son Apollon gueuser
Chez le barbare, au plus lointain rivage,
Pour que l'Europe, enfin, sur son vieux âge,
Le connaissant, sache le mépriser!
Vit-on jamais de plus folle boutade?
Il veut du Czar, panégyriste fade,
Hors de propos nous exalter le nom;
C'est un Lycurgue, un Socrate, un Solon!
Mais quel Solon! un tyran parricide,
Qui, réprimant la nature et ses cris,
Souverain dur et parent plus perfide,
Souilla ses mains dans le sang de son fils!
De Charles douze il écrivit l'histoire;
Mais, en faveur du Czar, son âme noire
En vain s'efforce à présent d'obscurcir
De ce héros la valeur et la gloire.
L'orateur peut parfois nous éblouir;
La vérité, dont souvent il se joue,
Est à la fin, quand il croit réussir,
L'écueil fatal où son crédit échoue.

Au camp de Nossen, 1er d'octobre 1761.

<120>

>XXIX. VERS FAITS AU NOM DU COMTE DE SCHWERIN POUR SA FIANCÉE, LA COMTESSE DE LOGAU.

I.

Quoi donc! vous demeurez tout court!
Avant d'entrer dans la carrière,
Vous employez mon savoir-faire
Pour ce bel objet que l'amour
Arrondit exprès pour vous plaire!
Je plains votre peu de vigueur,
Qui manque sitôt de ressource.
Ne craignez rien pour votre honneur;
Mon cœur, pour vous plein de ferveur,
Pour tous deux remplira la course.

II.

<121>Avec autant d'appas, de grâces, de beautés,
C'en est trop de l'esprit qui relève vos charmes;
Avec tant de génie et tant de qualités,
Les attraits sont pour vous des superfluités.
Les possédant tous deux, le héros des gendarmes,
Les dieux et les Amours, par vos charmes domptés,
Doivent, belle Logau, tous vous rendre les armes.

III.

Cléophile a dompté le grand cœur d'Alexandre,
Cléopâtre enchaîna Marc-Antoine et César;
Ils furent vaincus sans hasard,
Ces héros avaient le cœur tendre.
Près de votre triomphe, ô divine Logau!
Le leur ne vous paraît ni si grand, ni si beau.
Si la gloire est le prix d'un ouvrage pénible,
Cette gloire est à vous, vous y mettez le sceau
En fixant, en rendant flexible,
Par l'attrait d'un pouvoir nouveau,
Les écarts inconstants d'un amant insensible.

<122>

XXX. PIÈCES DE VERS COMPOSÉES AU NOM DE M. DE CATT POUR SA FIANCÉE.

I. VERS DE M. DE CATT A SA BELLE.

Charmante et divine Ulerique,
Vous voulez qu'en jargon lyrique
Je vous décrive à ma façon
Le train, l'état et la rubrique
De notre future maison?
La frugalité, la raison,
En régleront le domestique;
Le luxe toujours fantastique
N'est d'usage ni de saison
Chez un Suisse de mon canton.
L'amour, par son pouvoir magique,
Nourrissant l'ardeur de mes feux,
Me fera trouver sans musique,
Sans bal, en un repas modique
Le charme des festins des dieux.
Mon nectar et mon ambroisie
Sera quelque baiser volé,
<123>Brûlant, et cent fois redoublé
Sur votre bouche tant chérie.
Le lieu qui fera le séjour
Des appas que mon cœur adore
Cent fois au-dessus de la cour,
Sera, soit dit sans métaphore,
Le paradis de mon amour.

Bettlern, 18 mai 1762.

II. A ULRIQUE.

Toujours absent de vous, et voulant vous joindre,
Rempli, frappé de vos attraits,
Je comptais les larcins que vos charmes ont faits.
Mon cœur, friponne, était le moindre;
Par un art jusqu'ici nouveau,
Inconnu de toutes nos belles,
Vous avez dépouillé l'Amour de son bandeau,
De son carquois et de ses ailes.

(Seitendorf, le 14 juillet 1762.)

III. A ULRIQUE.

Un indigne intérêt fut l'Apollon d'Horace;
Une douce mollesse enfla le flageolet
Sur lequel soupirait Gresset.
Pour moi, que malgré moi vous placez au Parnasse,
<124>Si ces vers paraissent au jour,
Momus et les neuf Sœurs pourront me faire grâce;
Je ne suis inspiré que par le tendre amour.
Lorsqu'il dicte, j'écris; ces vers sont son ouvrage;
Daignez, chère Ulerique, accepter son hommage.
Mais mon exil, hélas! sera-t-il sans retour?
Heureux qui vous adore et qui vous le peut dire!
Malheureux comme moi qui ne peut que l'écrire!

(Seitendorf, le 14 juillet 1762.)

IV. VERS A LA BELLE.

Vous voulez que de votre sœur
Je guérisse la maladie.
Hélas! daignez donc par faveur
Prendre aussi quelque part au danger de ma vie,
Et tâchez de guérir mon cœur.
Il souffre; la mélancolie
Le rend sombre, triste et rêveur;
Le nom dont Galien baptise sa langueur
S'appelle le tourment d'une cruelle absence.
Une fièvre d'impatience
De ses malheureux jours rend le fil odieux;
Son sort ou sa convalescence
Ne dépend que de la présence
D'Ulerique et de ses beaux yeux;
Et s'il n'en a quelque espérance,
Il faut vous préparer à d'éternels adieux.
Ses pleurs, son désespoir et sa douleur extrême,
Aiguisant d'Atropos les rigoureux ciseaux,
Vont le précipiter pour jamais au tombeau;
Car tout amant et quiconque aime
<125>Sait que c'est être mort que d'être séparé
Six mois mortels entiers, plus d'un triple degré,
De la moitié de soi-même.

(Camp de Seitendorf, le 18 juillet 1762.)

A ULRIQUE.

Nul miracle à l'amour ne paraît impossible;
En subjuguant les dieux, il est seul invincible.
Que d'exemples nombreux j'en pourrais étaler!
Hercule, dont le cœur fait pour se signaler
N'était qu'à la gloire accessible,
Amolli pour Omphale, amant tendre et sensible.
A ses pieds apprit à filer.
Le souverain des dieux, dont la foudre terrible
De l'Olympe aux enfers les faisait tous trembler,
Sitôt qu'il se sentit brûler
D'amour et de désirs pour la charmante Europe,
Il déguisa le dieu sous la folle enveloppe
Des animaux qu'a fait parler
La Fable, en empruntant l'esprit qu'avait Ésope.
Si l'amour exerça ce souverain pouvoir,
Il est facile à concevoir
Qu'en influant sur ma planète,
Surtout m'obligeant de vous voir,
De moi, chétif mortel, il ait fait un poëte.
Mais en m'apprenant à rimer,
Par un tour qui me désespère
Il raya du dictionnaire
Des termes assez forts et dignes d'exprimer
Le feu que dans mon cœur vous venez d'allumer.
<126>Hélas! par quel moyen ou par quel stratagème
Pourrais-je donc vous informer,
Ma divine Ulerique, à quel point je vous aime?

(Camp de Dittmannsdorf, le 26 juillet 1762.)

VI. A LA BELLE DES BELLES.

Volez, mes vers, au lieu de moi;
Rendez-vous à Berlin, où je ne puis atteindre,
Porter les gages de ma foi,
D'un amour que la mort ne pourra point éteindre,
A la divinité qui me tient sous sa loi.
Dites à la belle Ulerique
Qu'elle est ma passion unique,
Que cent mille lieues ni le temps
Ne peuvent affaiblir les tendres sentiments
Qu'inspire sa vertu pudique.
Répétez-lui surtout, mes vers,
Que, pour connaître ma constance,
Il n'est, dans ce siècle pervers,
D'épreuve qu'une longue absence.
A cette absence enfin si dure à supporter
Sans doute que je dois le bonheur de ma vie,
Puisqu'elle m'a fait souhaiter
De celle que mon cœur s'efforce à mériter,
Qui règne pour jamais sur mon âme asservie.
Et que n'aurais-je pas sans elle à redouter?
De ce pauvre Gresset146-a et de sa poésie,
De sa sèche monotonie,
En le voyant toujours, on doit se dégoûter;
L'absence est comme une magie,
<127>Sa douce illusion a le don d'enchanter.
Plus je pense et plus je médite,
Plus je lui pardonne mes maux,
Puisqu'elle ajoute à mon mérite,
En diminuant mes défauts.

Dittmannsdorf, 3 août 1762.

VII. RELATION DE CAMPAGNE.146-b

Je vois ici comment on prend des villes
Dont les soldats, pareils à des Achilles,
Mènent grand bruit, en se défendant bien.
Tous ces exploits, en dangers si fertiles,
Très-glorieux, ne me touchent en rien.
J'aimerais mieux le beau secret de prendre
Un jeune cœur enclin à se défendre,
Surtout lui plaire, et par mon entretien
Faire passer un amour des plus tendres
Tout doucement de mon cœur dans le sien.
A mon avis cet art est difficile,
Et je le crois tout au moins plus utile
Que les travaux de messieurs les guerriers,
Couverts de fange et chargés de lauriers.
Quel triste jeu de briser des murailles,
Vieux monuments d'un nombre d'ouvriers,
Loin de livrer de sanglantes batailles
Où l'on ne voit que morts et funérailles!
Que si j'étais auprès de nos foyers,
A l'ombre heureux d'un bosquet d'oliviers,
Je l'avouerai, j'aurais plutôt envie
<128>De m'occuper à procurer la vie,
En retirant des cachots du néant
De l'univers un futur habitant.
S'il se pouvait que celle que j'adore,
Mettant le comble à ma félicité,
De son beau sein quelque jour fît éclore
Ce rejeton de sa fécondité,
Cette action ajouterait encore
A ses vertus, qu'on ne peut trop priser,
En lui donnant, soit dit sans métaphore,
Le vrai moyen de s'immortaliser.
Le dieu d'hymen autorise ces gages;
Le bien de voir croître et multiplier
N'est point celui des cœurs durs et sauvages,
Des Iroquois ou des anthropophages;
Mais ce plaisir est fait pour s'allier
Avec les mœurs que professent les sages,
Et la vertu doit le justifier.
C'est pourquoi Mars, si fier et si terrible,
N'a jamais pu m'engager à sa cour;
Vous le savez, mon cœur tendre et sensible
S'était chez vous enrôlé sans retour
Sous vos drapeaux et sous ceux de l'Amour.
Ce dieu toujours m'a tenu lieu de père;
Dans son école, à Paphos, à Cythère,
Lui-même, un jour, il daigna m'informer :
« Apprends, dit-il, que c'est à l'art de plaire
A précéder l'art de se faire aimer. »
Ses doux travaux, exempts de violence,
Sont des soupirs ou des soins délicats,
De tendres vers dégagés d'embarras;
Ses armes sont l'égard, la complaisance,
Les sentiments d'amour et de constance.
Au lieu d'assauts, d'attaques, de combats,
Nos exploits sont des baisers tout de flamme,
Qui font couler la volupté dans l'âme,
Sans que jamais ils causent le trépas.
<129>Vous le voyez, mon âme est trop humaine
Pour se complaire aux dangers, à la peine
Qu'aux ennemis un guerrier fait souffrir.
Citoyen doux des sources d'Hippocrène,
J'aimerais mieux, si j'avais à choisir,
Passer mes jours près de ma souveraine,
A recevoir et donner du plaisir.
A ce propos, ma divine maîtresse,
Je vous dirai le mot d'un ancien;
Russe n'était, ni même Autrichien :
« Dieu me fit homme, ainsi je m'intéresse
Aux biens, aux maux de toute notre espèce. »

Dittmannsdorf, 6 août 1762.

VIII. RÉPONSE A MA MAITRESSE.149-a

Ah! que je chéris les monarques,
Lorsque vous les faites parler!
S'ils pouvaient tous vous ressembler,
Les cours n'entendraient plus la voix des Aristarques
En vaines plaintes s'exhaler;
La triste vérité, qu'on voudrait exiler,
Publiant toutes ses remarques,
N'aurait rien à dissimuler.
Ces rois auraient le don de plaire
Et l'art plus précieux de régner sur les cœurs,
Par là cent fois supérieurs
A tout monarque sanguinaire
<130>Qui sur une foule vulgaire
Établit sa puissance à force de rigueurs.
Mais votre empire est débonnaire,
Vous m'avez subjugué, mon joug est volontaire,
Et ce serait pour moi le comble des malheurs
Si le sort barbare et contraire
Réussissait à me soustraire
A la douce rigueur de mes fers enchanteurs.
Tandis qu'en tant de lieux des nations d'esclaves,
Malgré tous leurs efforts opprimés par des rois,
Brûlent de briser leurs entraves
Pour se gouverner à leur choix;
Tandis que le peuple de Corse,
Indocile et fougueux, se démène et s'efforce
A rompre les fers des Génois :
Je brigue l'unique avantage
De vous rendre à jamais le plus fidèle hommage.
Votre esprit, votre cœur, votre air, votre beauté,
L'emportent sur ma liberté,
Sur cette liberté, mon unique apanage,
Qui fit des Suisses en tout âge
La suprême félicité.
Idole de mon cœur, vous, l'âme de mon âme,
Vous étouffez en moi l'esprit républicain;
J'abhorrais autrefois le nom de souverain,
Et je l'aime à présent, quand je pense à ma flamme.
Que le grave conseil de nos Bernois me blâme,
Que l'ombre du grand Tell, m'apparaissant soudain.
M'appelle un suppôt de Tarquin,
Vous serez, quoiqu'il me réclame,
Souveraine de mon destin.
Prenez donc désormais les rênes de l'empire
Sous ces auspices fortunés;
Et puisque à vous mon cœur aspire,
Songez que des Brutus, tous héros forcenés,
Détestant devant vous le stoïque délire,
<131>Je serai, j'en fais le serment,
Fidèle et dévoué jusqu'au dernier moment
Au monarque nouveau que mon cœur vient d'élire.

A Péterswaldau, 25 août 1762.

IX. VERS AU CABINET DE MADEMOISELLE ULRIQUE.151-a

Recevez, charmant cabinet,
Ce tas de rimes insensées;
Et, dépositaire secret
De mes amoureuses pensées,
A vos cachettes adressées,
Soyez mon confident discret.
Ah! que je vous porte d'envie!
Vous êtes dans l'appartement
De celle dont si vivement
Mon cœur et mon âme est ravie;
Vous la voyez à chaque instant,
Son beau corps sur vous se replie,
Elle vous touche en écrivant.
Que votre bonheur m'humilie!
Si je suivais ma fantaisie,
Si je pouvais dès ce moment
Paraître en forme travestie,
Je serais, non en Silésie,
Mais, à Berlin incessamment,
Le cabinet de mon amie.
La nuit, quand elle dormirait,
<132>Je lui ferais la sentinelle;
Dès qu'elle se réveillerait,
Je n'aurais des yeux que pour elle.
Si le matin il arrivait
Sur moi, bureau, qu'elle écrivait,
Je baiserais, rempli de zèle,
Cette main si blanche et si belle.
Qu'avec plaisir je soutiendrais
Ce beau sein d'ivoire et d'albâtre!
Qu'amoureusement idolâtre,
La bouche j'en approcherais!
Que, si j'osais, je lui dirais
Tout ce qu'Antoine à Cléopâtre
A dit sur de pareils sujets!
O ciel! quels seraient mes regrets,
Si, trop vite et sans me rien dire,
Elle partait, lasse d'écrire!
Mais au moins en me refermant
Elle toucherait son amant;
Cette faveur sans conséquence
Serait pour moi d'un prix immense.
Au lieu de tout bruit sourd que fait
En se fermant un cabinet,
Je m'écrierais, Catt vous adore!
Et sitôt qu'on me pousserait,
Je le répéterais encore.
J'aurais, et j'en suis convaincu,
L'Amour m'en a fait la promesse,
Plus d'acquis et de gentillesse
Que bureau n'en a jamais eu.
Mais tandis que ma douce ivresse
Dissipe et chasse ma tristesse,
La funeste réalité
De cette image enchanteresse
Découvre la frivolité.
Imagination traîtresse,
C'est en vain que tu m'as flatté;
<133>Je me trouve ici rejeté
Dans un camp, loin de ma maîtresse.
Je le vois, la félicité
N'est pour nous que l'effet d'un songe;
Il vaut donc mieux, tout bien compté,
Être trompé par le mensonge
Qu'éclairé par la vérité.

A Péterswaldau, 9 septembre 1762.

X. D'UN SUISSE.154-a

A la divinité mère du tendre Amour
J'osais, me recueillant un jour,
Du fond d'une antique chaumière
Adresser humblement ma dévote prière.
Je lui disais tout doucement :
O belle déesse, en qui brille
Tout ce que l'univers a produit de charmant!
Je vous en conjure ardemment,
Daignez protéger votre fille;
C'est votre sang, votre famille,
C'est de l'aimable Cupidon
La compagne et la sœur cadette;
C'est celle qui me fit, dit-on,
En m'embrasant d'amour, subitement poëte,
Dont vous connaissez bien le nom,
Qui rime richement en ique.
Sur elle répandez, versez sur ses destins
Tous les biens que des dieux la faveur magnifique
Peut distribuer aux humains;
<134>Qu'autant qu'elle est charmante et belle,
Elle soit, s'il se peut, aussi tendre et fidèle;
Que ni l'absence ni le temps
Ne puissent altérer, par d'affreux contre-temps,
De nos chastes amours la flamme mutuelle,
Comme votre beauté, digne d'être immortelle.
Qu'elle connaisse bien le cœur
De certain Suisse qui l'adore,
Passant les jours, les nuits à compter chaque aurore
Qui diffère encor son bonheur.
Puissiez-vous, ô Vénus! acceptant mon hommage,
Bénir le beau feu qui l'engage
A former ce nœud solennel!
Et puisse-t-elle enfin, dans cette union sainte,
En n'éprouvant jamais de la lune d'absinthe,
Y trouver la lune de miel!

(Péterswaldau, septembre 1762.)

XI. ÉPITRE A LA BELLE-MÈRE.

Que d'encens, de reconnaissance
Ne dois-je point à tous vos soins,
A vous, qui donnâtes naissance
A l'adorable objet de ma douce espérance!
Ses grâces, ses appas au mérite sont joints;
Et l'on ne sait si l'on préfère
L'éclat touchant de sa beauté
Aux divines vertus qui font son caractère,
Ou bien si son esprit et sa docilité
Ne l'emporteraient pas par leur solidité
Sur cette beauté passagère
<135>Dont vous me voyez enchanté.
L'objet charmant que je révère
Est le chef-d'œuvre de Cythère.
De tant de concurrents pleins de rivalité,
Je suis l'heureux élu que votre humanité
Veut rendre seul dépositaire
De cet inestimable et précieux trésor.
Nouveau Jason, j'emporte enfin la toison d'or;
Mon bonheur est plus grand que celui d'un monarque
Qui végète dans la grandeur.
Je sais aimer, j'ai même un cœur
Aussi sensible que Pétrarque,
Et je devrai, ô mère! uniquement à vous
Le comble de mes vœux et d'un destin si doux.
Mais un certain soupçon m'agite :
Vous vous cachez de moi, vous êtes Amphitrite,
De votre sein naquit Vénus;
Et pour vous encor dire plus,
Ma muse, chez Ovide instruite,
Dans la belle Ulerique en voit les attributs.
Ma conjecture va trop vite;
Ne seriez-vous pas Jupiter,
Qui par la tête, un jour, accoucha de Minerve?
Car votre fille, que j'observe,
En a la sagesse et tout l'air.
Je le vois bien, votre origine
Est toute d'essence divine,
Et d'Anchise et de moi les destins mutuels
Seront de nous unir au sang des immortels.
Dès que l'hymen à votre fille
M'aura donc pour jamais joint à votre famille,
Je vous dresserai des autels.

<136>

XXXI. SIX ÉPITRES EN VERS SUR L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE.158-a

I.

Malgré tout l'art et le manége
De l'inflexible Gribeauval,158-b
Qui nous tend maint et maint piége;
Malgré tout le bruit infernal
Des bombes et canons d'un siége,
Je lis, quand mon esprit s'allége,
De Fleury158-a l'étendu journal,
Plein du scandale monacal
Et de ce pouvoir sacrilége
Qu'usurpa le trône papal.
Le volume dix-neuvième
Se finira demain au soir;
Catt, c'est à vous de me pourvoir,
Dès après-demain, du vingtième.
Envoyez donc, quand vous pourrez,
Dans le taudis où je réside
L'histoire infâme et parricide
De ces scélérats tonsurés.

A Bögendorf, ce 30 septembre 1762.

<137>

II.

D'un siècle d'ignorance, où dominait l'erreur,
Je vous renvoie ici la méprisable histoire.
C'est l'opprobre et le déshonneur
De nos loyaux aïeux, j'en rougis pour leur gloire,
Que des scélérats tonsurés
Et qu'un tas de fourbes mitrés,
Les gourmandant en imbéciles,
Chassassent des rois révérés,
Par bulles, de leurs domiciles.
Dans nos jours tant maudits, les peuples éclairés
Par Luther, mais surtout par la philosophie,
Du joug sacerdotal sont au moins délivrés;
Que le ciel les y fortifie!
Alors, ils étaient animés
Par le poison du fanatisme,
Et terrassés par le sophisme
Que des porcs engraissés des dîmes de Sion160-a
Leur débitaient en chaire à toute occasion.
Enfin, après mille ans, d'attentats outragée,
La raison se trouve vengée
Des opprobres qu'elle a soufferts;
Mais il lui reste encor des fers;
Puisse-t-elle bientôt en être dégagée!

A Bögendorf, du 1er octobre 1762.

<138>

III.

Du grand schisme de l'Occident
Je vous renvoie en ce moment
L'aventure, à mon gré comique.
Pierre et Corario, vendeurs d'orviétan,
Ont perdu le crédit de leur drogue mystique.160-b
O Catt! quel spectacle charmant
Pour moi, lecteur discret, très-anticatholique,
De voir ces sacrés imposteurs,
Charlatans en rochet, en camail, en soutane,
Environnés de leurs docteurs,
Entre eux se traitant pis que le moindre profane,
Et des foudres du Vatican
Chacun frapper son concurrent!
Leur querelle devint l'écueil du fanatisme,
Du tyrannique despotisme
Qu'exerçait le siége papal;
Depuis, ce pouvoir si fatal
S'affaiblit et devint frivole;
Sigismond renversa l'idole
De son antique piédestal.
Tout pape avec son auréole,
Depuis ce temps, au Capitole,
Craint un concile général.
Bulles, interdits, anathèmes,
Les peuples dispensés de leurs justes serments,
Ne sont plus regardés par les meilleurs croyants
Ainsi que des arrêts suprêmes,
Des cieux en droiture émanants;
Et les rois, à présent, se respectant eux-mêmes,
Aux hypocrites pieds de ces sacrés tyrans
<139>Ne vont plus déposer ni sceptres ni diadèmes.
Cependant, encor de nos jours,
L'ambition théologale
Lutte par d'obliques détours
Contre la puissance royale.
Si le monde aveuglé savait y réfléchir,
Il pourrait deviner sans peine
Le prestige grossier dont on veut l'éblouir,
En changeant, quoi qu'il en advienne,
En rage de régner l'humilité chrétienne,
Et le vœu d'indigence en soin de s'enrichir.

A Bögendorf, ce 5 octobre 1762.

IV.162-a

Oh! que de crimes et d'abus!
Des scélérats au front tondu
Ont, au concile de Constance,
Fait rôtir avec impudence
Jérôme de Prague et Jean Huss.
La bonne foi ni l'innocence,
Ni les sauf-conduits obtenus
N'arrêtèrent point l'insolence,
La haine, ni l'intolérance
De ces pontifes dissolus.
De ces malheureuses victimes
Nous n'apercevons d'autres crimes
Que d'arguments in dario,
In celarent, in ferio;
Et, pour quelques vains syllogismes,
Ce ramas d'artisans affreux
D'impostures et de sophismes
<140>Des bûchers allument les feux,
Pour y faire brûler tous ceux
Dont la raison plus épurée,
Et par Uranie éclairée,
Se défend de penser comme eux.
Que je cuirais de belle sorte,
Si le saint-père et son escorte
Se saisissait de moi, chétif,
Qui, toujours d'un ton décisif
Aux pyrrhoniens prêtant main-forte,
Dans ma foi fus très-négatif.
Un Midas en froc, en soutane,
Devant son cruel tribunal,
M'enverrait sans longue chicane
Au fond du manoir infernal.
Le marquis plaindrait ma belle âme,
Dévolue à la noire flamme
Qui consume tous les damnés.
Mais jusqu'ici nous pouvons rire;
Tous ces disciples forcenés
De l'antechrist qui les inspire,
Par Bélial endoctrinés,
Sur moi n'auront jamais d'empire.
Poursuivons; qu'ai-je encor pu lire?
Un Charles six, un Wenceslas,
Tous les deux grands princes, hélas!
Vivant et mourant en délire,
Et bien moins dignes, à vrai dire,
D'être environnés des rayons
Qui décorent le chef d'un sire
Que d'être, pour bonnes raisons,
Reclus aux Petites-Maisons.
Mais voici la petite pièce :
Chariot, ce bon roi des Français,
Dans l'aurore de sa jeunesse,
Héros avec la seule Agnès,
Manquait vis-à-vis des Anglais
<141>Et de courage, et de hardiesse.
Saint Denis vit que deux tetons
Que Charles maniait sans cesse
Feraient triompher les Bretons
Des Gaulois en grande détresse.
Les saints ont des projets bouffons.
Pour détourner donc la ruine
Des Provençaux et des Gascons,
Il vous cherchait une héroïne.
Où croyez-vous qu'il imagine
De trouver cet objet parfait?
Où? dans le fond d'un cabaret.
Mais un saint a fine narine,
Et le ciel même l'inspirait.
Jeanne, fille robuste et belle,
Fut cette célèbre pucelle
Que le benoît Denis choisit,
Et guerrière en un instant fit.
Elle part sitôt qu'il l'ordonne,
Se prépare à raffermir le trône,
Et combattit comme un dragon
Tous ces fiers Bretons en personne,
Pour venger Chariot, ce coïon,
De ses oppresseurs d'Albion.
Jusqu'ici l'histoire est jolie;
Mais, malgré l'inspiration
De monsieur Denis son patron,
La pauvre Jeanne fut rôtie.
Ainsi Jeanne, par ses hauts faits,
Fut par eux et par sa souffrance
L'opprobre éternel des Anglais,
Comme la gloire de la France.

Renvoyez-moi, je vous prie, le tome vingt-deux, car je suis à sec.

A Bögendorf, le 8 octobre 1762.

<142>

V.

Voici le concile de Trente,
Dont vous vous souciez fort peu,
Animé de ce premier feu
Qu'attise en votre cœur votre fidèle amante.
Les décrets, les canons d'une troupe arrogante
Ne valent pas, à mon aveu,
Les ravissants baisers d'une bouche charmante,
Ni cette grâce séduisante
De la beauté qui vous enchante.
Moi, valétudinaire et vieux,
Qui des tendres désirs ne ressens plus l'amorce,
Je laisse l'amour en son lieu;
Ce dieu de la jeunesse, en me quittant, me force
A me soumettre à ce divorce.
En son abandon, j'ai recours,
Catarrheux, faible, en mes vieux jours,
A des bouquins obscurs, œuvres des scolastiques;
Je lis tous ces débats mystiques
De docteurs qui, dans leurs discours,
S'anathématisant, se traitent d'hérétiques,
Ou bien imposteurs politiques,
Ou bien ineptes et bigots.
Ces impétueux fanatiques
Terminent leurs débats mystiques
A faire brûler leurs rivaux
A petit feu par les bourreaux.
A Londres, certaine Marie,
Très-catholique pour la foi,
Très-déloyale selon moi,
Poussa la sainte barbarie
A faire en grande pompe et sur des échafauds
Massacrer, par galanterie,
Six mille Anglais très-peu dévots,
Incrédules esprits, à leur secte fidèles,
<143>Qui ne croient pas, pauvres sots,
De dévorer leur dieu, comme elle.
Heureux Catt, vous avez choisi le meilleur lot;
Vous vous moquez de ce peuple cagot
Entre les bras de votre belle.
Pour moi, qui me prépare à décamper bientôt,
Avant que d'arriver à ce terme funeste,
Je tâche d'égayer dans ce triste séjour
Le peu de chemin qui me reste;
Mais je confesse sans détour
Que ce bavardage mystique
Et les stériles champs de la métaphysique
Ne sauraient remplacer le vide de l'amour.

Vous aurez la bonté de renvoyer ce tome à Breslau. Je compte de
me rendre les premiers jours de décembre à Leipzig, où j'espère de
vous revoir. Vous m'apporterez le volume de Vertot où l'on trouve
le fameux siége de Rhodes; vous ferez mes compliments au marquis,
et je vous féliciterai sur votre futur mariage.

A Meissen, ce 13 novembre 1762.

Federic.

VI.

Voici du siècle seizième
Les tragiques événements.
Quels crimes! quelle horreur extrême
Régnait chez le peuple et les grands!
En France, par l'abus de son pouvoir suprême,
Par un infâme stratagème,
Sous les dehors trompeurs d'une perfide paix,
Charles fait à ses yeux égorger ses sujets,
Parce que des prêtres sophistes
Par leurs impertinents décrets
Avaient proscrit les calvinistes;
<144>Tant la religion enfante de forfaits!
Bientôt l'ambition, l'altière politique,
Sous le masque imposant de la religion,
Soufflant son poison fanatique,
Excita la rébellion.
La France est en proie au carnage,
Et des ligueurs l'aveugle rage,
Que des prêtres guidaient à la sédition,
Attentant jusqu'au Roi dans leur zèle sauvage,
Portèrent sur Valois leurs sacriléges coups.
Henri, persécuté par des princes jaloux,
Combattit Philippe et Mayenne,
Et Sixte, qui siégeait sur la pourpre romaine.
Lors, les soldats du Vatican
En France établirent leur camp;
Mais de ces plaines désolées,
Comme ils fuyaient vers l'Éridan,
Les chèvres aussitôt furent toutes brûlées.168-a
Le bon roi Henri quatre était relaps, dit-on;
Du Vatican superbe était partie la foudre
Dont par négociation
D'Ossat voulut le faire absoudre.
Sixte ainsi que Clément ne purent s'y résoudre;
Et celui qui se dit le père des chrétiens,
Du fer et de la flamme armant les citoyens,
Excitait la fureur des uns contre les autres.
Ce n'était pas ainsi qu'agissaient les apôtres.
Prêtres trompeurs, peuples dupés,
Serons-nous donc toujours d'erreurs enveloppés?
Esclaves de vos vains scrupules,
Par ces faits éclatants, ô vous, esprits crédules!
Ne serez-vous donc point détrompés?
<145>Mais je les vois encor, ces peuples ridicules,
Imbécilement attroupés
Autour de scélérats sortis de leurs cellules,
Qui, sur le ton d'un charlatan,
Leur vendent leur orviétan,
Des indulgences et des bulles.
Enfin, j'ai donc expédié
Cet ouvrage sanctifié
De l'histoire pontificale;
Mais, loin d'en être édifié,
Je l'avoue, et j'en suis très-fort mortifié,
Il n'inspire que du scandale.

Je vous renvoie les trois derniers tomes de Fleury. Mes vers vous disent ce que j'en pense; ainsi ce serait superflu de le répéter en prose. Je suis encore environné d'embarras de toutes les espèces, militaires, politiques, et des finances. Je ne sais en vérité ce que tout ceci deviendra. Je crois encore que je pourrai me rendre le 5 du mois prochain à Leipzig; cependant, comme cela n'est pas bien sûr, je vous écrirai encore pour vous marquer positivement ce qui en sera. Patience, patience, c'est un mot que je ne cesse de me répéter; néanmoins j'en suis bien las, et je voudrais volontiers trouver un refrain plus agréable. Adieu, mon cher; vous avez obtenu de la fortune et de l'amour tout ce que vous souhaitez, vous pouvez être content. Pour moi, je n'ai plus rien à démêler avec l'amour; mais si la fortune voulait un peu me seconder, je n'en serais pas fâché. Mes compliments au marquis. Adieu.

A Meissen, ce 25 novembre 1762.

Federic.

<146>

XXXII. VERS ENVOYÉS PAR FRÉDÉRIC A UN CURÉ QUI S'ÉTAIT AVISÉ DE CÉLÉBRER LE JOUR DE SA NAISSANCE PAR UNE ODE.

Ami rimeur, prêtre présomptueux,
D'où vous vient l'humeur téméraire
De profaner par des vers raboteux
De votre roi l'anniversaire?
Sans doute, lorsqu'on s'avisa
De vous nommer héraut de grâce,
Mon consistoire ne pensa
Introduire à la chaire un hibou du Parnasse.
Mais sans raisonner plus avant,
Je vous avertis nettement
Que, parmi cent mille querelles
Divisant le monde lettré,
On n'en voit guère trois lesquelles
Aient attaqué ma royauté.
Pourquoi donc en vanter la gloire?
Ne saurait-elle à l'aide de l'histoire,
Aussi sans vous, venir à la postérité?
Laissez à chacun son domaine,
Et ne vous mêlez point d'un office étranger.
<147>Vous avez un troupeau, restez-en le berger;
Et sans songer à Melpomène,
Laissez de me voler la peine
A mes régisseurs généraux,
Le droit de me tromper à mes bons généraux,
A mes sujets le frivole avantage
De murmurer de leur péage;
(Ils ont grand tort, en bonne foi.)
Mais si vous cherchez à me plaire,
Criez-leur du haut de la chaire :
Voilà, chrétiens, l'enfer; payez le Roi!
Et ne rimez jamais sur mon anniversaire.

<148>

XXXIII. LA BULLE DU PAPE, CONTE.172-a

Dans Rome un marquis habitait,
Jeune fou qui, suivant l'usage,
Tenait magnifique équipage,
Et sa maîtresse entretenait,
Et, dans sa bruyante folie,
De sa maîtresse tant jolie
Souvent usait et abusait.
Un malheureux démon d'affaire
De son bonheur le détourna;
Sans apparence nécessaire,
Un voyage enfin l'entraîna.
L'amour le suivait à la piste,
Le rend sombre, rêveur et triste.
Et lui fait hâter son retour;
Le marquis sentait dans son âme
Le feu de cette impure flamme
Qu'avec soin fomentait l'amour.
Enfin, il part en diligence;
Plein d'ardeur, plein d'impatience,
Il arrive enfin, dans la nuit,
Où l'amour l'avait reconduit.
<149>Il va d'abord trouver la belle,
Sans être escorté, sans chandelle,
Évitant le trouble et le bruit.
Dans le fond d'un sombre réduit
Inaccessible à la lumière
Se présente un superbe lit,
De leurs secrets dépositaire,
Et le seul témoin oculaire
Qu'eût eu leur amoureux déduit.
Le marquis croyait que sa belle,
Du sommeil goûtant les pavots,
A sa flamme toujours fidèle,
S'abandonnait au doux repos.
Il s'approche d'un pas timide;
A son désir lâchant la bride,
Et, du lit ouvrant les rideaux,
Se saisit d'abord de sa proie,
Et, transporté d'aise et de joie,
De ses sens suivant les désirs,
Croit goûter de parfaits plaisirs.
La servante écoute à la porte;
Elle entend le bruit du héros,
Qui se démenait de la sorte,
Que la fureur qui le transporte
Du lit excitait les échos.
Manon entre sans escorte,
La tremblante terreur l'escorte;
Sa main fait briller un flambeau,
Et veut de sa maîtresse morte
Éclairer le triste tombeau.
O ciel! quel spectacle nouveau!
Marquis, ta flamme trop ardente
Sur le reste de ton amante
Attache ton corps éperdu;
Collant ta bouche sur sa bouche,
Ton œil jette un regard farouche
Sur cet objet, qu'il a perdu.
<150>Margot voit tout, mais, étonnée,
S'écrie : « Heureuse destinée!
Chère maîtresse, après ta mort,
L'amour triomphe de ton sort.
Oui, la tendresse te prodigue
Tout ce que ma frêle beauté
Reçoit tout au plus de l'intrigue
Ou de la générosité. »
Mais, revenu de son délire,
Le marquis voit son attentat;
Il est interdit, il soupire,
Il maudit son funeste état.
Son esprit, jadis incrédule,
Soudain possédé du scrupule,
Est rempli d'horreur et de peur;
Dans le désespoir qui le brûle,
Il est aveuglé par l'erreur.
Du pape il va baiser la mule;
Se contrefaisant humble pécheur,
De l'enfer craignant les abîmes,
Il lui découvre tous ses crimes.
« Grand Dieu! lui dit Sa Sainteté,
A quel excès t'es-tu porté!
N'aurais-tu pu te satisfaire,
Et, sans mériter ma colère,
Ici, dans certaines maisons
Qui pour de semblables mystères ... »175-14
- « Saint-père, quoique ton conseil
Soit excellent et sans pareil,
De le suivre était impossible,
Daigne au moins comprendre le cas,
Et mon crime, quoique indicible,
Vient d'une ignorance invincible
Et de la fureur du trépas.
Le destin qui conduit mes pas
<151>M'emporte loin de ma maîtresse;
La mort abrége ses beaux jours.
Je reviens, rempli de tendresse,
Et satisfais à mes amours.
Mon incomparable princesse
Jamais ne remuait la fesse;
Et, trop rempli de passion,
Dans les transports de mon ivresse
J'étais moi seul en action.
O mort! ô fatale paresse,
Qui causas mon illusion!
C'est toi, destin épouvantable,
Dont la fureur me rend coupable,
Sans flétrir mon intention. »
- « Je t'absous, lui dit le saint-père;
Je prends pitié de ta misère.
Pour éviter pareil malheur
Et pour apaiser ton scrupule,
Je vais publier une bulle
Qui me fera partout honneur;
Et l'anathème que je lance
N'est que pour punir l'indolence
D'un peuple rempli de douceur.
Le sexe dont l'abus profane
Usurpa jadis mon pouvoir,
Au temps que la papesse Jeanne
Sur nos autels osa s'asseoir,
Ce sexe, dont l'humeur légère
Captive les cœurs et sait plaire,
Ce sexe, qui fait le mutin,
Doit savoir que, comme saint-père,
J'ai droit de régler son destin.
Ainsi je veux que le matin,
Au lieu d'antienne et de rosaire,
Il apprenne dans Arétin
Quelle est la meilleure manière
De marquer les plus vifs transports;
<152>Et pour éviter l'infamie
Qui pourrait arriver aux morts,
Je veux que par tous leurs efforts
Elles donnent signe de vie. »
Ainsi cet illustre prélat,
En prononçant cette sentence,
Trouva-t-il bon qu'on en usât;
Que bénie soit sa prévoyance!

J'ai honte de vous envoyer ces sottises, et je ne le ferais certainement pas, si je ne savais que votre façon de penser n'est pas contraire au badinage et aux saillies de la jeunesse.

Le 3 octobre 1737.

Federic.

<153>

XXXIV. LE FAUX PRONOSTIC, CONTE.178-a

Un médecin, grand charlatan,
Toujours prompt en son pronostique
Et profond en diagnostique,
Franc revendeur d'orviétan,
Qui, par salutaire pratique,
Envoya mainte âme angélique
Aux pays de seigneur Satan,
Ce docte, plein de son mérite,
Croyait que, par sa voix proscrite,
La maladie, à son aspect,
Soumise et pleine de respect,
Par ses drogues prenait la fuite,
Comme devant le chat vainqueur
La fine souris se retire,
Quittant jambons pleins de saveur
Et gros parmesan dont l'odeur
Réveille sa faim et l'attire.
<154>Chez un grand seigneur alité
Notre esculape consulté
Vient, voit, tâte le pouls, raisonne,
Sur ses maux cent fois le questionne;
Puis en belle latinité,
En grec que n'entendit personne,
Même discours fut répété.
D'un air rêveur, d'un ton d'oracle,
Clystères furent ordonnés,
Spécifiques assaisonnés
De tout ce qu'en son réceptacle
De remèdes plus raffinés
Trouve ce faiseur de miracle.
Un curieux de l'avenir,
Héritier à l'âme friande,
Impatient de parvenir
A succession bonne et grande,
Au docte doucement demande
Si l'oncle peut en revenir.
- En revenir? Moi, je commande
Qu'à l'instant même il doit guérir;
Pilules, poudres par douzaines,
Potions, gouttes par centaines,
Ressusciteront ton parent;
C'est la vertu de mon onguent.
Mais pendant que l'homme propose,
Le ciel différemment dispose.
Le séné, trop fort, trop actif,
A renforcé la maladie
De la pesante léthargie,
Du catarrhe suffocatif.
Bref, le malade à l'autre monde
Décampe, quoiqu'on le seconde,
Et notre esculape éperdu,
En voyant son art confondu,
De chagrin, de douleur profonde,
<155>D'abord par la fièvre étendu,
Chez les ombres est descendu.
Si pour une égale ignorance
Tout médecin voulait périr,
Chaque jour on verrait, je pense,
Des médecins prêts à mourir.

27 mars 1740.

<156>

XXXV. DESCRIPTION POÉTIQUE D'UN VOYAGE A STRASBOURG.181-a

Je viens de finir un voyage entremêlé d'aventures singulières, quelquefois fâcheuses, et souvent plaisantes. Vous savez que j'étais parti pour Baireuth afin de revoir une sœur que j'aime et que j'estime. En chemin faisant, Algarotti et moi, nous consultions la carte géographique, afin de régler le tour que nous prendrions pour aller à Wésel. On parla de Francfort-sur-le-Main, et comme il nous parut sur la carte que la voie de Strasbourg ne pouvait être un trop grand détour, nous la choisîmes par préférence. L'incognito fut résolu, les noms choisis,181-b la fable choisie et ajustée; enfin, tout arrangé et concerté du mieux, nous crûmes d'aller en trois jours à Strasbourg.

Mais le ciel, qui de tout dispose,
Régla différemment la chose.
Avec des coursiers efflanqués,
En ligne droite issus de Rossinante,
Et des paysans en postillons masqués,
Butors de race impertinente,
Notre carrosse en cent lieux accroché,
<157>Nous allions gravement, d'une allure indolente,
Gravitant contre les rochers.
Les airs émus par le bruyant tonnerre,
Les torrents d'eau répandus sur la terre,
Du dernier jour menaçaient les humains;
Et malgré notre impatience,
Quatre bons jours en pénitence
Sont pour jamais perdus dans les charrains.

Si toutes nos fatalités s'étaient bornées à ce qui arrête un voyage, nous aurions pris patience; mais après des chemins affreux nous avons trouvé des gîtes plus affreux encore.

Car des hôtes intéressés,
De la faim nous voyant pressés,
D'une façon plus que frugale,
Dans une chaumière infernale,
En nous empoisonnant, nous volaient nos écus.
O siècle différent des temps de Lucullus!

Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés, ce n'était pas tout; nous essuyâmes encore bien des accidents; et il faut assurément que notre équipage ait eu un air bien singulier, puisque, à chaque endroit où nous passâmes, on nous prit pour quelque chose d'autre.

Les uns nous prenaient pour des rois,
D'autres pour des filous courtois,
D'autres pour gens de connaissance;
Parfois le peuple s'attroupait,
Entre les yeux nous regardait
En badauds curieux, remplis d'impertinence.
Notre vif Italien182-a jurait,
Pour moi, je prenais patience,
Le jeune comte183-a folâtrait,
Le grand comte183-b se dandinait,
Et ce beau voyage de France
Dans le fond de son cœur chrétiennement damnait.

<158>Nous ne laissions cependant pas de cheminer en avant. Enfin, nous arrivâmes en cet endroit

Où la garnison, troupe flasque,
Se rendit si piteusement
Après la première bourrasque
Du canon français foudroyant.

Vous reconnaissez sans doute Kehl à cette description. Ce fut à cette belle forteresse, dont, par parenthèse, les brèches ne sont point réparées, que le maître des postes, homme plus prévoyant que nous autres, nous demanda si nous étions munis de passe-ports.

Non, lui dis-je, des passe-ports
Nous n'eûmes jamais la folie.
Il en faudrait, je crois, de forts
Pour ressusciter à la vie
De chez Pluton le roi des morts;
Mais de l'empire germanique
Au séjour galant et cynique
De messieurs vos jolis Français,
Un air rebondissant et frais,
Une face rouge et bachique,
Sont les passe-ports qu'en nos traits
Vous produit ici notre clique.

Non, messieurs, nous dit le prudent maître de postes, point de salut sans passe-port. Voyant donc que la nécessité absolue nous mettait dans le cas, ou d'en faire nous-mêmes, ou de ne pas entrer à Strasbourg, il fallut prendre le premier parti, à quoi les armes prussiennes, que j'avais sur mon cachet, nous secondèrent merveilleusement. Nous arrivâmes à Strasbourg, et le corsaire de la douane et le visiteur parurent contents de nos preuves.

Ces scélérats nous épiaient,
D'un œil le passe-port lisaient,
De l'autre lorgnaient notre bourse.
L'or, qui toujours fut de ressource,
Par lequel Jupin jouissait
De Danaé, qu'il caressait,
L'or, par qui César gouvernait
<159>Le monde heureux sous son empire,
L'or, plus dieu que Mars et l'Amour,
Le même or sut nous introduire,
Le soir, dans les murs de Strasbourg.

Vous jugez bien qu'il y eut de quoi exercer ma curiosité et l'extrême désir que j'avais de connaître la nation française en France même.

Là je vis enfin ces Français
Dont vous avez chanté la gloire,
Peuple méprisé des Anglais,
Que leur triste raison remplit de bile noire;
Ces Français, que nos Allemands
Pensent tous privés de bon sens;
Ces Français, dont l'amour pourrait dicter l'histoire,
Je dis l'amour volage, et non l'amour constant;
Ce peuple fou, brusque et galant,
Chansonnier insupportable,
Superbe en sa fortune, en son malheur rampant,
D'un bavardage impitoyable
Pour cacher le creux d'un esprit ignorant.
Tendre amant de la bagatelle,
Elle entre seule en sa cervelle;
Léger, indiscret, imprudent,
Comme une girouette il revire à tout vent.
Des siècles des Césars ceux des Louis sont l'ombre,
Rome efface Paris en tout sens, en tout point.
Non, des vils Français vous n'êtes pas du nombre;
Vous pensez, ils ne pensent point.

Pardon, cher Voltaire, de la définition des Français; au moins ce ne sont que ceux de Strasbourg dont je parle. Pour faire connaissance, je fis inviter dès notre arrivée quelques officiers que je ne connaissais pas assurément.

Trois d'eux s'en vinrent à la fois,
Plus gais, plus contents que des rois,
Chantant d'une voix enrouée,
En vers, leurs amoureux exploits,
Ajustés sur une bourrée.

<160>M. de la Crochardière et M. Malosa sortaient d'un dîner où l'on n'avait pas épargné les frais du vin.

De leur chaude amitié je vis croître la flamme,
L'univers nous eût pris pour des amis parfaits;
Mais l'instant des adieux en détruisit la trame,
L'amitié disparut, sans causer de regrets,
Avec le jeu, le vin, et la table, et les mets.

Le jour d'après, monsieur le gouverneur de la ville et de la province, maréchal de France, chevalier des ordres du Roi,185-a etc., etc., etc.

Ce général toujours surpris,185-a
Qu'à regret le jeune Louis
Vit sans culotte, en Italie,
Courir pour dérober sa vie
Aux Germains, guerriers impolis,

ce général voulut savoir ce que c'était que ce comte Dufour, étranger qui, à peine arrivé, se mêlait d'assembler une compagnie de gens qu'il ne connaissait point. Il prit le pauvre comte pour un coupeur de bourse, et conseilla prudemment à M. de la Crochardière de n'en pas être la dupe. Ce fut malheureusement le bon maréchal qui la fut.

Il était né pour la surprise.
Ses cheveux blancs, sa barbe grise,
Formaient un sage extérieur.
Le dehors est souvent trompeur;
Qui juge par la reliure
D'un ouvrage et de son auteur
Dans une page de lecture
Peut reconnaître son erreur.

C'est ce que je pus voir, car il n'avait de sagesse qu'en ses cheveux gris et dans son air décrépit. Son premier abord le trahit; certainement c'est peu de chose que ce maréchal,

Qui, de sa grandeur enivré,
Décline son nom et ses titres,
Et son pouvoir à rien borné.
<161>Il me cita tous les registres
Où son nom est enregistré;
Bavard de son pouvoir immense,
De sa valeur, de ses talents
Si salutaires à la France,
Il oubliait, passé trois ans,
Qu'on ne louait pas sa prudence.

Non content d'avoir vu le maréchal, je vis aussi monter la garde

A ces Français brûlants de gloire,
Dotés de quatre sous par jour,187-a
Qui des rois, des héros font fleurir la mémoire,
Esclaves couronnés des mains de la victoire,
Troupeaux malheureux que la cour
Dirige au seul bruit du tambour.

C'était là mon terme fatal. Un déserteur de nos troupes m'aperçut, me reconnut, et me dénonça.

Ce malheureux pendard me vit,
C'est le sort de toutes les choses;
Ainsi de notre pot aux roses
Tout le secret se découvrit.

<162>

XXXVI. VERS D'UN POËTE NATIF DE FAILLENBOSTEL188-a SUR L'INVASION DES FRANÇAIS DANS L'ÉLECTORAT DE HANOVRE, EN 1757, EN JÉRÉMIADE SUR LE TRAITÉ DE KLOSTER-ZEVEN.

O sujet accablant de ma sensible plainte!
On profane la terre sainte.
Des loups ont pénétré dans le sacré bercail;
Leurs sanguinaires dents dévorent le bétail,
Qui, bêlant et transi de crainte,
Des barbares tyrans des bois
A senti la cruelle atteinte.
Nos jours sont abreuvés d'amertume et d'absinthe;
Je languis dans les fers, je gémis sous les lois
De nos usurpateurs gaulois;
D'un esclavage affreux détestant la contrainte,
J'ose à peine élever ma trop craintive voix.
O mon roi! mon Nestor! faut-il que ta paupière
Demeure aussi longtemps ouverte à la lumière
Pour voir, sur le déclin de tes exploits brillants,
<163>Lorsque tu vas toucher au bout de ta carrière,
L'orgueil des Français insolents
T'attaquer en rang de bannière,
Et, plus déterminés encor que les Titans,
Affronter du Wéser la puissante barrière?
Hanovre, triste objet de ma vive douleur,
Jadis objet de la terreur
De ces Français que je déteste,
Hélas! par quel destin funeste
Es-tu livrée à leur fureur?
Tout le peuple éploré crie : O cité céleste!
Ta gloire est donc passée à ton usurpateur!
Expions nos péchés sous le sac et la cendre;
Les rochers les plus durs à Goslar vont se fendre
Au récit inouï d'un si cruel malheur.
Des badauds indiscrets, des ravisseurs, des pestes
Portent dans le sein de nos murs
La profanation de leurs désirs impurs,
Et le viol, et les incestes.
Maîtresses de nos rois, beautés toujours modestes,
Hélas! quel dangereux écueil
Pour les prudes vertus que vous fîtes paraître!
Languissantes dans un fauteuil,
Entre les bras des petits-maîtres,
Je vois rougir vos fronts et pâlir votre orgueil
Des monstres qui de vous vont naître.
Et toi, Stade, l'asile où notre Salomon189-a
Plaça son tabernacle et son sacré Mammon,
Hélas! mes tristes yeux verront-ils tes guinées
Par des brigands français à Paris amenées,
Au successeur de Pharamond,
Et par la Pompadour peut-être profanées?
Lève-toi, Cumberland, et venge notre affront;
De ton père saisis la foudre,
Tonne, frappe et réduis en poudre
Ce d'Estrée, ennemi de ton illustre nom.
<164>Münchhausen et Steinberg,190-a enfants de la victoire,
T'excitent à venger l'honneur de ta maison;
De l'un deux saisis la mâchoire.
Et, tel qu'on nous dépeint Samson,
Frappe les Philistins, et rétablis ta gloire,
Que te ravit un rodomont.
Extermine, détruis .... Mais non,
L'Eternel hait la violence;
Il sait fortifier la faiblesse et l'enfance,
Et confond à son gré la superbe raison.
Sa sagesse immense et profonde
T'ordonne d'épargner le plus beau sang du monde,
Le sang hanovrien, en héros si fécond.
L'Elbe allait t'engloutir dans le fond de son onde,
Cumberland périssait, ainsi que Pharaon;
L'insolent ennemi de ma triste patrie
Vainement écumait de rage et de furie,
Et jurait d'abîmer Cumberland dans les mers.
Ta main signa deux mots; ô prodige! ô magie!
La discorde paraît replongée aux enfers;
Et ce fier Richelieu, prôné par tant de vers,191-a
Tout à coup tombe en léthargie.
Tel le céleste agent du Dieu de l'univers,
Perçant d'un vol hardi l'immensité des airs,
Maître des éléments, souverain d'Amphitrite,
D'un mot calme les flots, et d'un mot les irrite :
Tel parut Cumberland, cet invincible duc,
Qui, sentant ses guerriers maladroits à la nage,
Par ce fameux traité leur sauva le naufrage.
Ah! si de Jérémie ou du divin Baruc
<165>Je pouvais entonner les sublimes cantiques,
Je publierais sa gloire et ses faits héroïques
De Buxtehude à Copenbruc.191-b
Je vous le montrerais brillant dans sa carrière,
Toujours manœuvrant en arrière,
Évitant avec soin surtout de se noyer;
Dans le tumulte militaire,
Toujours doux, clément, débonnaire,
Homicide ne fut, quoique excellent guerrier.
Je pourrais encor publier
Qu'il nous vit tous ronger des Français comme un chancre,
Aimant mieux, du haut faîte où l'élevait son rang,
Répandre en beaux traités tout un déluge d'encre
Que de verser pour nous une goutte de sang.

Fait à Rothe, le 4 d'octobre 1757.

<166>

XXXVII. ÉPIGRAMME A VOLTAIRE.

Correcteur souvent incommode,
Mais toujours utile et sensé,
Mon Pégase par toi pressé
Fournit à la fougue de l'ode;
J'ai pris la lime et le rabot,
Et j'ai changé ce qui l'exige.
Hélas! faillir est notre lot;
La vanité suffit au sot,
Mais le sage seul se corrige.

<167>

XXXVIII. BILLET DE CONGÉ DE VOLTAIRE.

Non, malgré vos vertus, non, malgré vos appas,
Mon âme n'est point satisfaite;
Non, vous n'êtes qu'une coquette
Qui subjuguez les cœurs, et ne vous donnez pas.

(2 décembre 1740.)

RÉPONSE DU ROI.

Mon âme sent le prix de vos divins appas;
Mais ne présumez point qu'elle soit satisfaite.
Traître, vous me quittez pour suivre une coquette;
Moi, je ne vous quitterais pas.

<168>

XXXIX. ÉPITAPHE DE GRUMBKOW.

Ci-gît un maréchal, un ministre, et, de plus,
Un grand financier, un chanoine laïque.
Passants, qui connaissez sa fourbe politique,
Laissez dans l'oubli confondus
Et ses vices, et ses vertus.

(Avril 1739.)

<169>

XL. ÉPITAPHE DE LA MARQUISE DU CHATELET.195-a

Ci-gît qui perdit la vie
Dans le double accouchement
D'un traité de philosophie
Et d'un malheureux enfant.
On ne sait précisément
Lequel des deux l'a ravie.
Sur ce funeste événement
Quelle opinion doit-on suivre?
Saint-Lambert s'en prend au livre,
Voltaire dit que c'est l'enfant.

(1749.)

<170>

XLI. ÉPIGRAMME CONTRE VOLTAIRE.

Voltaire, des neuf Sœurs l'indigne favori,
Est enfin démasqué, détesté de Paris;
On le brûle à Berlin,196-a on le maudit à Rome.
Si pour être honoré du titre de grand homme
Il suffit d'être fourbe et trompeur effronté,
Avec la Brinvilliers196-b son nom sera cité.

(1753.)

<171>

XLII. ÉPITAPHE DE VOLTAIRE.

Ci-gît le seigneur Arouet,
Qui de friponner eut manie.
Ce bel esprit, toujours adrait,
N'oublia pas son intérêt :
En passant même à l'autre vie,
Lorsqu'il vit le sombre Achéron,
Il chicana le prix du passage de l'onde,
Si bien que le brutal Caron,
D'un coup de pied au ventre appliqué sans façon,
Nous l'a renvoyé dans ce monde.

(1754.)

<172>

XLIII. VERS SUR CANDIDE.

Candide est un petit vaurien
Qui n'a ni pudeur ni cervelle;
A ces traits on le connaît bien
Frère cadet de la Pucelle.
Leur vieux papa pour rajeunir
Donnerait une belle somme;
La jeunesse va revenir,
Il fait des œuvres de jeune homme.
Tout n'est pas bien; lisez l'écrit,
La preuve en est à chaque page;
Vous verrez même en cet ouvrage
Que tout est mal, comme il le dit.

(1759.)

<173>

XLIV. ÉPITAPHE.

O passant! ci-gît Messaline.
Du Russe et du Cosaque elle fut concubine,
Et, les épuisant tous, elle quitta ces bords
Pour chercher des amants dans l'empire des morts.

(1762.)

<174>

XLV. VERS PLACÉS SOUS LE PORTRAIT DU GÉNÉRAL PASCAL PAOLI.

Ce grand homme, à la fois soldat et politique,
Qui sur lui de son siècle attire les regards,
Est autant au-dessus du premier des Césars
Qu'un digne citoyen dont le zèle héroïque
Au sein de sa patrie affronte les hasards
Pour y ressusciter la liberté publique
Est au-dessus d'un citoyen pervers
Qui trahit sa patrie, et lui donne des fers.

(1769.)

<175>

XLVI. ÉTUDES ET VARIATIONS.

I. DEUX STROPHES DE L'ODE DE J.-B. ROUSSEAU AU COMTE DE SINZENDORFF, CORRIGÉES LA VEILLE DE LA BATAILLE DE ZORNDORF.

DEUXIÈME STROPHE.

Les troupeaux ont quitté leurs cabanes rustiques,
Le laboureur commence à lever ses guérets;
Les arbres vont bientôt de leurs têtes antiques
Ombrager les vertes forêts.

LA MÊME STROPHE, PAR LE ROI.

Les troupeaux ont quitté leurs cabanes rustiques,
Le laboureur actif sillonne les guérets;
Un vert tendre et naissant sur leurs rameaux antiques
Orne les arbres des forêts.

<176>

TROISIÈME STROPHE DE ROUSSEAU.

Déjà la terre s'ouvre, et nous voyons éclore
Les prémices heureux de ses dons bienfaisants;
Cérès vient à pas lents, à la suite de Flore,
Contempler ses nouveaux présents.

LA MÊME STROPHE, PAR LE ROI.

Déjà d'un sein fécond la terre fait éclore
Ses prémices charmants, l'espoir des moissonneurs;
Les champs sont embellis par les présents de Flore,
Et Phébus brille sans ardeurs.

(24 août 1758, à 9 heures du soir.)

II. IMITATION D'UN PASSAGE D'ATHALIE.203-a

Celui qui par un mot créa les éléments
Peut secourir le juste et perdre les méchants;
A ses ordres sacrés j'obéis sans me plaindre;
Me confiant en lui, quel mortel dois-je craindre?

<177>

III. VARIATION D'UN PASSAGE DE ZAÏRE.203-b

Tous ces rois qu'à genoux cet univers contemple,
Leurs usages, leurs droits, ne sont point mon exemple.
Je pourrais, ainsi qu'eux, me livrant au plaisir,
Vivre tranquillement au sein d'un doux loisir;
Du trésor de l'État prodiguant des largesses,
Enrichir favoris, ministres et maîtresses;
Du château de Potsdam dictant mes volontés,
Gouverner mon pays du sein des voluptés.
Mais je ne fus jamais l'ami de la paresse;
Malheur à tous ces rois vivant dans la mollesse,
Qui, montés sur le trône, se laissent gouverner,
Sans avoir jamais su commander ni régner.

(1781.)

<178>

XLVII. LA CHOISEULLADE, FACÉTIE.

O plaisants fous, absurdes politiques!
De vos projets sectateurs fanatiques,
Vous vous vantez de posséder un art,
Un art, hélas! digne des empiriques,
Et vous osez, pronostiqueurs comiques,
Vous déclarer les rivaux du hasard?
Et qu'ont produit ces projets chimériques
Qu'ont enfantés vos baroques cerveaux?
Rien que du bruit, un abîme de maux;
L'événement a trompé votre attente.
Qui l'aurait cru? la fortune inconstante
Dans un clin d'œil détruit tous vos travaux.
Ni plus ni moins, selon votre calibre,
Vous desséchez à calculer les poids
Qui désormais tiendront en équilibre
L'ambition et le pouvoir des rois.
Ces sombres fous ne sont pas corrigibles;
Dieu leur donna des esprits infaillibles.
De leur orgueil l'aveuglement fatal,
De leurs flatteurs la lâche turpitude
<179>Leur fait trouver le point de certitude
Dans les erreurs de l'art conjectural.
De tous côtés entourés de naufrages,
Ils n'en seront ni prudents ni plus sages.
Tout conseiller, spirituel ou sot,
Dans ce grand jeu d'États et de provinces
Où le hasard règle le sort des princes,
Croit sûrement attraper le gros lot.
Ah! que j'ai vu de singuliers ministres!
Tels affectaient l'air empesé des cuistres,
Et raisonnaient en érudits pédants;
D'autres, plus fiers, copiaient les tyrans,
Et me glaçaient par leurs regards sinistres;
D'autres, rusés, rampaient en courtisans;
Et ces Atlas sur leurs faibles épaules
Croyaient porter notre globe aux deux pôles.
Le diriger, le gouverner au gré
De leur esprit aussi faux qu'égaré.
Mais vous, Choiseul, ministre petit-maître,
Ah! que j'ai ri en vous voyant paraître
Sur les tréteaux du théâtre public,
Si frétillant, si plein de pétulance,
Si tracassier (c'est bien là votre tic),
Au grand galop mener la pauvre France
De chez Plutus, du sein de l'opulence,
Par la misère aux bords de l'hôpital!
Vous m'amusez, j'aime assez vos parades;
J'en rirais plus, si vos arlequinades
Au genre humain ne causaient tant de mal.
Un je ne sais quel ascendant fatal
Vous fait ronger l'esprit d'inquiétude;
Projets nouveaux, plans entassés sur plans,
Et l'univers, dans vos oiseux moments,
Sert de jouet à votre turpitude.
Allons, encore un bon tour de Scapin,
Lazzi nouveau, brillant de gentillesse,
Une gambade, une scélératesse,
<180>Et vous voilà, tout ainsi que Pepin,
Institué maire du Très-Chrétien.
Voyez comment, en allongeant la serre,
Il escamote Avignon au saint-père.
Comme un vieux chat, respectant les charbons,
Sait du foyer retirer les marrons,
L'adroit ...., ménageant l'Angleterre,
Vers son objet s'avançant à tâtons,
Saisit l'instant pour employer la force,
Et le voilà qui vous happe la Corse.
Encouragé par ce succès d'hier,
Monseigneur va voguer en pleine mer;
Il fait armer spahis et janissaires,
La Suède doit seconder ses chimères,
Et l'on doit voir les bras des Musulmans
Frapper à dos les Russes conquérants.
Un des ressorts se rompt de sa machine;
Voilà-t-il pas son projet en ruine?
Il s'en console en tracassant ailleurs;
Et ces Anglais, nés dans son voisinage,
De ses travaux seraient-ils spectateurs?
Ah! je m'attends à quelque tour de page.
En tapinois, et sans qu'humain le sût,
Il fit passer des fonds en Hibernie;
A Westminster son argent se reçut.
Il troublera, guidé par son génie,
De l'Orient la riche compagnie :
Non, jamais singe aussi malin ne fut.
Et toi, Genève, ô Rome calviniste!
Si tu pouvais ici nous dévoiler
Comme en tes murs, et presque à l'improviste,
Ton peuple fou se mit à rebeller;
Comme semant cet esprit de vertige,
Choiseul de loin opéra ce prodige;
Comment le sieur châtelain de Fernex
Pour te troubler mit sa malice en frais,
Et de Versoy te présentant le môle,
<181>Et son rempart créé par l'hyperbole,
T'intimidait d'un vain épouvantait,
Pour dissiper ton protestant bercail!
Que ne pourrais-je enfin dire moi-même?
Neufchâtel seul me fournirait un thème;
Meni pourrait illustrer mes écrits;
Je citerais d'authentiques promesses,
Fausses autant que fourbes et traîtresses.
Mais taisons-nous, et qu'un profond mépris
De ses travaux soit à jamais le prix.
Croyez-vous donc, quand il cabale et trame
Tant de complots, que le perturbateur
A pu jouir d'un instant de bonheur?
Voyez, voyez quel tumulte en son âme
S'élève, croît à la moindre rumeur.
Au mot d'exil il pâlit, il se pâme;
Bientôt du Roi le bon accueil l'enflamme.
Ainsi, toujours peu sûr de sa faveur,
Il est flottant, et son esprit balance,
Ou vers la crainte, ou bien vers l'espérance.
Choiseul, Choiseul, consultez les experts,
Ils vous diront, mieux que ne font ces vers,
Que la fortune est lasse de vous suivre;
Vous n'avez plus que deux moments à vivre,
Et vous voilà dévoré par les vers.
Tout disparaît, s'évanouit ou passe,
Lois pour les rois, les grands et les sujets;
Pourquoi faut-il dans un si court espace
S'embarrasser d'aussi vastes projets?
N'est-on heureux qu'en désolant le monde?
Retz le fut-il en fomentant la Fronde?
J'aimerais mieux me livrer à Zénon,
Étudier Marc-Aurèle ou Socrate,
Que d'imiter ce fougueux Érostrate,
Objet d'horreur, d'abomination;
Quelque désir de briller qui nous flatte,
C'est s'avilir pour mériter un nom.
<182>Profitons mieux de cette courte vie.
Sans tant d'apprêts on trouve le bonheur;
Il se présente, il s'offre, il nous convie
A savourer sa divine douceur.
Il ne gît point au sein de la grandeur,
Séjour mêlé d'inconstance et d'envie;
Mais chacun peut le trouver dans son cœur.
Heureux celui qui vit loin de la foule,
Qui sait borner ses immenses désirs,
Et sans excès admet tous les plaisirs!
D'un cours égal et doux son temps s'écoule
Loin de l'éclat qui suit Sémiramis;
S'il ne jouit d'un aussi pompeux songe,
Il est exempt du remords qui la ronge,
Il vit en paix avec de vrais amis.
O jours charmants! aimable solitude,
Où l'amitié rend les états égaux!
C'est là que, loin de toute servitude,
La liberté fait naître les bons mots.
O mes amis! que toujours la sagesse
Dans ce séjour de folie et d'ivresse
Puisse guider vos desseins et vos pas!
Sachez dompter l'attrait de la mollesse
Et de l'orgueil les superbes appas.
Vous irez tous un jour loger là-bas,
Où sont reclus les Caton, les Émile,
Les Cicéron, les Trajan, les Virgile.
L'ambitieux s'y jette avec fracas
Pour qu'à sa mort son nom se fasse entendre;
Le sage doit, dégagé d'embarras,
Et sans regrets, doucement y descendre.

(1769.)

<183>

XLVIII. LA GUERRE DES CONFÉDÉRÉS, POËME.[Titelblatt]

<184><185>

ÉPITRE DÉDICATOIRE AU PAPE.

O vice-Dieu Ganganelli!
Saint pilote de la nacelle
Que Pierre, apostat plein de zèle,
Conduisit jadis sans surplis,
Je viens t'offrir une œuvre sainte
Où ton Église est bien dépeinte.
D'un crayon pieux et poli
J'employais la douce magie
Pour présenter ta hiérarchie,
Tes prélats crosses et mitres,
Jusqu'à tes pouilleux tonsurés,
Leur politique, leurs maximes,
Leurs mœurs hypocrites, leur foi,
<186>Leur zèle et leurs transports sublimes
Pour l'erreur, pour ses saints, pour toi.
Pour une œuvre si méritoire,
Où je n'ai cherché d'autre gloire
Que celle d'un chrétien zélé,
Mes vers, si leur prix est réglé,
Vaudront, à mon heure dernière,
Autant que de ton jubilé
Une indulgence plénière.
Donne-la-moi, j'en ai besoin;
Sans-Souci de Rome est bien loin.
En vers à toi je me confesse;
Lis-les, tu connaîtras sans soin
Et mes péchés, et leur espèce.
Je les dis tous dans ma détresse,
Car je sais ma religion,
Que tout chrétien au noir démon
Est dévolu, si par adresse
Il n'a produit au sieur Caron
Son billet de confession.
Pour Caron, ne devait sans doute
Se trouver ici dans ma route,
Il est exclus de notre loi;
<187>Le grand pontife qui m'écoute
Pourrait bien se moquer de moi.
J'embrouille la mythologie
Et la sombre théologie
Dans mon cerveau demi-païen;
Cela peut arriver très-bien,
Car fable d'Ovide ou d'un autre
Vaut autant que fable d'apôtre;
On les brouille et n'y comprend rien.
C'est du véniel, on le pardonne.
Je me prosterne aux pieds du trône
Où siége le divin magot;
Je lui promets qu'à Babylone,
Pour l'absolution, tantôt,
Si bonnement il me la donne,
Je baiserai son saint ergot.
Mes vers, désormais en droiture
Montrez votre caricature;
Le saint-père, qui n'est pas sot,
Vous garantit de la brûlure,
En bénissant votre grelot.
Ainsi jadis le fin Voltaire
Sut préserver son Mahomet
<188>Contre docteurs en froc, en haire;
Au zèle ardent qui s'enflammait,
A tout cagot qui déclamait
Il sut opposer le saint-père.216-a

<189>

LA GUERRE DES CONFÉDÉRÉS, POËME.

CHANT 1er.

Je vais chanter les exploits des guerriers
Que la Pologne au sein du trouble admire.
Ces grands héros, dans ce temps de délire,
Sans distinguer les chardons des lauriers,
Souvent par choix recueillaient des premiers.
Ce n'étaient pas des Hectors, des Achilles;
Enfants bâtards des discordes civiles,
Quoique hautains, entiers dans leurs débats,
Ils n'étaient point à vaincre difficiles,
Et préféraient le pillage aux combats.
Le trouble affreux de la guerre intestine
De la Pologne annonçait la ruine;
Les palatins, destructeurs de la paix,
Ivres d'orgueil, et que l'erreur fascine,
Esprits brouillons, agissaient sans projets.
Oh! que tout peuple éclairé par ces faits
Apprenne au moins, en lisant ces fadaises,
A détester ces farces polonaises,
Et la discorde, auteur de ces excès!
<190>Viens m'inspirer, ô féconde Folie!
Fais retentir ta marotte à grelots.
C'est par tes soins que des fous et des sots
La balourdise et l'histoire embellie
Peut quelquefois nous fournir des bons mots.
Raconte-moi, pour dilater ma rate,
Comment tu pus, dans l'empire sarmate,
Bouleverser les cerveaux des magnats.
On dit, et c'est, je crois, par médisance,
Que la besogne était faite d'avance,
Que, sans trouver de trop grands embarras,
Dans un terrain si propre à ta semence,
Tout produisit ce qu'alors tu semas.
Or, écoutez, mon illustre auditoire;
Voici comment le trouble commença.
Auguste trois allait dans la nuit noire,
Roi très-fameux, qui jamais ne pensa,
Pour y trouver sa chère Tisiphone,
Épouse dont il était obsédé,
Minois charmant, calqué sur la Gorgone,
Qui dans l'enfer déjà l'a précédé.
Fallut remplir dignement cette place,
La république avait besoin d'un roi.
Des Jagellons éteinte était la race;
On voulut donc, pour maintenir la loi,
En choisir un tiré d'une autre classe.
Le Polonais, toujours intéressé,
En voulait un qui fût panier percé,
Et qui parût à ses désirs avides
Le vrai tonneau, tourment des Danaïdes.
Tout juste alors on apprit un matin,
Par le corneur qui suit la Renommée,
Son écuyer, le Courrier du Bas-Rhin,
Que la Sottise, inquiète, alarmée
De n'avoir pu visiter dès longtemps
Les habitants que le Grand Turc enchaîne,
Et le Polaque, enfant de son domaine,
<191>Fendant les airs sur les ailes des vents,
S'en vint planer sur ces lieux florissants.
Avec plaisir elle vit la Pologne
La même encor qu'à la création,
Brute, stupide et sans instruction,
Staroste, juif, serf, palatin ivrogne,
Tous végétaux qui vivaient sans vergogne.
Je reconnais mon peuple à son esprit,
S'écria-t-elle, et sitôt le bénit.
Puis secouant vivement sa simarre,
Il s'en répand sur cette espèce ignare
Un gros brouillard tout chargé de vapeurs,
Rempli d'épais et de grossiers atomes,
Qui, les touchant de délire et d'erreurs,
Leur transmettaient leurs violents symptômes.
Jadis ainsi de la tour de Babel
Les fiers maçons, parlant toutes les langues,
N'entendant plus le jargon paternel,
Tout de travers expliquaient leurs harangues.
L'un disait blanc, quand l'autre disait noir;
L'un veut manger, on lui présente à boire;
Ils semblaient fous ou privés de mémoire,
Se chamaillant du matin jusqu'au soir.
Voilà comment les Polonais parurent
A cette diète où leurs clameurs élurent
Un autre roi. Mais comment s'y prit-on?
Tout député nommait un autre nom;
L'un voulait Paul, l'autre, Jean, l'autre, Pierre.
Enfin le trouble et la confusion
Auraient bientôt mis la Pologne entière
Dans le désordre et la subversion,
Si, vers le Nord, leur illustre voisine
N'eût par bonté prévenu leur ruine;
Et la Vistule avec plaisir alors
Vit arriver sur ses célèbres bords
De preux Russiens une illustre ambassade
Pour leur donner et bal, et sérénade.
<192>« O Polonais! pourquoi chez l'étranger
Choisirez-vous un roi pour vous juger?
Et pourquoi donc un staroste, un Sarmate
Ne pourra-t-il se couvrir d'écarlate,
Porter le sceptre, et, sur le trône assis,
Justifier que vous l'avez choisi? »
Dit en son nom Repnin à l'assemblée.
Rien ne toucha cette masse aveuglée.
Il fallut donc expliquer l'oraison
A tous ces sourds, porteurs de deux oreilles;
On se servit pour truchement, dit-on,
De l'avocat des rois, du gros canon.220-a
Il tire à peine, ô prodige! ô merveille!
On voit d'abord tous ces palatins qui,
Tous d'une voix, nomment Poniatowski;
Voilà le roi qu'à bon droit Catherine
Leur annonça par une coulevrine.
On croyait donc que tout était fini,
Que le royaume, en ce choix réuni,
Allait goûter, heureux et sans querelle,
Dans la débauche une paix éternelle.
Mais que l'esprit des hommes est léger!
Un seul moment peut changer leurs pensées.
Du vieux démon qui veille dans l'enfer
Vous connaissez les ruses compassées;
Toujours actif, plein de desseins pervers,
Il entrevoit qu'en ce moment prospère,
Propre à troubler le cerveau du vulgaire,
Il peut jouer un rôle en l'univers.
Tout vieux démon est l'intime des prêtres;
Il sait qu'ils sont charlatans, fourbes, traîtres,
Et quoique en chaire ils nomment Belzébuth
Avec horreur, au fond leur âme crasse
De noirs péchés se souille avec audace.
Et que font-ils pour gagner le salut?
D'affreux complots ou d'infâmes intrigues;
<193>L'intérêt vil est l'âme de leurs ligues.
Tous ces frapparts, bouillants d'amour, en rut,
Font du démon la nombreuse famille;
Et quand ils ont bien rempli leur métier,
Et que la mort va vous les envoyer
Dans les enfers, mons Astaroth les grille.
Or, écoutez comment notre ennemi
Adroitement sut troubler cette diète.
Il va d'abord se mettre à sa toilette,
Se travestit, prend l'air humble et soumis
D'un saint Antoine ou d'un anachorète;
Sur sa poitrine il a les bras croisés.
Le cou penché, les gestes compassés.
En le voyant, qui n'aurait pris le change?
Il paraissait un chérubin, un ange,
Un saint Xavier, un saint Malagrida,222-a
Si qu'à le voir on dirait : te voilà.
Tel parut-il, jouant la comédie
(Mais qui devint fatale tragédie)
Devant les yeux de ce fameux prélat,
De ce seigneur, pontife à Kiovie,
Esprit brouillon, vain, zélateur et fat.
Le diable avait l'habit de saint Ignace;
Il aborda doucement monseigneur,
Et celui-ci, le regardant en face,
Crut que c'était son ancien confesseur,
Et tendrement des deux bras vous l'embrasse.
« Quelle douleur, ô ciel! pour un chrétien,
Dit le démon sur un ton emphatique,
Pour un Polaque et zélé citoyen,
Qu'à notre barbe un Russe schismatique
Nous donne un roi de sa main despotique! »
Au mot de schisme, on eût vu le prélat,
Tout courroucé, le visage incarnat,
Les yeux en feu, transporté, frénétique,
En s'essoufflant, maudire le sénat,
<194>Et les Russiens, et l'auguste assemblée
D'élection; son âme était troublée;
Des mots confus et mal articulés
Avec effort s'échappent de sa bouche :
« O Polonais, palatins aveuglés!
Suis-je le seul que votre malheur touche?
Poniatowski, non, tu n'es plus mon roi;
Rends-moi, rends-moi mes serments et ma foi. »
Mais le malin, mais le faux jésuite
Reprend : « Seigneur, braire ne suffit pas
Pour renverser un trône et des États;
Il faut au chef une nombreuse suite. »
- « Tout servira, dit le prélat en feu;
Vois-tu, ma cause est la cause de Dieu.
Ne suis-je pas le pontife et le maître
De l'encloîtré, du chanoine et du prêtre?
Rassemblons-les; ces organes sacrés
Inspireront les peuples égarés. »
Tout aussitôt le diable, plein de zèle,
Va traverser paroisses et couvents,
Et recueillit ainsi dans peu de temps
De fronts tondus la nombreuse séquelle;
Et les voilà bien rangés tout à l'heur
Dans le salon qu'occupe leur seigneur.
« Mes chers enfants, vrais suppôts de l'Église,
Dit le prélat de l'air d'un inspiré
A tout ce peuple au crâne tonsuré,
Voici le temps qu'il faut que la prêtrise
Venge un affront dont Dieu se scandalise.
Un schismatique, un malheureux Russien
Nous fait un roi d'un staroste de rien
Qui, demi-grec dans le fond de son âme,
Nous souillera de sa créance infâme.
Songez, songez aux lévites fameux
Qui bravement égorgèrent leurs frères;
Récompensés par le dieu de nos pères,
Il les chargea de son culte pompeux.
<195>Faites de même, et méritez comme eux
De vos travaux la digne récompense;
Vous servirez le ciel dans sa vengeance,
Purifiant ici-bas sa maison.
Ah! frémissez quand on nomme le schisme,
Car l'hérésie est autant qu'athéisme.
Venez, prenez, suivez mon goupillon;
Ce signal est notre palladion,
Notre étendard, ou bien notre oriflamme.
Qui le verra doit sentir dans son âme,
Par la vertu de l'inspiration,
En combattant, que l'Église a raison.
Prêtres, Jésus vous a mis dans sa place,
En répandant sur vous le sacré don
De gouverner à gré la populace.
De votre main part l'absolution;
Vous punissez, ou vous lui faites grâce.
Puisque leurs cœurs sont en votre pouvoir,
C'est donc à vous à régler leur devoir;
Qu'incessamment votre voix les irrite,
C'est le métier de vrais docteurs chrétiens,
Contre le Russe et ce roi parasite
Que, malgré nous, nous donnent nos voisins. »
Après ces mots, des tonsurés la foule,
En se heurtant, par la porte s'écoule,
Va se nicher au confessionnal,
De là glisser en style monacal
L'affreux venin, infernal et caustique,
Que le prélat répand par ce canal
Pour soulever ce peuple pacifique.
Aucuns des maux dont on souffrit jamais
En peu de temps firent tant de progrès.
Si l'Orient craint le fléau funeste,
L'affreux ravage où l'expose la peste,
Et si la lèpre, au bon temps des Hébreux,
Gagnait du père au fils, à ses neveux,
Entamait tout, et portait ses ravages
<196>Sur circoncis, catins et pucelages,
Le tout est peu, rien en comparaison
Du mal sacré que la contagion
Multiplia, prêchant cette doctrine,
Qui de l'État prépara la ruine.
On remarqua que ces porcs de Sion,225-a
S'applaudissant que la dévotion
Du peuple avait si bien tourné les têtes,
A son honneur consacrèrent des fêtes.
Et cependant, riant d'un rire amer,
Le vieux démon s'en retourne en enfer.
Et pour la cour, qui s'amusait à table
Entre les bras de la sécurité,
Elle ignorait ce qu'avait fait le diable,
Et sans souci s'enivrait de gaîté.

<197>

CHANT II.

Est-il séant de tromper un stupide
Qu'un imposteur à son gré selle et bride?
Et quel honneur pour un chef de parti
D'aliéner selon sa fantaisie
Un peuple abject, dans la crasse abruti,
Qui de penser n'eut garde de sa vie!
Que j'aurais honte et que je rougirais,
Si le mensonge assurait mes progrès!
Si délicats, si bons, si charitables
Ne sont jamais les prêtres ni les diables;
Justes ou non, tous moyens sont égaux
Pour contenter ces esprits infernaux.
De tous les temps c'est l'antique méthode,
L'Église en fit son institut, son code;
Et tous les faits que mes vers chanteront,
Mon cher lecteur, plus vous en convaincront.
Ce long discours m'ennuie et m'incommode;
Venons au fait, reprenons nos récits.
Le vieux démon, préparant sa récolte,
Avait si bien disposé les esprits
Par les prélats et confesseurs aigris,
Que le tumulte annonçait la révolte.
Mais Catherine, au fond de son palais,
N'y préparait que des liens de paix;
Son noble cœur, rempli de bienfaisance,
Aux Polonais prêchait la tolérance,
<198>En leur disant : « Soyez unis, contents,
Et tolérez vos frères dissidents. »
A ce discours, les prêtres en furie
De cris d'horreur et de gémissements
Font retentir les sombres hurlements.
Chacun disait : C'est fait de la patrie.
Mais le magnat, staroste et plébéien,
L'esprit ému de cette momerie,
Soudain remplis par un saint fanatisme,
Criaient comme eux : « Exterminons le schisme!
Tout Polonais doit se confédérer,
Si du salut il ne veut s'égarer. »
Tout aussitôt les seigneurs s'assemblèrent,
Et gravement entre eux délibérèrent.
Parmi ces chefs éclatait Krasinski,
Malachowski, le vaillant Potocki,
Qui jusqu'alors n'avaient vu de leur vie,
Quoique héros, camps, soldats, ni combats,
Dans le conseil ayant l'âme enhardie,
Mais détestant les horreurs du trépas.
Krasinski dit : « Dans ce danger extrême,
Levons, armons, rassemblons nos hussards.
Tout Polonais qui reçut le baptême
Doit se trouver demain au champ de Mars. »
Mais Potocki, grand gourmand de nature,
Réplique ainsi : « Messieurs, c'est fort bien dit;
Mais où trouver l'argent, la nourriture,
Pour soudoyer tout cet essaim maudit? »
Lors Krasinski lui rappelle l'usage
Très-ancien, aussi juste que sage :
« Il faut piller, ou bien vivre à crédit;
C'était ainsi que Sobieski, grand homme,
En guerroyant vécut jadis, et comme
Il délivra des mains de Soliman
Vienne, réduite à son dernier moment. »
Oui, de Kiew leur repartit l'évêque,
Qui de ses jours n'eut de bibliothèque,
<199>Mais en tableau la Saint-Barthélemi,228-a
Bon reconfort contre un culte ennemi,
Et de saints os, reliques qu'il expose,
« Le Dieu puissant, qui protége sa cause,
Ce Dieu jaloux, si terrible et si craint,
Rendra pour vous le sacrilége saint.
Volez, pillez, n'épargnez nulle chose;
Qui sert son Dieu n'est jamais criminel.
Pour sûreté, je donnerai d'avance,
Sur mon lambon, devant le maître autel,
Pour tous péchés la plénière indulgence. »
La foule dont ils étaient entourés,
Éprise encor des vapeurs de l'ivresse,
Tant towargis228-b que petite noblesse,
Aux mots piller et de confédérés
Poussait aux cieux des clameurs d'allégresse;
Et tous enfin, sans bien savoir pourquoi,
Voulaient chasser et le Russe, et leur roi.
Dans ce conflit, où régnait le tumulte,
Les palatins redoutaient quelque insulte.
Ils s'en vont tous pour conférer entre eux,
Choisir des chefs pour mener leurs pouilleux,
Faits pour guider la masse plébéienne
Dont ils voulaient opprimer la prussienne;
Mais de ces grands si prompts à tout oser
Aucun ne veut lui-même s'exposer.
Radziwill dit : « Un palatin gouverne;
Ce n'est pas nous que la guerre concerne.
Imitons Dieu; s'il punit les États,
Il vous envoie un ange subalterne,
D'un tour de main qui met un peuple à bas.
Et puisqu'il faut que l'on fasse la guerre,
Gardons-nous bien de risquer tant de maux;
Envoyons-y pacholeks et vassaux,
<200>Ils lanceront pour nous notre tonnerre.
Choisissons donc quelque soudard hardi,
Et qu'aussitôt, au bruit de la trompette,
On le proclame, et le mette à la tête
Du vil ramas qu'assemble le parti.
Tenez, nommons Zaremba, Pulawski;
De tels héros, quoique inconnus encore,
Feront voler du couchant à l'aurore
Leurs noms chéris de tout vrai Polonais. »
Tous d'une voix les magnats applaudirent,
Et les deux chefs selon leurs vœux choisirent,
En se flattant des plus heureux succès.
Mais le fameux prélat de Kiovie,
Les yeux levés, et l'âme au ciel ravie,
Répand sur toi, confédération,
D'un bras vainqueur sa bénédiction;
Et puis au haut d'une perche croisée,
Comme un drapeau par sa main baptisée,
Il attacha son sacré goupillon.
Les palatins d'abord se séparèrent,
Et leur foyer tous les grands désertèrent;
En Saxe, en France, en cent divers pays
Tous ces seigneurs en peu s'éparpillèrent;
Et sans avoir de plan fixe ou précis,
On les voyait voyager par ennui.
Mais cependant les chefs dans la Hongrie,
Tous rassemblés au château d'Épérie,
Déjà formaient avec grand appareil
D'un tas de fous le suprême conseil
Pour diriger de loin la confrérie,
Battre le Russe et piller leur patrie,
Pour détrôner ce bon roi Stanislas,
Que par boutade alors ils n'aimaient pas.
En même temps, l'oriflamme en Pologne
Fait rassembler tous les confédérés.
Chacun s'agite et vaque à sa besogne;
A bien piller ils se sont conjurés.
<201>Le Pulawski, ce preux chef de la troupe,
Croyait mener la république en croupe;
Le fat s'admire, et croit représenter
Les grands seigneurs de l'empire sarmate;
Il s'applaudit, sa vanité le flatte.
Sur un genet le héros va monter;
Mais il faut voir comme il va débuter.
Ah! que l'homme est un animal peu sage!
Il ne prévoit que la prospérité,
Et dans le calme il ne craint point l'orage.
En imprudent au péril il s'engage;
Mais d'un revers, souvent bien mérité,
Son courage est pour jamais rebuté.
Le Pulawski, portant son oriflamme,
Et Zaremba, que le butin enflamme,
S'en vont tous deux brossant à travers bois,
Pour découvrir les protecteurs des rois.
Ils demandaient à tout manant qui passe :
Où sont-ils donc? ne les a-t-on point vus?
- Qui donc, messieurs, qui voulez-vous, de grâce?
- « Ces ennemis à nos bras dévolus,
Et qui bientôt par nous seront vaincus. »
En devisant, bientôt ils arrivèrent
Dans un terrain plus riant, plus ouvert;
Mais de Drewitz231-a les troupes s'y trouvèrent.
Quand un grand saint voit le diable d'enfer,
Tout en fuyant, il s'en éloigne vite;
En s'aspergeant d'un bon jet d'eau bénite,
Il vous marmotte en tremblant son Pater.
Nos deux héros pensaient alors de même.
L'œil égaré, la face pâle et blême,
Zaremba dit : « Regarde nos soldats;
Bâtons ferrés font le fort de leurs armes,
Quelques fusils et de vieux coutelas;
Comment braver les combats, les alarmes? »
Le Pulawski répond : « Il est certain
<202>Que tout va mal; je crois que le destin,
Pour épargner le meurtre et le carnage,
Veut réserver notre bouillant courage
Pour d'autant mieux combattre dès demain. »
Le gros canon des Russes se décharge,
Les boulets vont, ou bien ou mal mirés,
Tout au travers de nos confédérés,
Qui de jurer et de gagner le large,
Qui de crier; et dans ce désarroi,
Pensant encore à leur dernière diète,
Ils croient tous dans ce premier effroi
Que ce canon dont le bruit les inquiète
Leur annonçait encore un nouveau roi.
Tout aussitôt l'impatient Cosaque,
Fondant sur eux, les presse et les attaque.
On ne prend pas si vite qu'on le croit
Sur palefroi un Polonais qu'on traque;
Il sait courir tout aussi bien qu'il boit.
Drewitz parut au towargis rustique
Tel que Cortez, la terreur du Mexique.
Quelques chevaux, de la poudre et du plomb
Des deux héros étaient le spécifique.
Ah! qu'il faut peu pour acquérir un nom!
L'ami lecteur se souviendra sans doute
Ce que du Parthe anciennement on dit;
Ce grand Crassus, le Parthe le défit
En affectant de se mettre en déroute.
Des Polonais il n'était pas ainsi;
La vérité de ce fait, la voici.
Chacun en hâte enfilait la vallée,
Piquait des deux, évitait la mêlée,
Tout en courant s'éloignait de ces lieux,
Sans qu'un moment il retournât les yeux.
Courir ainsi n'est fuite simulée;
Mais s'ils couraient, dispersés par les bois,
Ce n'était point peur ou poltronnerie;
Ils aimaient trop notre dame Marie
<203>Et leur pays anarchique et sans lois;
C'était plutôt amour de la patrie,
Pour d'autant mieux combattre une autre fois.
Hors du danger, nos braves se trouvèrent
Près d'un gros bourg qu'aussitôt ils pillèrent.
Le maître était un seigneur de trente ans :
« Je suis, dit-il, un zélé catholique;
Et pourquoi donc, ô Pulawski l'inique!
Me traitez-vous comme les dissidents? »
Autour de lui, sa femme et ses enfants,
Fondant en pleurs, par des cris lamentables
Croyaient fléchir ces pillards implacables;
Mais Pulawski, dépité de l'affront
Dont le Drewitz faisait rougir son front,
Pour consoler sa douleur trop amère
Aurait pillé son père et sa grand'mère,
S'il les avait trouvés sur son chemin.
« Que fais-tu là de cette jeune femme?
Dit le guerrier au pauvre châtelain;
J'ordonne et veux que cette belle dame
Vienne avec moi soulager mon chagrin.
Je suis battu, je veux qu'on m'en console;
Et cette dame à la chair tendre et molle,
Dont mon cœur est subitement séduit,
Doit avec moi coucher dès cette nuit. »
A ces propos si durs qu'il vient d'entendre,
Le châtelain s'apprête à se défendre;
Les paysans attaquent les soldats,
Et nos fuyards s'apprêtent aux combats.
Qui m'aidera pour chanter leur querelle,
Leur vive ardeur, la force de leur bras?
Les coups tombaient aussi dru que la grêle
Lorsqu'elle vient ravager les moissons
Ou bien briser les vitres des maisons.
L'un, tout en sang, a démis sa mâchoire,
L'autre sa nuque; un autre plaint son dos,
Celui son œil; l'autre dans la nuit noire
<204>S'en va conter sa déplorable histoire;
Tant la fureur acharnait ces héros!
De Pulawski le nombre enfin l'emporte;
On prend la belle, on l'enlève, on l'escorte.
Son beau minois, arrosé de ses pleurs,
Eût adouci le tigre et la panthère;
Mais nos brigands, grossiers, brutaux, sans mœurs,
Avaient le cœur plus dur qu'aucun corsaire;
Et Pulawski dans des monts à l'écart
Va se cacher à l'abri du hasard.
Mais vous, mon roi, pour qui chacun ferraille,
Que faites-vous, mon bénin Stanislas?
Dans votre cour, loin de toute bataille,
Adorez-vous quelques jeunes appas?
Au bal, au jeu vous passez vos journées,
Laissant aller tranquille, de ce lieu,
Le cours obscur des vagues destinées
Selon le gré de Drewitz et de Dieu.

<205>

CHANT III.

Qu'on est heureux quand on est raisonnable!
L'école dit que nous le sommes tous;
L'école ment, et le fait véritable,
C'est que ce monde est un amas de fous.
Dans son chemin, le lecteur favorable
Sans doute a vu nombre d'extravagants
De tout pays, tout état et tout rang,
Des éventés dont l'esprit faux et louche
N'ont de leurs jours proféré de leur bouche
Que sots discours, que plat galimatias,
Bons pour charmer les menins de Midas.
Si l'on fouillait dans plus d'un grand empire,
Quelle moisson au gré de la satire
Un Arétin cueillerait sur ses pas!
Moi, qui des grands redoute et crains trop l'ire,
Je me retiens et ne le dirai pas.
Si cependant il était des États
Que d'Hippocrate un apostat dirige,
Me faudrait-il garder ma gravité?
Dans un moment de joie et de gaîté,
Qui ne rirait d'un si plaisant prodige?
Mais réprimons ce désir importun,
Car la sagesse ainsi de nous l'exige,
Et nous prescrit de ménager chacun.
Quand j'ai longtemps anatomisé l'homme,
Je dis souvent : Depuis Pékin à Rome,
<206>Le sens commun n'est pas aussi commun
Que bien des gens font mine de le croire.
Vous l'avouerez, si lisez cette histoire.
Des Polonais il faut vous recorder,
De Pulawski rappeler la mémoire,
Et des combats qu'il vient de hasarder.
Or vous saurez qu'alors la renommée
Allait corner de climats en climats
Ce qu'elle sait et qu'elle ne sait pas,
De Pulawski la burlesque aventure,
Par un canon mis en déconfiture,
Le Zaremba, chef des confédérés,
Qui sans raison couraient tous égarés.
Ce bruit s'accroît; chacun, selon sa pente,
En le contant l'exagère et l'augmente;
Et tant s'en dit, que, dans tout l'univers,
Chacun parlait, en prose comme en vers,
De l'action mémorable et brillante
De ce Drewitz, qui passait toute attente.
Cette rumeur se communique enfin
Jusqu'au palais qu'habite la Sottise.
Ce palais est la catholique Église,
Dont Pierre était le premier sacristain.
Là se trouvait l'absurde Inconséquence,
La Déraison avec l'Incohérence;
Les yeux bandés on voit à son côté
La folle Erreur et la Crédulité,
Se nourrissant de mensonges, de fables,
Et la Terreur, qui nous forgea les diables.
Tout au milieu, sur un sacré privé,237-15
De la déesse est le trône élevé.
Son œil est raide, et sa bouche est béante;
<207>Et dandinant sans cesse sur la plante
De ses deux pieds, sa noble cour l'enchante.
C'est elle qui des papes autrefois
Avait fondé la puissance et la gloire.
O Boniface! ô superbe Grégoire!
Elle faisait recevoir par les rois
Vos mandements, vos insolentes bulles,
Dont se seraient torchés des incrédules.
En apprenant que les confédérés,
Ses chers enfants, de son sang engendrés,
Sont sans espoir, sans secours, sans asile,
Elle pâlit et demeure immobile.
Soudainement reprenant ses esprits,
La rage au cœur, sa fureur indocile
Éclate enfin en ces douloureux cris :
« O chien de Russe! ô monstre! ô crocodile!
Ah! tu triomphe; ô vengeance stérile!
Détruiras-tu mes Polonais chéris?
Non, c'en est trop; que ma fureur éclate;
A mes enfants cherchons un défenseur
Au Nil, au Pont, aux rives de l'Euphrate. »
Tout aussitôt, pour dilater sa rate,
Elle rassemble une épaisse vapeur
D'un noir brouillard, puant, infect et sombre,
Et va s'asseoir au milieu de cette ombre,
Part promptement pour trouver le sénat,
Des Polonais représentant l'État.
Elle vogua tout droit vers la Hongrie,
Et descendit au château d'Épérie.
Là se trouvaient de bigots palatins
Et de prélats une auguste assemblée,
Qui déploraient leurs malheureux destins,
Et la patrie aux Russes immolée,
Et leurs autels, et la religion.
« Que deviendra l'Église catholique?
Disaient les uns; l'enfer en action
Veut opprimer par un bras schismatique
<208>Son seul appui, la persécution.
Qui désormais, adorant le ciboire,
Viendra chez nous à la confession?
A Nicolas le peuple fera gloire,
Et nos prélats, perdant le purgatoire,
O comble affreux d'abomination!
N'auraient donc plus de quoi manger ni boire! »
De ce discours pathétique et touchant
L'impression pénétra la Sottise.
« Il faut, dit-elle, il nous faut sur-le-champ
Trouver quelqu'un qui défende l'Église.
Adressons-nous au Turc; il est séant
D'unir pour nous la croix et le croissant,
Car Mahomet aimait le christianisme;
Chacun le sait, qui connaît l'Alcoran;
Et Mustapha, ce généreux sultan,
Maudit le Russe, en abhorrant le schisme.
C'est à lui seul qu'il faut avoir recours;
Oui, du sultan nous aurons les secours. »
A ce conseil les seigneurs applaudirent,
Sur cet objet les cœurs se réunirent;
Mais les prélats tombèrent à genoux.
« O tendre mère! immortelle Sottise,
Dont le conseil prudent nous favorise,
Vous savez bien et que la Vierge, et vous,
Furent toujours adorées parmi nous
Comme les seuls suppôts de notre Église,
Lui dirent-ils; et notre âme soumise,
Extasiée en des moments pareils,
De point en point va suivre vos conseils. »
Durait encor ce bienheureux syncope,
Que la Sottise à leurs yeux disparaît;
Un gros nuage à l'instant l'enveloppe,
Et vous l'enlève aussi vite qu'un trait.
Mais les propos de son âme exhalée,
En imprimant dans les cœurs leur arrêt,
Réconforta cette auguste assemblée.
<209>Ce Krasinski, fameux chef de parti,
Fut député pour parler au mufti.
Dans le sérail la Sottise empressée
L'avait déjà par son vol devancée,
Et Mustapha, qui la connaît très-bien,
Réglait toujours son avis sur le sien.
Le Polonais débuta de la sorte :
« O grand mufti! notre mufti chrétien
A bien voulu m'envoyer vers la Porte
Pour implorer votre puissant soutien.
Que deviendra la divine pucelle
Avant, ainsi qu'après l'enfantement?
Un Nicolas, ce saint de l'infidèle,
De ses autels veut chasser la donzelle,
Pour s'y placer lui-même apparemment;
Et le Russien, qui commence par elle,
Voudra de même, en l'empire ottoman,
Vous dénicher Mahomet de la Mecque.
S'il fait main basse assez brutalement,
En nos États, sur maint honnête évêque,
A vous le tour peut être incontinent.
Assistez donc, il en est temps encore,
Le saint des saints, qui par moi vous implore.
Que désormais les clefs et le croissant,
Flottant ensemble en ce grand armement,
En imprimant en tout lieu l'épouvante,
Rendent par vous l'Église triomphante. »
Tout le divan répondit gravement
Que Mahomet, grand amateur de vierges,
Ne voudrait pas qu'on leur rognât des cierges,
Et que le pape, allié du mufti,
Guerroierait ainsi que Krasinski.
Soudain l'on arme, et la pesante enclume
Forge le fer, dépaissit son volume.
On voit venir tous ces peuples divers,
Et de Memphis, et du fond de l'Asie,
Et ceux du Pont, et ceux de l'Arabie,
<210>Et ces archers à tirer tant experts,
Ceux qu'un ciel chaud rendit noirs en Libye;
En se voyant ils étaient ébahis.
Ce n'est le tout, et de divers repaires
S'y joint encor bostangis, janissaires,
Avec le corps des diligents spahis.
Personne d'eux ne sait que pour l'Église
Le coutelas de Mahomet s'aiguise.
Ils marchent tous, ils vont avec plaisir
Pour occuper les bords du Borysthène.
Devant leur front marche le grand vizir;
Vers le Dniester ils arrivent sans peine.
Quand on le sut, tous les confédérés
Devinrent fous; chacun se pâmait d'aise
De voir par eux les pachas inspirés,
Et le croissant sur terre polonaise.
Le Pulawski se croit déjà vainqueur,
Et de Drewitz prédisait le malheur.
Pour Stanislas, reclus dans Varsovie,
Il ne sait plus à quel saint se vouer,
Ni s'il est roi, ni comment dénouer
Ce nœud gordien, formé par félonie.
A Catherine enfin il a recours,
Et ces héros qu'enfante la Russie
Rapidement volent à son secours.
Voyez comment d'une faible étincelle
Peut se former un grand embrasement.
O mes amis! craignez tous le faux zèle,
De tous les feux c'est le plus dévorant.
Gardez-vous bien par trop de bienveillance
De modérer sa folle intolérance.
Mais elle sait comment on doit braver
Constantinople, et Varsovie, et Rome,
Et confondit leurs projets en grand homme.
Tout s'apprêtait alors aux vrais combats;
Ce n'étaient point de frivoles bravades,
De Pulawski les folles mascarades,
<211>Mais des héros suivis de vrais soldats,
Et qui viennent dans ces nobles carrières
Y dispenser de leurs mains meurtrières
L'effroi, la peur, l'horreur et le trépas.
Nos Polonais ne se joignirent pas
Aux Turcomans, leurs alliés fidèles.
« Videz, videz, disaient-ils, nos querelles;
Pour butiner nous suivrons tous vos pas. »
En attendant, pour s'amuser sans doute,
Chacun allait, suivant une autre route,
En sûreté voler ce qu'il trouvait,
Chez l'ennemi mettait tout en déroute,
Et chez l'ami saccageait et pillait,
Si bien qu'en peu rien à piller n'était.
Et la Sottise, au haut de l'hémisphère,
En apprenant quel est le savoir-faire
Des Polonais, que son cœur chérissait,
Leur souhaitant un sort toujours prospère,
Du haut des cieux encor les bénissait.
Et moi, bavard, de qui la goutte enchaîne
Tous les dix doigts, n'ai-je point à rougir
Des avortons de ma prodigue veine,
Quand la douleur m'en fait bien repentir,
Pour vous conter, ainsi que les gazettes,
En mauvais vers d'aussi folles sornettes?
Mais finissons; pour vous entretenir,
J'aurai demain de quoi vous réjouir.

<212>

CHANT IV.

Que la fortune est perfide et trompeuse!
Elle est coquette, elle est capricieuse.
Certes, voilà qui n'est pas trop nouveau;
Qui ne le sait? car du cèdre au roseau,
Bonheur subit, chance malencontreuse,
Font de nos jours le bigarré tableau.
Laissons-la donc, avec sa vieille roue,
Vous exaucer les uns avec fracas,
Et, par des tours sanglants qu'elle nous joue,
Précipiter ceux quelle hait en bas.
Mais si d'un sot la bêtise l'amuse,
Si la faveur l'éblouit et l'abuse,
Quelle leçon en retirer pour nous?
Que des soudards à l'âme vile et brute,
Accompagnés d'un millier d'autres fous,
Bronchant, tombant de rechute en rechute,
Soient aux combats pusillanimes, mous;
Et que manquant d'esprit et de prudence,
Ils soient punis, faute de prévoyance,
De pareils faits, étant par trop communs,
A les ouïr deviennent importuns.
Qu'importe donc qu'un brigand de Sarmate
D'un vain succès pour un moment se flatte?
Mais mon lecteur croira, non sans raison.
A ce ton grave où mon style s'élève,
Que, par l'effet d'une indigestion,
<213>En cette nuit un triste et fâcheux rêve
M'a mis en goût de lui faire un sermon.
Non, il se trompe en cette conjecture
(Effet commun de l'art conjectural),
S'il juge ainsi de mon style inégal.
Voici l'aveu de la vérité pure :
Sans soins, sans peine et sans plan général,
Je laisse errer ma plume à l'aventure;
Sans s'arrêter, en courant, elle écrit
Ce qu'au hasard enfante mon esprit.
Venons au fait, reprenons notre tâche.
Le Pulawski, guerrier si dur, si lâche,
Était flatté de ses derniers succès;
Il retroussait sa crasseuse moustache,
Se rappelant ces paysans défaits,
Et la donzelle aux ravissants attraits
Qu'au châtelain sa violence arrache.
Mais dans les champs, les prés et les forêts
Il n'était plus cheval, taureau ni vache;
Les towargis, ces héros polonais,
Avaient tout pris ce qui restait à prendre,
Et leur usage était de ne rien rendre.
On commençait à sentir les besoins,
Car pour nourrir d'avides subalternes,
Rassasier towargis et pancernes,244-a
C'était sans fruit qu'on employait ses soins.
Le Zaremba, las de courir la plaine,
Leur dit : « Amis, il nous faut un domaine,
Un endroit fort où garder notre peau,
Où rassembler d'un vaste voisinage
Tout le butin qui nous tombe en partage;
Et cet endroit, soldats, est Czenstochow.
Dans ce couvent, notre mère pucelle,
En réduisant le Cosaque à zéro,
Saura fort bien nous défendre avec elle. »
Aussitôt dit, aussitôt l'on marcha.
<214>A leur rencontre arrivent de gros moines;
Dans le couvent la troupe se nicha,
Et but le vin que gardaient les chanoines.
Mais quand le vin les eut presque abrutis,
De Pulawski la gentille donzelle,
En embrasant ces gras cuculatis,
Dans ce lieu saint alluma la querelle.
Chacun voulait jouir de ses appas,
Chacun voulait la serrer en ses bras;
Et Pulawski, transporté de colère,
Allait tirer son cruel cimeterre.
On allait voir tous ces crânes tondus
Par un soudard brutal et téméraire
Ensanglantés, balafrés et fendus.
O sainte Vierge! ô tendre et bonne mère!
Souffriras-tu qu'un lieu qui t'est voué,
Dont tu remplis l'auguste sanctuaire,
Soit en ce jour, au pied du baptistère,
Par un ivrogne à tes yeux pollué?
Ne craignez rien; c'est chose sans exemple
Que notre reine abandonne son temple.
Tandis qu'encor durait ce chamaillis,
Vient un valet pâle et tout ébahi :
« Alarme, alarme, accourez tous, Polaques,
Opposez-vous, criait-il, aux attaques!
Voilà le Russe, il s'avance à grands pas;
Ivres de vin il pense vous surprendre.
Sur les remparts volez, vaillants soldats,
Et songez bien surtout à vous défendre. »
C'était Drewitz; toujours l'oreille au guet,
Trop bien instruit de ce qui se passait,
Il devinait que dans le réfectoire
Le Polonais ne s'amusait qu'à boire,
Qu'ardent, en rut, chacun s'y querellait.
Sûr de ces faits, il présageait sa gloire.
Dans un moment le fort est entouré,
Et par le Russe étroitement serré.
<215>Transi de peur, on quitte la donzelle;
Tout en tremblant, le towargis surpris
Va se blottir et chercher des abris
Dans un recoin que fait la citadelle.
Ces gueux, étant effarés, étonnés,
Tremblent si fort du Russe et de sa troupe,
Qu'aucun n'ose montrer le bout du nez
Sur le rempart, pour qu'on ne le lui coupe.
Devinez-vous ce que préméditait
Ce Russe fin, qui si bien les guettait?
Il veut, la nuit, leur donner une aubade,
Et s'emparer du fort par escalade.
O mère Vierge! en sera-t-il ainsi?
Et verra-t-on un peuple schismatique
Escalader votre sainte boutique,
Vous insulter et vous chasser d'ici?
Vous allez voir comment la bonne dame
S'en va traiter ce schismatique infâme.
Elle sait tout, car le Père éternel
Le lui révèle; elle est reine du ciel.
Or, connaissant ce qu'un Drewitz prépare
Avec autant de rage que de fiel,
La bonne dame à l'instant le rembarre.
« Venez, venez, dit-elle, mon cher fils,
Et secourez nos guerriers déconfits.
Vous savez bien de monsieur votre père
Quel fut jadis l'honorable métier,
Qu'à Bethléhem il était charpentier.
De ses outils assistez votre mère,
Servez-vous-en comme un digne héritier. »
Jésus les prend; sur le dos du Messie
On voit flotter le rabot et la scie.
Il était nuit, ils traversent les airs.
Déjà Drewitz approchait de la place;
Ils vont tous deux le prenant à revers.
De ses soldats suivant de près la trace,
Le doux Jésus, sans qu'on s'en aperçût,
<216>D'un tour de main vous scia les échelles,
Et si bien fit, qu'en se servant d'icelles,
Aucune allait à la moitié du but.
Qui fut confus? ce fut Drewitz sans doute;
En même temps partit de la redoute
Un feu très-vif, et Drewitz disparut.
Mais quand les dieux pour leurs foyers combattent,
Qu'ils font briller dans leurs divines mains
Ces instruments dont les coups nous abattent,
Que peut contre eux la valeur des humains?
Le Pulawski se boursoufle de gloire;
Tout bonnement il pense que c'est lui,
De Czenstochow le vengeur et l'appui,
A qui l'on doit l'honneur de la victoire.
Mais les frapparts et tous les encloîtrés,
Par le Seigneur sur ces faits inspirés,
Surent bientôt en divulguer l'histoire.
Ce conte fit l'entretien des bigots,
Et chacun sut que pour son tabernacle
La bonne Vierge avait fait ce miracle.
Pulawski même et sa troupe de sots
Se complaisaient à publier la chose :
« Dieu nous soutient, nous défendons sa cause,
Se disaient-ils, nous battrons ces marauds. »
La belle aussi, mais qui n'était pas vierge,
Que Pulawski chérit si tendrement,
Pour la madone alla dévotement
A son honneur faire allumer un cierge;
Elle sent bien que du violement
Sa main divine en ce jour l'a sauvée.
Tandis qu'ainsi leur troupe est abreuvée
De pure joie et de contentement,
Que nos guerriers, frappés d'un grand miracle,
S'imaginaient assez légèrement
Être montés tout au haut du pinacle
De la fortune, et que dans l'univers
Ils ne craignaient contre-temps ni revers,
<217>Voilà-t-il pas qu'arrive la nouvelle
Que du Grand Turc le puissant armement,
Le grand vizir et toute sa séquelle
Par Galizin sont frottés bravement,
Que des Russiens la victoire est complète!
Si je savais entonner la trompette,
Je chanterais en style harmonieux
Ce Galizin, du Turc victorieux.
Mais je n'ai pas l'impudente arrogance
De moduler sur mon aigre sifflet
Le beau récit d'un aussi noble fait;
Le ridicule est de ma compétence,
En ses vieux jours ma muse s'y complaît.
En notre Europe, en grande diligence
Tout se redit, tout s'ébruite et se sait.
Ceux qui, portés pour les succès du Russe,
Le préféraient au peuple sans prépuce
Applaudissaient à ce qu'aux champs de Mars
Les ennemis, les destructeurs des arts
Eussent reçu à Chotzim leur salaire.249-a
Ceux dont le vœu au Russe était contraire,
Tout consternés, croyaient dorénavant
Qu'on manquerait d'un égal équilibre
Pour maintenir indépendant et libre
Ce Mustapha, potentat d'Orient,
Et qu'il serait dangereux et terrible
Que le Russien aux spahis invincible,
Accompagné de tout son attirail,
Allât chasser Mustapha du sérail,
Et lui ravir son bataillon de belles
Aux yeux fendus, aux bouches de corail,
De ses langueurs compagnes trop fidèles.
Voilà comment un esprit peu rangé
Juge et décide en tout par préjugé.
Dès qu'on apprit dans Rome catholique
Le triste sort qu'essuya le croissant,
<218>Rezzonico, le pape alors régnant,
Et du mufti zélateur fanatique,
En fut saisi d'une terreur panique
Et telle enfin que si lors, sur-le-champ,
La foudre avait brûlé le Vatican.
« Hélas! hélas! sort cruel, sort inique!
Ce désarroi est un tour diabolique,
Dit le saint-père; il faut incessamment
Faire exposer notre saint sacrement. »
Le lendemain, processions se firent,
A mille autels grandes messes se dirent;
Et dans l'ardeur qui le peuple animait,
Il priait Dieu de bénir Mahomet.
Pour le dervis s'intéressait l'évêque,
On confondait et la Vierge, et la Mecque,
Et dans les murs de la sainte Sion
N'étaient que pleurs et désolation.
Rome prétend que la douleur amère
Du contre-coup qui frappa le bateau
Ou la nacelle où jadis rama Pierre,
En épuisant les forces du saint-père,
Vous le coucha tout pleurant au tombeau.
Mais en Pologne, ô Dieu! qu'on vit de larmes
Couler des yeux des bons confédérés!
Tout ébaubis et les cœurs déchirés,
Leurs mains allaient laisser tomber les armes.
« Se peut-il donc qu'on traite comme nous
L'amas nombreux d'un peuple formidable? »
Se disaient-ils. La peur les rendit fous.
Hélas! jadis leur bras fut redoutable,
Quand ils venaient étriller nos aïeux;
Mais quand le Turc nous devint secourable,
Le Russe ardent, et plus que lui fougueux,
L'a dissipé comme les grains de sable
Que pousse et chasse un vent impétueux.
Plus consternés paraissaient en Hongrie
Les palatins cachés dans Épérie.
<219>Le Pulawski, la Vierge et Czenstochow,
Drewitz joué, traité comme un badaud,
Était, hélas! rayé de leur mémoire;
Car chez nous tous, c'est chose trop notoire,
Le bien passé le cède au mal présent.
Ni plus ni moins, dans ce danger pressant
On consultait. Que reste-t-il à faire?
Quel parti prendre? On plaignait sa misère,
Mais aucun d'eux ne dit son sentiment.
Pour Stanislas, tranquille à Varsovie,
Tout doucement réfléchissant en soi,
Disait souvent : « On se bat bien pour moi
Aux bords du Dniester et dans la Moldavie;
Ces bons Russiens pour moi donnent leur vie;
Ainsi je suis et je resterai roi. »

<220>

CHANT V.

Au nom de roi, de potentat, de maître,
Chacun se dit : Ah! que je voudrais l'être!
Eh! pauvre sot, de la grandeur frappé,
Si tu l'étais, tu viendrais à connaître
Combien l'erreur et l'éclat t'ont trompé.
Et que serait-ce, un jour, si, sur le trône,
On surchargeait ton chef d'une couronne?
En serais-tu plus gras et mieux nourri,
Plus grand buveur, plus vigoureux mari?
En serais-tu plus sain pour ta personne?
Ami, crois-moi, les hommes sont égaux;
Dans chaque état, par un juste mélange,
Chacun éprouve, et ce n'est chose étrange,
L'alternative et des biens, et des maux.
Qu'importe donc sous quel différent masque,
Sous la couronne, ou la mitre, ou le casque,
Un sort cruel, inconstant et fantasque
Change cent fois ses bienfaits en rigueurs?
C'est même joie, ou ce sont mêmes pleurs.252-a
Qui te connaît? qui sait que tu respire?
De ton état l'heureuse obscurité,
Te dérobant à la malignité,
Ne permet pas qu'en vers on te déchire.
Mais pour les chefs d'un grand et vaste empire,
Ce sont de bons et de friands morceaux;
<221>Tu vois sur eux fondre tous les corbeaux,
Tous les Mandrins, barbouilleurs de satire.
Un roi s'en fâche, et maudit ces marauds;
Dans ta chaumine, à table, on t'en voit rire.
Tu peux savoir quels sont tes vrais amis;
Sans intérêt, voisin ou parent t'aime.
Mais pour un roi c'est un obscur problème;
Il voit chez lui des courtisans soumis,
Dont le faux zèle et le soin l'importune,
Qui, sans l'aimer, adorent sa fortune.
Ces souverains enviés, critiqués,
N'ont jamais vu que visages masqués.
Vois-tu ce chêne élevé dans les nues,
Au front superbe, aux branches étendues?
Un vent l'abat et brise ses rameaux,
Tandis qu'aux bords des lacs et des ruisseaux,
Des aquilons les forces confondues
Ont respecté les fragiles roseaux.
Tel est le sort de la grandeur humaine.
N'écoute plus la voix d'une sirène
Qui, pour t'outrer contre un commun destin,
Veut t'éblouir par la pompe mondaine;
Fais comme Ulysse, et poursuis ton chemin.
Tout est égal, je le répète en vain.
Si tu gémis quand la douleur te peine,
Également la fièvre et la migraine
Font grelotter le corps d'un souverain.
S'il a la goutte, aux membres qu'elle enchaîne
Il sent autant de douleur et de gêne
Que Phalaris, inventeur inhumain,
En fit souffrir dans son taureau d'airain.
L'âge pesant rend son âme engourdie,
Et pour finir l'illustre comédie,
La Parque arrive, et d'un coup de ciseau,
Tout comme toi, me le couche au tombeau.
Mais si tu crois que ce discours immole
La vérité rigide à l'hyperbole,
<222>Vois, examine, et fixe ici tes yeux
Sur Stanislas, triste roi de Pologne,
Chargé d'ennuis, accablé de besogne;
Vois si ton cœur peut l'appeler heureux.
De ses foyers un assassin barbare,
La nuit, l'enlève,254-a et par un bonheur rare,
Il se dérobe à ses bras furieux.
Ah! mon bon roi, moi-même je m'accuse;
Je t'ai parfois traité trop durement.
J'en suis contrit. Mon impudente muse
Te déchira de son style mordant.
Oui, j'en ressens componction très-grande;
Je veux partir, je veux incessamment
A Czenstochow faire honorable amende.
Il ne faut point, dans de frivoles jeux,
En folâtrant frapper les malheureux.
Mais ce bon roi, sur le trône peu ferme,
De ses malheurs n'a pas atteint le terme.
Le fait est clair, car tous ces grands magnats,
Ce vil conseil composé de Midas,
N'ont d'autre but, au château d'Épérie,
Que de troubler et ruiner leur patrie,
Quoique d'ailleurs accablés d'embarras.
Le désarroi du Turc en Moldavie,
Sa fuite enfin, sa longue léthargie,
En les privant du plus ferme soutien,
Les laissait là ne tenant plus à rien.
S'élève alors monsieur de Cracovie,
Pontife ardent, mais plein de prud'homie;
Comme en sursaut sortant d'un long sommeil,
Il parle ainsi : « Pour le bien de l'Église
Voyez de quoi ma bonne âme s'avise;
Sur tous les points suivez donc mon conseil.
Dans nos malheurs la ferveur est de mise;
Invoquons tous notre divinité,
Et qu'on implore à grands cris la Sottise.
<223>De son palais entendant nos clameurs,
Elle viendra pour essuyer nos pleurs. »
Au même instant, un chacun à sa guise
Et de prier et de se prosterner;
Et tant on fit, que, non sans s'étonner,
Elle arriva par un gros vent de bise,
Et lourdement prit place au milieu d'eux.
« Que vois-je ici? Dieu! quelle est ma surprise!
S'écria-t-elle. O Polonais fameux!
Pourquoi vous vois-je et craintifs et peureux?
Je veux qu'enfin le sort vous favorise,
Qu'à votre tête un guerrier valeureux
Écrase ici ces Russes orgueilleux.
J'ai des dévots, j'ai ce fameux Soubise,
Et cent héros adorés des Français,
Si renommés par tant de nobles traits :
Rossbach, Créfeld, font retentir leur gloire,
Et Vellinghause, et Minden, et cent lieux
Sont les témoins qui fondent leur mémoire,
Dont les échos s'élèvent jusqu'aux cieux. »
- Que dit-on là? quel affront! quelle injure!
Dit Pulawski. Mais Zaremba murmure,
Gronde tout bas, marmotte entre ses dents :
Point de Français ne veux pour commandant.
Mais Oginski, qui de loin tout écoute,
S'écrie en feu : « Saint Roch! quoi qu'il m'en coûte,
Je ne veux pas que les Français céans
Triomphent seuls de ces gueux dissidents
Et de ce roi que nous donna le Russe. »
Le fier orgueil, la colère et l'astuce
Couvrent son front d'une noble rougeur.
Mais la Sottise, encore un brin émue
Que ces brutaux l'eussent interrompue,
Reprit ainsi d'un ton de dictateur
Son beau discours tout rempli de chaleur,
Et dans un goût vraiment académique :
« O Polonais! ô race catholique!
<224>Se pourrait-il que jamais de vos jours
Vous n'eussiez lu le bon père Bouhours?
Oui, ce Bouhours, c'était un grand oracle;
Il dit très-bien que c'est un vrai miracle,
Qui même encor dans nul temps ne se vit,
Que, hors des lieux que renferme la France,
Un pauvre humain puisse avoir de l'esprit.
Paris en est le magasin immense;
Cherchons-y donc l'esprit et des héros
Dont nous manquons, pour redresser nos maux. »
Elle se tut. On se chamaille encore.
Ce premier feu doucement s'évapore,
Et comme on voit s'éclaircir l'horizon
Lorsqu'un brouillard s'affaisse après l'aurore,
Ainsi nos gens à cervelle de plomb
De la Sottise adoptent la raison.
Les palatins, remplis de déférence,
Sont tous d'accord; Wielhorski pour la France
Part, va chercher le phénix des guerriers.
Choiseul régnait; avide de lauriers,
Il en cueillit dans Avignon, en Corse;
De toute intrigue et l'auteur et l'amorce,
Fou plein d'esprit, qui, du sein des plaisirs,
Gouvernait tout au gré de ses désirs.
« Ah! Wielhorski, dit-il, quelle insolence
Qu'un Galizin, sans m'en parler d'avance,
Sans en avoir de moi permission,
Batte le Turc, mette en confusion
Nos alliés, le vizir et sa troupe,
Et vous les frotte en face comme en croupe!
J'ai résolu, pour en tirer raison,
De vous donner Vioménil, le baron.
Cet étrilleur étrillera le Russe,
Et rabattra cet orgueil, cette astuce
Dont m'a choqué ce peuple fanfaron. »
- « Ajoutez donc, seigneur, je vous conjure,
De bons louis en nombreuse mesure,
<225>Dit Wielhorski, pour combler vos bienfaits;
Car pauvres sont nos héros polonais. »
- « Oui, dit Choiseul, qu'on paye ce Polaque;
Brouillons le monde, et que tout se détraque,
Plus brillera Choiseul et les Français. »
Vioménil part, ses aigrefins le suivent,
Et de badauds des bataillons arrivent,
Peuple insensé qui, sans savoir pourquoi,
Veut à Landskron combattre pour son roi.
En attendant, dans la Lithuanie
Oginski veut prévenir les Français,
Et de la fleur de ses gueux polonais
Il y rassemble une troupe choisie.
Il parle ainsi : « Mes vœux sont exaucés,
Sur Oginski tous les yeux sont fixés;
J'occupe seul la prompte renommée;
Des vieux héros, par mes faits éclipsés,
Les noms vantés s'en iront en fumée. »
Lui, Pulawski, le brave Zaremba,
Qui pour buveur d'eau jamais ne passa,
S'en vont chercher de grandes aventures,
Dangers nouveaux, combats, coups et blessures;
Vrais chevaliers Don Quichottes errants,
Ils prennent tous des chemins différents.
Pulawski veut surprendre Cracovie;
Il va gaîment, de sa troupe suivi.
Le Russe était le maître en cet endrait;
On ne fait pas toujours ce qu'on voudrait.
En s'approchant, le feu part de la place;
Confédérés, c'est fait de votre audace,
A demi morts vous fuyez de ce lieu.
Leur conducteur déclamait d'un ton grave,
En se sauvant : « Le Polonais est brave
Quand l'ennemi sur lui ne fait point feu;
Mais quand il tire, ah! sacré jour de Dieu!
Le sifflement si discordant des balles,
<226>Des gros boulets les masses infernales
Brutalement ont dérangé mon jeu. »
Mais pour combler cette mésaventure,
Il y perdit le sacré goupillon,
Cet étendard, ce vrai palladion.
O quel présage! ô quel funeste augure!
Le schismatique en est maître en ce jour;
On en fera trophée à Pétersbourg.
Le Pulawski, après sa fuite prompte,
En maudissant Mars, le Russe et l'amour,
Dans quelque bois s'en va cacher sa honte.
Mais Oginski, qui n'en tint aucun compte,
Se mit aux champs. Non loin de cet endrait
Où gît sa troupe, une forte escouade
De preux Russiens en ce moment passait,
Et d'Oginski pas un mot ne savait.
Tout aussitôt il leur donne une aubade;
Il les surprend par un de ces hasards,
Auteurs obscurs d'un jeu du sort bizarre.
Sitôt qu'il vit ses ennemis épars,
En admirant une action si rare,
Tout humblement l'animal se compare,
Sans en rougir, au premier des Césars.
Mais à Grodno, Suwaroff, plein de rage,
Se préparait à bien venger l'outrage
De ses guerriers trop promptement surpris.
Oginski lui donna cet avantage;
Tout vain encor, de ses succès épris,
Pour les Russiens n'ayant que du mépris.
Il va fourrer sa troupe en un village
Où tout pilla, s'enivra, viola.
Personne aux champs ne criait, Qui va là?
Quand la nuit vint, tout dormit en silence,
Sans garde, enfin sans soins, sans vigilance.
Le Suwaroff avait tout projeté,
Et dans l'horreur de cette obscurité,
<227>De sa bourgade il force les barrières.260-a
Dieu! quel réveil pour les confédérés,
Qui, étourdis, de la veille enivrés,
A peine avaient entr'ouvert les paupières,
Qu'on les échine à grands coups d'étrivières!
En un moment on prit tous ces pendards.
Un seul s'échappe en ce danger extrême;
Ce fut ... et qui? le premier des Césars.
Tout en fuyant, consterné, le teint blême,
Entrelardant la plainte et le blasphème,
Et maudissant la Vierge et les hasards,
Il se disait tristement en lui-même :
« C'est donc ainsi que j'ai su prévenir
Ces chiens français qui bientôt vont venir!
On m'aurait pris comme on prend une poule,
Si je n'avais d'excellents éperons.
La république enfin tombe et s'écroule;
Pourrai-je, hélas! survivre à tant d'affronts? »
Et cependant le Russe en Moldavie
Frottait aussi les Ottomans alors;
Deux fois sur eux sa main appesantie
Leur fait sentir sa valeur, sa furie,
Et du Danube ils repassent les bords.
Que de revers pour de si grands efforts!
Brave Oginski, consolez-vous du vôtre,
Car un malheur ne vient jamais sans l'autre.

<228>

CHANT VI.

Quand d'Oginski je rappelle la fuite,
Je sens en moi la douleur qui m'agite;
Mon tendre cœur est contrit, resserré
Des maux soufferts par ce confédéré.
Que deviendra le culte catholique
Sans défenseurs contre un bras schismatique?
Ce Mahomet, du saint-père l'appui,
N'a qu'en fuyant su combattre pour lui.
Du Russe heureux la troupe hyperborée
Opprimera la Pologne éplorée;
Je vois déjà les couvents pollués
Et les saints lieux pillés et violés,
A nos nonnains la chasteté ravie,
Le fils de Dieu qu'un Russe cocufie.
Hélas! comment prévenir ces malheurs?
Comment sécher la source de mes pleurs?
Recourons donc aux vœux, à la prière.
Chargé d'un sac et couvert de poussière,
A vos saints pieds j'étale mes douleurs,
Je vous implore, ô Vierge! ô bonne mère!
Réconfortez votre cher Oginski,
Et Zaremba, ce guerrier débonnaire.
Madame, ô vous! je vous implore aussi
<229>Pour le Polaque et pour la sainte Église;
Protégez-nous, secourable Sottise.
Je recommande à vos soins Pulawski,
La belle encor que son cœur aime, et qui
Peut soulager parfois sa paillardise;
Car vous saurez que les plus grands guerriers,
Si vous fouillez leur histoire secrète,
Ont tous uni l'amour de la fillette
Au noble amour de cueillir des lauriers;
On sait de quoi la médisance taxe
Le grand Eugène et le comte de Saxe.
Mais sur ce fait c'est vous en dire assez,
Si je vous touche et si vous m'exaucez.
Quittons les cieux et retournons sur terre,
Séjour des sots, des fous et de la guerre.
Avec grand train, grand bruit et grand fracas,
De nos Français les héros arrivèrent,
De leurs hauts faits eux-mêmes se vantèrent;
Qui les en crut fit d'eux un très-grand cas.
A leur abord, ce qui dut les surprendre,
C'est qu'ils parlaient sans qu'on pût les comprendre.
S'ils s'étaient tus, c'aurait été séant,
Mais aux Français c'est chose trop fâcheuse.
Leur langue allait comme un moulin à vent
Quand des autans la fougue impétueuse
Tourne avec bruit son aile ingénieuse,
Et quelquefois la brise en la tournant.
A leur babil, à leur discours honnête
Le towargis, en secouant la tête,
Ne répondait qu'en leur testicotant
Son dur jargon, que personne n'entend.
Nos étourdis quelques jours s'en moquèrent,
Bientôt après s'en impatientèrent.
Entre eux étaient de ces bouillants cerveaux
Que les ardeurs du ciel de la Provence
Avaient brûlés, des Bretons vifs et chauds,
<230>Quelques Picards têtus à toute outrance,
Des Béarnais venus de ces coteaux
Que la Garonne arrose de ses eaux.
Le plus mutin hardiment leur propose
De retourner aux lieux qu'ils ont quittés :
« Pour ces faquins faudra-t-il qu'on s'expose?
Sans nous comprendre ils nous ont écoutés. »
C'était l'avis de monsieur de Malose.
Dervieux d'abord l'approuve et l'applaudit;
Il ajouta : « Dans cette infâme terre,
Où nous n'avons ni filles, ni crédit,
Que ces marauds s'échinent à la guerre,
Car chez ces gueux tout me choque et m'aigrit.
Allons plutôt aux lieux où le derviche,
Criant Allah! rassemble son bercail;
D'honneurs pour nous le Turc ne sera chiche,
Et nous aurons chacun notre sérail. »
Ces fous allaient cheminer vers la Thrace,
Légèrement chargés de leur besace,
Si par bonheur monsieur de Vioménil,
Sachant comment le diable les tracasse,
N'eût à temps su prévenir le péril.
Tandis qu'en feu leur mentor les gourmande,
Hors de Landskron était rumeur fort grande.
Le towargis, le pacholek265-a qui fuit
Augmente encor le tumulte et le bruit.
Comme en automne on voit le lièvre agile,
Transi d'effroi, se sauver de la dent
D'un lévrier qui le suit en jappant;
Dans un taillis il trouve son asile,
Et sauve ainsi ses jours en se cachant :
De même alors, plein de peur puérile,
Le Polonais, à courir plus habile,
N'était plus vu de son fier poursuivant.
<231>C'est Branicki, dont la troupe royale
A joint Düring, Bibikow et Drewitz;
Ils font sonner tous trois d'un même avis
Des durs combats la fanfare infernale.
Tous nos Français, prompts, vifs, impétueux,
Sont transportés d'une ardeur martiale,
Courent partout chercher un Bucéphale,
Un genet propre à combattre sous eux.
L'un trouve un âne, un autre une haridelle;
Le temps est court, les moments précieux;
On prend sans choix l'animal, on le selle,
Monte dessus, galope par les prés,
Suivi de près par les confédérés.
Le towargis et le brutal pancerne
A contre-cœur suit les bouillants Français.
Quand Drewitz vit ce gros de Polonais :
Ce sont, dit-il, des lièvres que je berne.
Il fait lâcher quelqu'un de ses canons,
Et la terreur se met dans nos félons.
Braves guerriers, un boulet vous consterne.
Le bruit tonnant du salpêtre enfermé
Qui sort d'un tube et s'exploite enflammé
A tout Polaque était antipathique,
Mais plus encor quand les échos des monts,
En répétant cette horrible musique,
La redoublaient par leurs lugubres sons.
Le Vioménil vainement les rassure;
C'en était fait, la louange ou l'injure
Ne pouvaient plus dès lors les retenir.
Nos aigrefins criaient outre mesure :
Marchons au Russe, il faut le prévenir!
Mais loin d'agir, d'avancer par l'attaque,
Pour s'éloigner manœuvrait le Polaque;
Ses escadrons, ses rangs sont éclaircis.
De ce moment profita le Cosaque,
Il les chargea se sauvant tout transis.
<232>Dieu! qu'il y eut de balafrés, d'occis!
De nos Français, qui ne voulaient les suivre,
Les tout derniers par les Russes sont pris.
Au désespoir ils ne pourront survivre;
Leur sort sera celui des prisonniers,
Ils vont aller peupler la Sibérie;
Onques n'y fut esprit, galanterie.
Là, de leurs pleurs arrosant leurs lauriers,
On les fera chasseurs de zibeline,
Pour vous fourrer, boyards de Catherine.
Et cependant monsieur de Vioménil,
A fort grand' peine échappé du péril,
S'était sauvé devers le mont Carpathe,
Donnant au diable et Russien, et Sarmate.
Pour Zaremba, le pillard Pulawski,
Sont comme un astre, en ce jour, obscurci.
Pour s'étourdir sur la bagarre étrange,
Ils vont noyer leur douleur dans le vin.
O cœurs pétris et de boue et de fange!
Quoi! tant de honte et ce fichu destin
Seront de vous oubliés dès demain!
Juste en ce temps, de la Lithuanie,
De ce duché par Suwaroff conquis,
Où l'on a vu des guerriers étourdis,
Battants, battus, chargés d'ignominie,
Revient sans bruit l'orgueilleux Oginski,
Non pas de l'air dont on donne un défi,
Mais rêveur, triste, et l'âme encor chagrine.
Il parut tel dans son accablement
Que le mâtin chassé d'une cuisine,
Serrant la queue et hurlant en fuyant.
Quand il apprit des Français l'aventure :
« Je ne serai donc pas dans la nature
Le seul, dit-il, qu'un sort malencontreux
Persécute; si j'en souffre l'injure,
Ces étrangers ne sont pas plus heureux. »
<233>Leur désarroi l'adoucit, le console
Du sort cruel dont son cœur se désole;
De son malheur il a des compagnons :
Pauvres humains, voilà de vos raisons!
Revers d'autrui l'élèvent, le soutiennent;
Le cœur et l'ire aussitôt lui reviennent,
Et derechef sous les drapeaux de Mars
Il veut combattre et tenter les hasards.
« Venez, venez, dit-il, braves pancernes,
Vous, towargis, vous, guerriers subalternes,
Aux champs d'honneur le premier des Césars
Dirigera votre ardeur carnassière. »
On suit ses pas, mais c'est en gémissant.
Devant Landskron un gros tas de poussière,
En tourbillon jusqu'aux cieux s'élevant,
Parut de loin une troupe guerrière
Qui bien en ordre avançait lentement.
Donnons dessus, nous aurons la victoire!
Crie Oginski. Mais qui pourra le croire?
Ces ennemis, c'étaient de gros moutons
Que des marchands, voisins de ces cantons,
Menaient pour vendre à la prochaine foire.
Nos Polonais, sans faire de façons,
Tombent dessus, et vous tournent en fuite
Ce beau troupeau, font prisonniers l'élite,
Et tout gaîment s'en retournent chez eux,
En ce grand jour au moins victorieux.
Mais Oginski laissait pendre l'oreille;
Il sentait trop en ce moment fâcheux
Que ce beau coup n'était grande merveille.
De ces revers, qu'à Rome on apprenait,
L'Église en corps pleurait et s'affligeait.
« Ce n'est assez que l'encyclopédiste,
Le philosophe incrédule ou déiste,
Sapant nos murs, ait pu les ébranler,
Et que jadis Luther en fît crouler
<234>Un large pan; le Russe encor persiste,
Se disait-on, à renchérir sur eux;
Et la raison, en horreur au papiste,
Éclairera donc enfin nos neveux! »
Du paradis le geôlier ou le suisse
En vain des cieux implorait la justice;
Il ignorait encor que le démon,
Du bon Ignace empruntant la figure,
Était l'auteur de la confusion
Qui t'agitait, confédération.
Si le saint-père avait su tout de suite
Ce maudit tour que fit l'esprit malin,
Au grand jamais c'était fait du jésuite;
Mais saint Xavier, qui craignait ce destin,
Empêcha bien par sa ruse bénite
Qu'alors Sa Sainteté n'en fût instruite.
Mais mon lecteur sait et connaît bien mieux
Tous les ressorts de ces faits merveilleux,
Que le démon, la Vierge et la Sottise
Sont les auteurs de ce brouillamini.
Tandis qu'il dure et que l'ordre est banni,
Partout, hélas! on pille, on dévalise
Manant, seigneur, ou pourceau de l'Église.
C'en était fait de ces vastes États,
Si l'on avait plus longtemps, par bêtise,
Continué les meurtres, les combats.
Mais la raison et la philosophie
Avaient encor d'illustres partisans;
Et chez le Scythe, au fond de la Russie,
La souveraine adorée et bénie
Du haut du trône écoutait leurs accents.
Elle sentit sa grande âme touchée
De tant de maux que souffrait l'univers;
Elle en gémit, elle en était fâchée,
Et veut enfin terminer ces revers.
Mais connaissant le mal et le remède,
<235>Elle appela la Paix du haut des cieux :
Divine Paix, viens, dit-elle, à mon aide.
La Paix l'entend, et, sans autre intermède,
Pour Catherine elle quitta les dieux.
En descendant sur terre, elle est choquée
Que tant de fous l'aient si fort détraquée.
Elle s'apprête à soulager les maux
Qu'impudemment ont faits tant de marauds,
De saints maudits, de Vierges et de diables,
Servir les uns, et fouetter les coupables.
Elle commence en remettant d'abord
Et Catherine et Mustapha d'accord;
Et puis, venant à monsieur le Sarmate,
Toujours rossé, mais qui toujours se flatte,
Elle harangue ainsi les palatins :
« Ouvrez les yeux, le diable vous attrape,
Car vous avez à vos puissants voisins,
Sans y penser, longtemps servi la nappe.
Vous voudrez donc bien trouver bel et beau
Que ces voisins partagent le gâteau.
Tels sont les fruits de votre extravagance,
De vos complots, enfants de la démence.
De cette paix donnée à des vaincus
Consolez-vous dans les bras de Bacchus.
Pulawski, vous, allez .......;
Que la donzelle auprès du châtelain
Pudiquement retourne dès demain.
Pour Zaremba, qu'il rame à la galère.
Et vous, monsieur l'évêque de Kiow,
Vous, promoteur dévot de la sottise,
Respectez plus, vous, l'État et l'Église,
Et, pour raisons, pensez à Smolenskow.
Fier Oginski, quittez-moi cette écharpe,
Qui n'est pour vous, mais pour les fils de Mars;
N'imitez plus le premier des Césars,
Mais en David jouez-moi sur la harpe. »
<236>Elle finit. Frappé de ses accents,
Chacun s'en fut. Ensuite, en peu de temps,
Dans le public de nouveautés avide,
Tout occupé de leur suite rapide,
On oublia ces grands événements.

(Novembre 1771.)

<237>

XLIX. DIALOGUE DES MORTS ENTRE LE DUC DE CHOISEUL, LE COMTE DE STRUENSÉE ET SOCRATE.

Le duc de Choiseul peut être considéré comme civilement mort depuis son exil,273-a et le sieur Struensée273-b peut être considéré de même comme déjà condamné à mort par la sentence qu'on portera contre lui. Rien n'empêche donc un auteur peu scrupuleux sur la chronologie de les traiter comme d'anciens morts, et de les faire trouver ensemble dans les lieux imaginaires où les ombres conversent et s'entretiennent selon la mythologie des païens, des chrétiens, des musulmans et de presque tous les peuples du monde.

Choiseul.

Non, quoi que vous puissiez me dire, rien ne me console de ne plus être à Versailles, de ne plus gouverner de royaume, de ne plus faire parler de moi. Qu'il est fâcheux d'être une ombre!

Socrate.

Pas plus que d'être autre chose. Quelle rage te possède de vouloir gouverner un peuple qui ne veut pas être gouverné par <238>toi? Et pourquoi te plains-tu d'être assujetti aux lois éternelles de la nature comme le reste des mortels?

Choiseul.

Je ne suis pas tant haï dans ce royaume que vous le croyez. Réellement roi de France, j'avais eu le secret de m'attacher beaucoup de personnes, soit par des services que je rendais, soit par des places que j'avais à donner, soit par des largesses qui ne me coûtaient rien. J'ai été regretté. Il n'y a pas en toute la France un homme qui m'égale en génie. Quel rôle je jouais! Je troublais l'Europe à mon gré, je surpassais Richelieu et Mazarin.

Socrate.

Oui, en tracasseries, en intrigues malignes, en friponneries; car tu étais très-fripon de ton métier. Mais sais-tu que la réputation de tes semblables n'est enviée de personne? Les gens vertueux la détestent, leur décision l'emporte à la fin dans le public, et ils dictent l'arrêt de la postérité. Tu ne passeras dans l'histoire que pour un brouillon célèbre, pour une fusée qui éblouit un moment, et qui s'éclipse dans la fumée qu'elle exhale.

Choiseul.

Vraiment, monsieur Socrate, vous avez de l'humeur; car il faut en avoir pour ne pas approuver mon ministère. La monarchie française est bien autre chose que la ville d'Athènes.

Socrate.

Tu te crois encore à Versailles avec ta femme, je veux dire avec ta sœur madame de Grammont, entouré de serviles adulateurs. Là, la fausseté déguisée en politesse te prodiguait le mensonge; les uns, par crainte de ton pouvoir, les autres, par un vil intérêt, t'encensaient et se rendaient les panégyristes de tes folies. Mais ici l'on n'a besoin de personne, on n'encense personne, et l'on ne dit que la vérité.

Choiseul.

Oh! le désagréable séjour! Qu'il est fâcheux pour un courti<239>san de Versailles, que dis-je? pour un ministre roi, de vivre avec d'aussi plats rustres! Mais que vois-je? quel objet nous envoie-t-on de l'autre monde? Qu'est-ce que cet animal? Il n'a point de tête; je crois, Dieu me damne, que c'est monsieur saint Denis. Qui es-tu, homme sans tête?

Struensée.

Je n'ai point l'honneur d'être saint, je suis même hérétique. Je suis venu ici sans tête, parce qu'on avait besoin de la mienne dans le pays où on me l'a coupée, faute d'en avoir d'autre.

<240>Choiseul.

On n'est pas si brutal en France. Les lois y sont pour le peuple, et non pour les grands. On ne coupe point nos têtes. Mais quel rôle as-tu joué? et pourquoi t'a-t-on traité ainsi?

Struensée.

Je suis le comte de Struensée, et de ces gens qui doivent tout à leur mérite; je suis l'auteur de ma fortune. Je professais la médecine dans le Holstein, lorsque le souverain de l'Islande, de la Norwége, du Holstein et du Danemark vint à Kiel. Il était abîmé de maladies; je l'en guéris heureusement. Je gagnai sa faveur, et plus encore celle de la Reine, qui ne me regarda pas avec des yeux indifférents. Je devins ministre, et je voulus être souverain. Je pensais comme Pompée, je ne voulais point avoir d'égal. Je trouvai le moyen de captiver mon maître, et pour le maintenir dans la sujétion, je l'abrutis à force de lui faire avaler de l'opium en guise de médecine; ensuite la Reine et moi, nous voulûmes nous rendre régents du royaume. Quand on est le second, on veut être le premier. Je me fis un grand parti. Nous étions sur le point de déclarer le monarque inhabile au gouvernement. Inopinément je fus arrêté la nuit, et mis aux fers. Ces Danois, qui ne connaissaient point Machiavel, ne purent sentir ce qu'il y avait de sublime dans ma conduite; et après avoir été vraiment roi, on me trancha la tête. Mais qui êtes-vous, vous qui m'interrogez?

Choiseul.

Je suis le fameux duc de Choiseul, ci-devant roi de France comme vous l'avez été du Danemark. Je fus le seul instrument de ma fortune; mes intrigues m'ont placé près du trône ou sur le trône, comme vous voudrez, où j'ai jeté le plus grand éclat. Je suis l'auteur du fameux pacte de famille par lequel j'engageais l'Espagne à sacrifier sa flotte et une partie de ses possessions de l'Amérique pour avoir l'honneur d'assister la France, aux abois par la guerre qu'elle faisait aux Anglais en Allemagne, battue sur terre et sur mer. Je parvins à faire la meilleure paix possible dans la situation où se trouvait le royaume, et ......

<241>Socrate.

C'est la seule action sage que tu aies faite de ta vie.

Choiseul.

Je me sens flatté qu'il y en ait au moins une que vous approuviez. Depuis, je chassai les jésuites de France, parce que, étant ambassadeur à Rome, je me brouillai avec leur général.

Socrate.

Cette engeance n'existait pas de mon temps; mais des morts m'ont appris que ce sont des sophistes armés de poignards et munis de poisons. Monsieur le comte de Struensée ne serait-il pas de leur secte?

Struensée.

Je suis de celle de Cromwell, de César Borgia et de Catilina. Mais continuez, monsieur le duc, à m'instruire.

Choiseul.

Après un aussi beau coup, je m'emparai d'Avignon, j'en chassai le pape, afin d'annexer pour jamais le Comtat au royaume de France; j'y ajoutai encore la Corse, que j'escamotai adroitement aux Génois.

Socrate.

Tu étais donc un conquérant?

Choiseul.

Ce fut de mon cabinet que je fis ces conquêtes; et nageant dans les plaisirs, livré aux dissipations, du sein des voluptés je troublais l'Europe. Plus les autres puissances étaient agitées, plus la France pouvait se maintenir en paix. Les guerres et la mauvaise administration précédente avaient épuisé nos finances, le crédit était perdu, et la banqueroute presque certaine.

Struensée.

De quelle façon troublâtes-vous l'Europe?

Choiseul.

Jamais rien de plus fin, de plus adroit, de plus sublime ne s'est imaginé. Premièrement je plaçai de grands fonds dans la compagnie orientale d'Angleterre, sous des noms supposés. Mes agents, qui faisaient hausser et baisser les fonds à plaisir, déroutaient tout le monde et ils brouillèrent les directeurs de la compagnie, tandis que par mes manœuvres adroites je soulevais les nababs du Mogol contre l'Angleterre. La guerre se fit entre eux, et la compagnie fut sur le point de succomber; je pensai en mourir de joie.

Socrate.

La belle âme!

Choiseul.

D'un autre côté, j'excitais les Neufchâtelois à se révolter278-a contre le roi de Prusse, pour donner à cet esprit inquiet de l'occupation chez lui. Non content de tant de choses que je menais de front comme les Romains leurs quadriges, à force de sommes répandues dans le divan, j'obligeais les Turcs à déclarer la guerre aux Russes, j'animais la confédération en Pologne pour tailler de la besogne à Catherine, je voulais soulever contre elle les Sué<242>dois, pour qu'une diversion entreprise de leur part soulageât la Porte accablée par les armées russes; j'aurais même persuadé à l'Impératrice-Reine de seconder Mustapha, si mes ennemis ne m'avaient culbuté.

Struensée.

Quel dommage que tant de beaux projets n'aient pas été exécutés!

Choiseul.

Sans doute. J'aurais fait tant de bruit, j'aurais tant tracassé, que toute l'Europe n'eût parlé que de moi.

Socrate.

Souviens-toi d'Érostrate, qui brûla le temple d'Éphèse pour avoir de la réputation.

Choiseul.

C'était un incendiaire, et je fus un grand homme. Je jouais sur notre globe le rôle de la Providence; je réglais tout, sans que personne s'aperçût des moyens que j'employais; on voyait les coups, sans voir la main dont ils partaient.

Socrate.

Insensé! oses-tu bien te comparer à la Providence, tes fourberies avec la toute-sagesse, tes crimes avec l'archétype de la vertu?

Choiseul.

Oui, monsieur Socrate, je l'ose. Que votre tête pelée apprenne que les coups d'État ne sont pas des crimes, et que tout ce qui donne de la gloire est grand. Souvenez-vous que vos Grecs ont érigé en demi-dieux des hommes qui ne me valaient pas.

Socrate.

Il a des transports au cerveau; ce sont des redoublements d'accès. Va-t'en consulter Hippocrate; il est ici près, il guérira ta folie.

<243>Choiseul.

Monsieur le comte de Struensée est plus proche; il me rendrait bien ce service, si j'en avais besoin (cependant sans opium). Ah! ce philosophe taciturne prend pour folie une noble fierté et la juste confiance que tout grand homme doit avoir en lui-même!

Struensée.

Vous n'avez pas besoin de remèdes, vous méritez les plus grands éloges; Machiavel vous eût donné la couronne des politiques. Mais pourquoi fûtes-vous exilé?

Choiseul.

Un chancelier,280-a plus fin fripon que moi, en vint à bout à l'aide d'une catin favorite280-b sous laquelle mon orgueil ne voulut pas plier.

Struensée.

Après les belles choses que vous aviez si heureusement exécutées, de quel prétexte put-on se servir pour vous exiler?

Choiseul.

On allégua l'épuisement des finances. Louis avait quelque répugnance à se voir auteur d'une banqueroute; il voulut traîner les choses, pour laisser à son petit-fils en héritage l'horreur publique que cet événement devait lui attirer. On m'accusa donc d'avoir prodigué les espèces pendant mon règne, et il est vrai que je méprisais ce vil métal; je faisais des largesses; j'étais né avec les sentiments nobles d'un roi, qui doit être généreux et même prodigue.

Socrate.

Ma foi, tu étais un maître fou d'achever la ruine d'un royaume.

Choiseul.

Mon esprit était porté au grand, et sans doute qu'il y a de la <244>grandeur à une monarchie comme la France de faire banqueroute. Ce n'est pas la faillite d'un marchand; il s'agit de milliards; l'événement fait du bruit, frappe les uns, étonne les autres, et bouleverse tout à coup nombre de fortunes. Quel coup de théâtre!

Socrate.

Le scélérat!

Choiseul.

Monsieur le philosophe, sachez qu'il ne faut pas avoir la conscience étroite quand on gouverne le monde.

Socrate.

Va, pour rendre des milliers de citoyens malheureux, il faut avoir la férocité d'un tigre et un cœur de roche.

Choiseul.

Avec de telles dispositions, vous pouviez briller au Céramique; mais vous n'auriez jamais été qu'un pauvre ministre.

Struensée.

Sans doute; un vaste génie se signale par des entreprises hardies, il veut du nouveau, il exécute des choses dont il n'y a point d'exemple, il laisse les petits scrupules aux vieilles femmes, et marche droit à son but, sans s'embarrasser des moyens qui l'y conduisent. Tout le monde n'est pas fait pour sentir notre mérite, les philosophes moins que les autres; et cependant nous sommes pour l'ordinaire les victimes des intrigues de cour.

Choiseul.

Voilà précisément comme j'ai succombé. Le mérite, à notre cour, ne tient pas contre les caprices d'une catin; encore était-elle soufflée par un cuistre à rabat; car que pouvait-elle d'elle-même, que ranimer le feu presque éteint d'un prince en tout temps esclave du sexe?

Struensée.

Si vous aviez employé l'opium pour engourdir votre mo<245>narque, les intrigues auraient été vaines; vous seriez encore ministre ou plutôt roi, car celui qui a le pouvoir et qui agit est effectivement le maître, et celui qui le laisse faire est tout au plus l'esclave de l'autre.

Choiseul.

L'opium était superflu. La nature avait fait mon maître tel que vos remèdes ont rendu le vôtre.

Socrate.

Ton opium t'a bien servi, malheureux apostat d'Hippocrate! Tu as été emprisonné ni plus ni moins, et puni plus doucement que tu ne l'avais mérité.

Struensée.

C'était un coup de la fatalité, que l'on ne pouvait prévoir. Quelle catastrophe d'être déplacé, et encore par quelles gens!

Socrate.

Non, c'est une suite de la justice éternelle, afin que tous les crimes ne soient pas heureux, et qu'il y en ait quelques-uns de punis pour l'exemple des pervers.

Choiseul.

Je me flatte pourtant que vous plaignez ma disgrâce; car si j'avais continué mon règne, j'aurais étonné l'Europe par les grandes choses que mon génie aurait produites et exécutées.

Socrate.

Tu aurais continué à faire de brillantes sottises; si l'Europe avait des Petites-Maisons, on devait t'y loger. Et toi, Danois, les supplices d'Ixion et de Prométhée seraient encore trop doux pour punir ta noire ingratitude envers ton maître, et tous les attentats qu'une ambition effrénée t'a fait commettre.

Choiseul.

Voilà donc la gloire que j'attendais!

<246>Struensée.

Voilà donc la réputation que je m'étais promise!

Socrate.

Allez, malheureux, et choisissez un autre séjour que le mien; associez-vous aux Catilina, aux Cromwell, et ne souillez plus par votre présence impure la demeure des sages.

Choiseul.

Quittons ce raisonneur impertinent, qui m'excède.

Struensée.

Éloignons-nous de ce sombre moraliste. Mais où tourner nos pas? Je vais chercher la société des Allemands, mes compatriotes, et me consoler avec Wallenstein de mes infortunes. Adieu, roi sans États.

Choiseul.

Pour moi, je m'associerai aux Français, et je vais joindre Pepin, le maire du palais. Adieu, ministre sans tête.

(1772.)

<247>

L. DIALOGUE DES MORTS ENTRE LE PRINCE EUGÈNE, MYLORD MARLBOROUGH ET LE PRINCE DE LICHTENSTEIN.

Marlborough.

Caron va mourir incessamment de faim; on ne passe plus sur sa barque. Depuis quelques jours nous n'avons point reçu de courriers de l'autre monde; si cela continue, nous ne saurons plus ce qui s'y passe; ce sera bien dommage.

Eugène.

Tous ceux qui meurent ne parviennent pas à ces heureux champs que nous habitons, beaucoup s'en vont au Tartare; et puis les maladies contagieuses, les pestes, la famine, ne ravagent pas toujours la terre. Donnez-vous patience, il en viendra de reste.

Marlborough.

Les Anglais se pendent assez volontiers dans l'arrière-saison; cependant je n'en vois point arriver. Peut-être qu'un bill du parlement a défendu à mes compatriotes de se pendre.

Eugène.

Vous avez eu en dernier lieu mylord Chesterfield,285-a vous n'avez <248>pas à vous plaindre, et moi mon parent le roi de Sardaigne.285-b On ne meurt pas tous les jours. Laissons les hommes vivre, pour qu'ils aient le temps de dévider la fusée des sottises qu'ils doivent achever avant de mourir. Mais ne vois-je pas une ombre?

Marlborough.

Oui, c'est un nouveau venu qui s'avance vers nous.

Eugène.

Je crois le connaître. N'êtes-vous pas le prince Wenceslas Lich-tenstein?285-c

Lichtenstein.

Oui, c'est moi, qu'une mort assez douloureuse vient d'arracher à ma famille, à mes grands biens, à mes honneurs.

Eugène.

C'est le sort commun de tous les hommes. Mais comme vous venez de loin, pour nous payer votre droit d'entrée, contez-nous les nouvelles du pays d'où vous venez.

Lichtenstein.

Il y en a beaucoup. Tout est changé; les temps passés sont éclipsés par les temps modernes. Vous ne reconnaîtriez plus l'Europe; on a fait des progrès en tous genres.

Eugène.

Je ne reconnaîtrais plus l'Europe! Sans doute que cette maison impériale dont j'ai étendu et même affermi la puissance a fait de grands progrès, et s'est immensément accrue depuis mon temps?

Lichtenstein.

Ce n'est pas précisément cela; car depuis votre mort, après avoir été battus par les Turcs, les Prussiens et les Français, <249>nous avons perdu une demi-douzaine de provinces; mais ce sont des bagatelles.

Eugène.

Vous êtes inconcevable. Si vous avez tant perdu, quels progrès avez-vous pu faire?

Lichtenstein.

Nous avons perfectionné nos finances; avec la moitié des provinces qui nous restent, nous avons plus de revenus que n'en eut jamais Charles VI avec le royaume de Naples, tout le Milanais, la Servie, la Silésie et Belgrad. Et quant au militaire, nous entretenons cent soixante mille hommes, que vous ne pûtes jamais payer de votre temps. Pour moi, j'ai travaillé à l'artillerie; j'ai dépensé trois cent mille écus de mon bien pour la mettre sur un bon pied.286-a Aussi une armée ne se meut-elle plus à moins de traîner quatre cents bouches à feu à sa suite. Vous n'entendiez rien à cet usage de l'artillerie, qui fait de nos camps des forteresses. A peine aviez-vous trente canons dans votre armée.

Eugène.

Il est vrai; mais avec ce peu de canons je battais l'ennemi, et ne me laissais pas battre.

Lichtenstein.

On peut être battu; ce sont de petits malheurs qui peuvent arriver à un honnête homme.

Eugène.

Oui, mais non par sa faute.

Lichtenstein.

Oh! vous saurez qu'on juge bien mieux à présent qu'on ne faisait jadis. Notre raison a pris un pli géométrique qui la rend presque infaillible; mais je n'ose vous dire les jugements qu'elle produit.

<250>Eugène.

Dites-le hardiment. Quoique morts, vous pourrez encore nous instruire.

Lichtenstein.

Puisque vous le voulez, vous saurez que le public a si fort élevé la réputation du maréchal Daun, quoique souvent malheureux, que son nom éclipse totalement le vôtre.

Marlborough.

Ètes-vous mort de la fièvre chaude, et le délire vous en est-il resté? Je ne croirai jamais que la mémoire d'Eugène puisse être avilie au point qu'on préfère un Daun battu à ce héros, qui était plus empereur que Charles VI, qui formait de savants projets de campagne, qui, sur le crédit de son grand nom, trouvait les sommes nécessaires pour mettre les troupes en mouvement, qui ensuite exécutait lui-même ses projets en battant l'ennemi et en conquérant de vastes provinces.

Lichtenstein.

Je n'ai point la fièvre chaude; c'est le public qui est en délire, et qui reproche au prince Eugène de n'avoir pas su faire des relations circonstanciées de ses succès au conseil de guerre.

Marlborough, à Eugène.

On vous accuse de n'avoir pas été assez bon secrétaire. J'ai cru que le propre des héros était de faire de grandes actions et de laisser aux désœuvrés le soin d'en recueillir les détails.

Eugène.

Vraiment je me suis bien gardé d'étendre mes relations; il suffisait de notifier le résultat de mes opérations à mes ennemis, qui se trouvaient tous dans ce conseil de guerre. Si j'avais pu rendre mon style plus laconique, mes campagnes n'en auraient été que plus heureuses.

<251>Marlborough.

J'en ai usé de même avec la reine Anne et son parlement. Nos maîtres étaient de vrais automates; que fallait-il de plus que de les informer sommairement du résultat de nos opérations? Ils ne pouvaient juger ni de nos desseins, de nos projets, ni des raisons que nous avions d'entreprendre plutôt une chose qu'une autre.

Lichtenstein.

Ce n'est pas mon sentiment propre; je ne fais que vous rendre compte de la façon de penser du public, je ne suis que nouvelliste. Mais, mylord, vous vous trouvez dans la même catégorie que le prince Eugène. Si je vous rapportais comment on raisonne en Angleterre, je craindrais fort de vous indigner.

Marlborough.

Parlez hardiment. Après ce que je viens d'entendre, rien ne peut m'étonner.

Lichtenstein.

C'est en rougissant que je vous dirai que des gens qui ne savent ce que c'est qu'une compagnie, encore moins un bataillon, décident que vous n'étiez pas grand militaire, que vous deviez toute votre réputation à Cadogan,289-a que vous étiez politique rusé plutôt que grand général, capable de mouvoir tous les ressorts de l'intrigue dans votre parlement pour perpétuer la guerre et, sous cet abri, accumuler par des pillages les sommes considérables que vous avez amassées.

Marlborough.

Mon cas est singulier. J'ai été mortel, mais l'envie de mes ennemis m'a survécu. Oui, je me suis servi de Cadogan comme <252>d'un habile homme que j'ai choisi pour m'assister dans mes travaux. Quel homme peut seul suffire pour mouvoir une armée? Il faut des assistants; plus l'on est aidé, et mieux en vont les affaires. J'ai eu des amis, même un parti dans le parlement; il le fallait bien, ou la mésintelligence intestine et le défaut d'assistance nous aurait ruinés, les plus beaux projets auraient manqué d'exécution. Et si j'ai tiré quelque argent des sauvegardes, c'était du pays de l'ennemi; c'est une rétribution légitime, due à tout général commandant en chef; tout autre en ma place en aurait fait autant et peut-être davantage.

Eugène.

Quoi! Höchstädt, Ramillies, Oudenarde, Malplaquet, n'ont pu servir de bouclier au nom de ce grand homme, et la victoire même n'a pu le défendre contre les indignes traits de l'envie! Et quel rôle aurait joué l'Angleterre sans ce vrai héros, qui l'a soutenue et l'a fait valoir, et qui l'aurait portée au comble de la grandeur, sans ces misérables intrigues féminines dont la France profita pour le faire disgracier? Louis XIV était perdu, si le crédit de Marlborough s'était soutenu deux années encore.

Lichtenstein.

J'avoue que la reine Anne sans Marlborough et Charles VI sans Eugène auraient joué un triste rôle. C'est à vous deux seuls que ces deux monarchies doivent leur considération et leur gloire; les gens sensés en conviennent; mais il faut compter dans le monde mille imbéciles et cent fous contre un homme de bon sens. Ainsi vous ne devez pas vous étonner des jugements baroques que la postérité a portés sur vos personnes.

Eugène.

Il faut avouer que nous jouons de malheur. Quand il n'y a qu'une voix sur Alexandre, César, Scipion et Paul-Émile, pourquoi faut-il qu'après avoir fait de grandes choses comme eux, le public s'acharne sur notre réputation, tandis que la leur se soutient constamment, et que tout panégyriste s'efforce de leur comparer celui qu'il loue, pour l'honorer?

Lichtenstein.

<253>Leur bonheur a voulu que dans leur siècle il n'y eût point d'encyclopédiste. 290-a

Marlborough.

Qu'est-ce qu'un encyclopédiste? Quel nom barbare! Est-ce un Iroquois? Je n'ai jamais entendu ce nom-là.

Lichtenstein.

Oh! je le crois bien; il n'en existait point de votre temps. Les encyclopédistes sont une secte de soi-disant philosophes formée de nos jours; ils se croient supérieurs à tout ce que l'antiquité a produit en ce genre. A l'effronterie des cyniques ils joignent la noble impudence de débiter tous les paradoxes qui leur tombent dans l'esprit. Ils se targuent de géométrie, et soutiennent que ceux qui n'ont pas étudié cette science ont l'esprit faux, que par conséquent ils ont seuls le don de bien raisonner. Leurs discours les plus communs sont farcis de termes scientifiques. Ils diront, par exemple, que telles lois sont sagement établies en raison inverse du carré des distances; que telle puissance, prête à former une alliance avec une autre, se sent attirer à elle par l'effet de l'attraction, et que bientôt les deux nations seront assimilées. Si on leur propose une promenade, c'est le problème d'une courbe à résoudre. S'ils ont une colique néphrétique, ils s'en guérissent par les règles de l'hydrostatique. Si une puce les a mordus, ce sont des infiniment petits du premier ordre qui les incommodent. S'ils font une chute, c'est pour avoir perdu le centre de gravité. Si quelque folliculaire a l'audace de les attaquer, ils le noient dans un déluge d'encre et d'injures; ce crime de lèse-philosophie est irrémissible.

Eugène.

Mais quel rapport ont ces fous avec notre nom, avec le jugement qu'on porte de nous?

<254>Lichtenstein.

Beaucoup plus que vous ne croyez, parce qu'ils dénigrent toutes les sciences, hors celle de leurs calculs. Les poésies sont des frivolités dont il faut exclure les fables; un poëte ne doit rimer avec énergie que les équations algébriques.291-a Pour l'histoire, ils veulent qu'on l'étudie à rebours, à commencer de nos temps pour remonter avant le déluge. Les gouvernements, ils les réforment tous; la France doit devenir un État républicain dont un géomètre sera le législateur, et que des géomètres gouverneront en soumettant toutes les opérations de la nouvelle république au calcul infinitésimal. Cette république conservera une paix constante, et se soutiendra sans armée.

Marlborough.

Tout ce que j'entends est admirable. Mais ces encyclopédistes ne seraient-ils pas atteints des visions des primitifs, des quakers, des pensylvaniens?

Lichtenstein.

Vous les fâcheriez fort de le dire; ils se piquent bien d'être originaux.

Eugène.

Il me semble que cette paix perpétuelle était une vision d'un certain abbé de Saint-Pierre292-a qui de mon temps n'a pas mal été bafoué.

Lichtenstein.

Ils l'ont donc rappelée de l'oubli, car ils affectent tous une sainte horreur pour la guerre.

Eugène.

Il faut avouer que la guerre est un mal, mais qu'on ne saurait empêcher, faute d'un tribunal pour juger les causes des souverains.292-a

<255>Lichtenstein.

S'ils haïssent les armées et les généraux qui se rendent célèbres, cela ne les empêche pas de se battre à coups de plume et de se dire souvent des grossièretés dignes des halles; et s'ils avaient des troupes, ils les feraient marcher les unes contre les autres.

Marlborough.

Il en coûte moins de répandre de l'encre que du sang; mais les injures sont pires que les blessures. 292-a Voyez t. IX, p. 36 et 163.

Lichtenstein.

Pour l'art militaire, je n'ose dire devant d'aussi grands héros combien ils tâchent de l'avilir, et dans quels termes ils en parlent.

Marlborough.

Parlez hardiment; puisqu'ils détruisent tout, il faut bien que dans ce conflit universel nous ayons notre part.

Lichtenstein.

Ces messieurs prétendent que vous n'avez été que des chefs de brigands, auxquels un tyran a confié des bourreaux mercenaires293-a pour exécuter en son nom tous les crimes et toutes les horreurs possibles sur des peuples innocents.

Eugène.

Ce sont des propos de charretiers ivres. Socrate, Aristote, Gassendi ni Bayle ne s'exprimaient pas ainsi.

Lichtenstein.

Loin d'être ivres, ils sont souvent à jeun; leur bourse n'est pas assez fournie pour faire bombance. En leur style, ces beaux propos s'appellent des libertés philosophiques; il faut penser tout haut, toute vérité est bonne à dire; et comme, selon leur sens, ils sont seuls les dépositaires des vérités, ils croient pouvoir <256>débiter hardiment toutes les extravagances qui leur viennent dans l'esprit, sûrs d'être applaudis.

Marlborough.

Apparemment qu'il n'y a plus en Europe de Petites-Maisons; s'il en restait, mon avis serait d'y loger ces messieurs, pour qu'ils fussent les législateurs des fous, leurs semblables.

Eugène.

Mon avis serait de leur donner à gouverner une province qui méritât d'être châtiée; ils apprendraient par leur expérience, après qu'ils y auraient tout mis sens dessus dessous, qu'ils sont des ignorants, que la critique est aisée, mais l'art difficile,294-a et surtout qu'on s'expose à dire force sottises quand on se mêle de parler de ce qu'on n'entend pas.

Lichtenstein.

Des présomptueux n'avouent jamais qu'ils ont tort. Selon leurs principes, le sage ne se trompe jamais, il est le seul éclairé. De lui doit émaner la lumière qui dissipe les sombres vapeurs dans lesquelles croupit le vulgaire imbécile et aveugle. Aussi Dieu sait comment ils l'éclairent : tantôt c'est en lui découvrant l'origine des préjugés,294-b tantôt c'est un livre sur l'esprit,294-b tantôt le système de la nature;294-b cela ne finit point. Un tas de polissons, soit par air ou par mode, se comptent parmi leurs disciples; ils affectent de les copier, et s'érigent en sous-précepteurs du genre humain; et comme il est plus facile de dire des injures que d'alléguer des raisons, le ton de leurs élèves est de se déchaîner indécemment en toute occasion contre les militaires.

Eugène.

Un fat trouve toujours un plus fat qui l'admire.294-c Mais les militaires souffrent-ils ces injures tranquillement?

<257>Lichtenstein.

Ils laissent aboyer ces roquets, et continuent leur chemin.

Marlborough.

Mais pourquoi cet acharnement contre la plus noble des professions, contre celle sous l'abri de laquelle les autres peuvent s'exercer en paix?

Lichtenstein.

Comme ils sont tous très-ignorants dans l'art de la guerre, ils croient rendre cet art méprisable en le déprimant; mais, comme je vous l'ai dit, ils décrient généralement toutes les sciences, et ils élèvent la seule géométrie sur ces débris, pour anéantir toute gloire étrangère et la concentrer uniquement sur leurs personnes.

Marlborough.

Mais nous n'avons méprisé ni la philosophie, ni la géométrie, ni les belles-lettres, et nous nous sommes contentés d'avoir du mérite dans notre genre.

Eugène.

J'ai plus fait. A Vienne, j'ai protégé tous les savants, et les ai distingués, lors même que personne n'en faisait aucun cas.

Lichtenstein.

Je le crois bien; c'est que vous étiez de grands hommes, et ces soi-disant philosophes ne sont que des polissons dont la vanité voudrait jouer un rôle. Cela n'empêche pas que ces injures si souvent répétées ne fassent du tort à la mémoire des grands hommes. On croit que raisonner hardiment de travers c'est être philosophe, et qu'avancer des paradoxes c'est emporter la palme. Combien n'ai-je pas entendu par de ridicules propos condamner vos plus belles actions, et vous traiter d'hommes qui avaient usurpé une réputation dans un siècle d'ignorance qui manquait de vrais appréciateurs du mérite!

<258>Marlborough.

Notre siècle, un siècle d'ignorance! Ah! je n'y tiens plus.

Lichtenstein.

Le siècle présent est celui des philosophes.

Eugène.

Où l'on est battu, où l'on perd des provinces, où l'on se croit supérieur à l'antiquité. Que vos philosophes disent ce qu'ils voudront, je préfère notre siècle d'ignorance au leur.

Marlborough.

L'Angleterre est-elle aussi infectée de vos encyclopédistes?

Lichtenstein.

Il y en a, mais pas tant qu'en France.

Marlborough.

Mais la France a-t-elle des généraux? Et comment peut-elle en avoir, s'ils sont vilipendés?

Lichtenstein.

Aussi sont-ils dignes de l'être; ce sont les ............

Marlborough.

Et l'Angleterre a-t-elle produit quelque grand général qui m'ait succédé?

Lichtenstein.

Le duc de Cumberland.

Marlborough.

Combien de batailles a-t-il gagnées?

Lichtenstein.

Il a été battu à Fontenoi, à Hastenbeck, et a manqué d'être fait prisonnier de guerre à Stade, lui et son armée.297-a

<259>Marlborough.

Vous vous moquez de nous, mon prince. Quoi! un Daun battu, un Cumberland étrillé, ce sont là les gens qu'on nous préfère!

Lichtenstein.

Non seulement eux, mais bien d'autres, qui à la vérité ont fait la guerre, mais n'ont pas commandé en chef, ne le céderaient ni à César ni à vous. Ces héros en herbe ont la noble audace de s'afficher, et leur présomption a été assez forte pour répandre son épidémie dans le public, qui ne présage que leurs futurs exploits.

Marlborough.

A quoi nous ont servi tant de travaux, tant de soins, tant de peines?

Eugène.

Vanité des vanités, vanité de la gloire!

(1773.)

<260>

LI. LOUIS XV AUX CHAMPS ÉLYSÉES, DRAME EN VERS.

Ces jours, Caron voiturait dans sa barque
Certain quidam qu'il ne connaissait pas.
Il l'examine, en se disant tout bas :
Est-il manant, ou robin, ou monarque?
Que reste-t-il? Rien après le trépas.
Le mort l'entend, d'un air mélancolique
Lui dit : Caron, je vois ton embarras;
Sur mon état tu veux que je m'explique.
Tu sauras donc que j'ai donné des lois
Au beau pays qu'habitent les Gaulois;
J'ai fait la guerre, et j'étais pacifique,
J'étais dévot, partant encor lubrique.

Caron.Quoi! serais-tu Louis le Bien-Aimé?
Le Mort.

Oui; c'est ainsi que Paris m'a nommé
Lorsque dans Metz, malade à rendre l'âme,
Les bons badauds d'avance me pleuraient,
Et pour mes jours saint Denis invoquaient;
Mort, à présent peut-être qu'on me blâme.

<261>Caron.

Quel mal ici te feront leurs propos,
Qu'on te bénisse, ou bien qu'on te diffame?
Mais crains plutôt pour toi, pour tes égaux,
Le tribunal où préside Minos;
Ce juge auguste, inflexible et sévère,
Est redoutable aux rois comme au vulgaire.

Le Mort.

Je crois, l'ami, ton cerveau dérangé.
Un Très-Chrétien, un puissant roi de France
Par ton Minos peut-il être jugé?

Caron.

Quitte ta morgue et ta hauteur si fière,
Amas d'erreurs que l'orgueil a forgé.
Tu n'es plus rien que cendre et que poussière,
Et tu devrais au bord de l'Achéron
Avoir laissé l'enflure d'un vain nom.

Le Mort.

Ah! ton Minos et sa cour impolie
Redouble encor mes regrets pour la vie.
De saint Louis le respectable sang
Ne peut donc point ici garder son rang?

Caron.

Va, va, ton saint, ma foi, ne te servira guère,
Et nous l'estimons peu dans tout notre hémisphère.

Le Mort.Ce juge a-t-il des lettres de cachet?
Caron.Que dis-tu là? Ce mot n'est point français.
Le Mort.

<262>Il se peut bien qu'en ta triste nacelle
Aucun seigneur ne l'ait nommé jamais;
L'invention en est assez nouvelle,
C'est un effort qu'a fait l'esprit humain.
En étendant le pouvoir souverain,
Un prince peut, libre dans sa colère,
Et prononçant un arrêt arbitraire,
Punir sans bruit tel qu'il veut des sujets,
Ce qui se fait par lettres de cachet.
Et si Minos en est muni d'avance,
Que deviendra ma fragile existence?
Quel sort affreux! j'ai tout à hasarder.

Caron.Le talion est la loi la plus juste.
Le Mort.

Tu n'entends rien à l'art de commander.
Le châtiment, dût-il même excéder,
Est le soutien de tout empire auguste.

Caron.

Minos doit donc en user envers toi,
Car en ces lieux il est autant que roi.
Mais vois-tu bien que déjà ma nacelle
Vient de frapper à ces funestes bords,
Que n'ont jamais pu repasser les morts?301-a
Et tu vas voir des juges le modèle.
Allons, l'ami, du cœur, mordieu, du cœur!

Louis descend de la barque, et prend terre;
Il est frappé des abois de Cerbère,
<263>Il aperçoit ce monstre avec horreur.
Il avançait à grands pas dans sa route;
Le Très-Chrétien suait à grosses gouttes.
En le suivant, criait le vieux nocher :
Ne veux-tu pas me payer le passage?
Un si grand roi voudrait-il me tricher?
Le bon Louis, allongeant le visage,
Dit : Je t'assigne, ô Caron! sur les baux
Que payeront mes fermiers généraux.
- Je n'en veux point, il me faut des espèces,
Reprend Caron. Louis avait aux doigts.
Comme souvent aux cours en ont les rois,
De beaux bijoux, présents de ses maîtresses;
Il en prend un, le donne au batelier,
Qui le saisit sans se laisser prier.
Louis le quitte, et court à toute jambe,
Quoiqu'il fût lourd, pataud, très-mal ingambe;
Il arriva dans les lieux où Minos
Juge à la fois les couards, les héros.
Le Roi frémit à l'aspect redoutable
Du président et de ses assesseurs.
Ah! disait-il, quel sort épouvantable,
S'il me condamne, hélas! pour des erreurs
Dont à Paris on ne ferait que rire!
Ce dernier trait serait sans doute pire
Que cette scène insultante à mes mœurs
Qu'ont donnée au public mes confesseurs.
Milliers de morts entouraient l'audience;
Expédiés promptement ils étaient
L'un après l'autre, ainsi qu'ils arrivaient.
Minos d'eux tous avait pris connaissance,
Et prononçait à chacun sa sentence.
Très-tristement quelques-uns s'en allaient,
Plaignant leur sort; d'autres le bénissaient.
Parmi la foule enfin Louis s'avance.
Minos, pensif et d'un air refrogné,
<264>Même de loin l'avait déjà lorgné;
Il lui fait signe, et par son nom l'appelle.
Ah! n'as-tu pas sur les Gaulois régné?
Lui dit Minos. - Oui, seigneur, sous tutelle,
Repart Louis; dans ma jeunesse frêle,
Et d'Orléans, et Bourbon, et Fleury,
M'ont appris l'art de régner sur les Lis.

Minos.Mais fus-tu donc pupille à barbe grise?
Le Roi.

Non pas, seigneur; quand je fus plus mûri,
Je devins lors un chasseur aguerri.

Minos.N'aimas-tu pas beaucoup la paillardise?
Le Roi.

Ce mot, seigneur, n'est plus chez nous de mise,
Ainsi parlait le peuple aux carrefours;
Mais ce mot bas est banni pour toujours
De chez les grands dont la cour se compose.

Minos.

Rayons le mot, mais parlons de la chose.
Depuis la mort du premier des François,
Tu fus, dit-on, le plus galant des rois;
Aux courtisans tu dispensais des cornes,
Et sans toucher encore au Parc-aux-cerfs.

Louis.

Ces doux plaisirs ont de si courtes bornes,
Et nous vivons si peu dans l'univers,
Qu'il faut plutôt, tant qu'un homme est en vie,
Plaindre ses maux que lui porter envie.

Minos.

<265>Qui t'envierait Pompadour, Du Barri,
Toutes les deux communes dans Paris
Avant le temps où ta haute personne
Auprès de toi les plaça sur le trône?

Le Roi.

Ah! si la mort vient de me tout ôter,
Faut-il encore en ces lieux m'insulter?

Minos.

La vérité, Louis, n'est point d'insulte.
Trop haut jadis sur un trône placé,
De vils flatteurs recevant le vain culte,
Tu fus par eux lâchement encensé.
Mais ici-bas, dans les champs Élysées,
Les vérités ne sont point déguisées;
On n'y connaît courtisan ni flatteur,
Et l'on y dit que tes postiches reines
Ont avec toi partagé ta grandeur,
Par leurs avis que tu fis des fredaines
Dont ton État ressentit le malheur.
C'était mal fait; mais ton âme fut bonne;
Voilà, Louis, pourquoi l'on te pardonne.
Nous distinguons, amis de l'équité,
Le bien du mal; faiblesse n'est pas crime.
Tu semblais né pour la société;304-a
Aussi ton nom ne sera point cité
Comme celui d'un monarque sublime.
Tu pourras donc, sans craindre ou redouter,
Dans ces bosquets tranquillement errer;
Et si souvent tu bâillais dans le monde,
Tu peux, mon fils, sur les bords de cette onde
Bâiller encore ou d'amour soupirer.
<266>Il dit, et part, finissant l'audience.
Louis s'incline et fait sa révérence,
Au fond du cœur mécontent et fâché.
Tout bien pesé, malgré sa suffisance,
Il en fut quitte encore à bon marché.
Du tribunal il s'éloigna sur l'heure;
Il veut savoir quel est l'heureux quartier
Où des Français la séquelle demeure.
Prenez par là, suivez bien ce sentier.
En se hâtant, Sa Majesté l'enfile.
Elle aperçoit dans ce charmant asile
Un pré fleuri, coupé par des bosquets.
Là, sous l'abri des antiques cyprès,
On croyait voir des ombres diaphanes,
Des farfadets, des spectres ou des mânes,
Ou les esprits des plus fameux Français.
Sa Majesté s'y rend en diligence,
Par pur amour pour les Velches de France.
Un haut rocher domine sur ce lieu;
Louis y voit le fameux Richelieu,
Qui méditait, absorbé dans lui-même.
Louis lui dit : A quoi peux-tu rêver?
Mort une fois, tu ne peux t'élever.
Voudrais-tu donc faire encore un système?
Un mort peut-il dans ces lieux innover?

Richelieu.

Fuis, importun, et laisse-moi couver
Le grand projet où mon esprit s'applique.
J'y règle tout par la dialectique;
Quand quelque jour je pourrai l'achever,
Chacun dira, C'est un chef-d'œuvre unique.

Louis.

Votre Éminence a troublé l'univers;
Veut-elle encor tracasser aux enfers?

Richelieu.

<267>Si tu savais, ô roi trop flegmatique!
Sur quoi s'exerce ici ma politique,
Tout stupéfait, d'étonnement saisi,
En admirant, tu dirais, Qu'est-ce-ci?

Louis.

Comment veux-tu qu'un étranger devine
Sur quel objet ton vaste esprit rumine?
Mais nous croyons et sommes convaincus
Qu'en cet asile où rien ne t'importune,
Où rien ne peut augmenter ta fortune,
Tes grands travaux sont des soins superflus.

Richelieu.Non, s'il te plaît, il s'agit d'une affaire ....
Louis.Qui dans le fond ne t'intéresse guère.
Richelieu.

Qui soumettra les vastes cieux, l'enfer
Et tout le monde au bras de Jupiter.
Ne sais-tu pas que, malgré sa puissance,
Ce dieu dépend de la fatalité,
D'effet esclave, et libre en apparence?
Je veux enfin que la nécessité
Cède au torrent de son autorité;
Si j'ai rendu la France monarchique,
Je veux qu'un dieu soit en tout despotique.

Louis.

Quoi! chez les morts ton esprit agité
Est occupé toujours de politique!
Tu n'es qu'une ombre, et n'existerais pas.
Si ton esprit n'embrouillait les Ètats!

Richelieu.

<268>La loi des cieux, éternelle, immuable,
Détermina que toute ombre ici-bas
Fût à jamais à soi-même semblable,
Tant le penchant de l'homme est indomptable.
Qui fit la guerre ici chamaillera,
Le biberon ici s'enivrera,
L'homme d'État se rendra respectable,
Et l'amoureux dans nos bois cherchera
Un doux objet, à ses yeux agréable.

Louis.

Ah! si j'avais ici votre neveu,
Mon intrigueur, mon ami Richelieu,
Que je pourrais aller vite en besogne!
Car chez les morts il n'est plus de vergogne.
Votre Éminence aime tant les projets!
Qu'elle en fasse un pour combler mes souhaits.
J'attends tout d'elle; il faut qu'elle m'enseigne
A remplacer Du Barri, Pompadour.
J'oublierai tout, empire, gloire et règne,
Si dans ces lieux j'assouvis mon amour.

Richelieu.

Oui, vous pourrez, ô mon roi! dès ce jour
Vous contenter : il est ici des belles
D'esprit retors, qui ne sont pas cruelles.
Pour les trouver, rendez-vous au canton
Où règne en paix le sage Salomon.
Grandeur, éclat, pompe majestueuse,
Vous frapperont dans cette cour nombreuse.
Vous irez là, d'amour tout embrasé,
Et de ma part d'un mot autorisé,
Vous présenter à ce roi si lubrique.
Mille catins composent son sérail;
Sage il était, mais sage judaïque.
Or, il peut donc de ce nombreux bercail,
<269>S'il est poli, vous faire une part juste
D'un beau tendron, peut-être un brin usé.
Mais vous, grand roi, mais vous, mon prince auguste,
Si vous aimez, c'est pour être amusé.
Un délicat n'est point censé robuste;
Vous, vigoureux, et familiarisé
A des catins de l'espèce commune,
Allez, partez, et vous ferez fortune :
Quand on est roi, l'on n'est point refusé.
Pour saint Louis, chargé de le conduire,
Fut stupéfait de son rôle nouveau.
Qu'était-il donc? Honnête maquereau.
Tout preux guerrier n'en aurait fait que rire;
Le saint craignait que la grâce en défaut
Et ce métier ne pût un jour lui nuire.
Sa niche encor lui tenait fort à cœur,
Et les sermons prêches à son honneur,
Quoiqu'il ne fût ni vierge ni martyre.
Ni plus ni moins, ils brossaient les forêts.
Le Roi disait : Je n'aurais cru jamais
Que, mort, je pusse encenser des attraits
Qui dans le monde auraient pu me séduire.
Le saint répond, le cœur tout bouffi d'ire :
Tout est ici dans le relâchement;
Minos languit, le bon vieillard radote.
J'en suis contrit, mon âme si dévote
Désirerait un juge violent,
Sévère, et fait pour juger les coupables.
Le Roi repart : Vous êtes bien méchant.
Pourquoi punir des faiblesses aimables?
Si l'on voulait punir à la rigueur,
Ces lieux bientôt, changés, méconnaissables,
N'offriraient plus qu'un séjour plein d'horreur,
Un endroit triste, un grand désert aride,
Tout dépeuplé, sauvage, en un mot, vide;
Car où trouver tant de mortels parfaits?
Vous, cher saint, mort avant qu'on m'ait vu naître,
<270>(Je n'en crois rien) mais vous l'étiez peut-être.
Qui tenterait d'analyser de près
La vertu pure et la plus éclatante
Y trouverait parmi tous ses attraits,
A son regret, quelque tache frappante.
Ah! quel souhait! ah! quel cruel dessein
Pour un Louis et pour un maître saint
Que d'envoyer tous les mortels du monde,
Et tout ce qu'en produira l'univers,
Pour s'abîmer au fond d'un gouffre immonde,
Au grand jamais rôtir dans les enfers!

Saint Louis.

Quoi! c'est mon fils! Que mon sang dégénère!
Je te renonce et ne suis plus ton père.
Si Richelieu ne m'eût commis le soin
De te mener auprès du ... du coin,
En abhorrant tes discours hérétiques
Et tes propos très-encyclopédiques,
Je me serais d'abord signé trois fois,
Et sur ton nez j'aurais brisé ma croix.

Le Roi.

Sommes-nous donc en terre catholique?
Ne vois-tu pas qu'en ce lieu pacifique
Tout est mêlé? Les juifs, turcs et chrétiens
Vivent en paix au milieu des païens.

Saint Louis.

Voilà-t-il pas de ces propos damnables,
Partant d'un cœur froid, tiède, indifférent!
Un roi chrétien doit être intolérant,
S'il ne prend pas nos livres pour des fables.

Le Roi.

Et faut-il donc avoir le cœur plus dur
Que n'est l'airain, ou le fer, ou l'azur?

<271>Saint Louis.

Ah! nous voici sur la frontière juive;
Je te maudis, te quitte, et je m'esquive.
Louis tout seul s'approche du palais.
En le voyant, Sa Majesté l'admire;
Car Salomon jadis pour le construire
Mit sagement tout le Liban en frais.
Il est de cèdre, embelli par l'ivoire;
Sa vaste enceinte est un grand territoire;
Sur le fronton, ouvrage exquis de l'art,
On y voyait dame Ruth311-a et Thamar,311-b
Et des Hébreux la véridique histoire.
Le Roi, placé dessus son trône d'or,
Alors donnait à tout juif audience.
L'introducteur, qui n'était pas butor,
Chasse en avant la multitude immense,
Nouveaux venus de Londre et de Byzance,
De Rotterdam, de Pologne et de France.
Le bon Louis, las d'attendre, bâillait,
Entre les dents tout doucement jurait.
Ce prince avait toujours dans la pensée
Le puntiglio de sa grandeur passée.
Tout en bâillant, il remarque à l'écart
Certain quidam; il crut le reconnaître.
Certes, c'est lui, c'est Samuel Bernard.311-c
Comment, monsieur, comment pouvez-vous être
Parmi le tas de ces vils circoncis?

Bernard.

Sachez, mon roi, mon souverain, mon maître,
Que j'ai passé chez les Français jadis
Pour plus grand juif que ceux qu'on voit paraître
Dans ce palais, chez Salomon admis.
<272>Arabe ou juif, j'en ai bu toute honte.
Je cherche ici de l'or qui vient d'Ophir;
Je suis retors, je le gagne à bon compte,
Je risque tout afin d'en acquérir.

Le Roi.Vous êtes donc, Bernard, toujours le même?
Bernard.

Pour les trésors mon amour est extrême.
Mais vous, mon roi, que cherchez-vous ici,
Chez Salomon? Vous parmi le vulgaire!
Un fait pareil, tout extraordinaire,
Mérite bien que j'en sois éclairci.

Le Roi.

Je viens chercher, chez ce roi qu'on vénère,
Pour mes plaisirs une douce commère,
Bref, en un mot, pour mon amusement,
Une catin de son Vieux Testament.

Bernard.Sur cet article il peut vous satisfaire.
Louis.

Ne vois-tu pas que ces pouilleux de juifs,
Dans notre monde errants et fugitifs,
Dans celui-ci sont gens qu'on considère?
Le Roi d'eux seuls paraît être occupé.
Je vais ici me morfondre à rien faire;
C'est mon destin, ou je suis bien trompé.

Bernard.

Ne craignez point, mon roi, telle aventure,
Et vous serez reçu, je vous le jure.
Sur quoi Bernard, en élevant la voix,
Cria tout haut : Écoutez, grands et rois!
<273>Il est ici, dans ce palais auguste,
Un petit-fils de Louis dit le Juste.
Sera-t-il dit que parmi ces pouilleux,
Rogneurs d'espèce, ou bien fripiers hébreux,
On souffre encor confondu dans la foule
Un roi jadis oint par la sainte ampoule?
Il dit. D'abord un silence profond
(Effet commun que produit la surprise)
Succède au bruit, et le roi Salomon
Dit : C'est un conte, ou c'est une méprise.
Bernard se dresse et répond : Seigneur, non;
Vous possédez dans votre cour brillante
Le bien-aimé Louis, le Très-Chrétien;
C'est lui, vous dis-je, et je vous le présente.
Louis s'avance; à son noble maintien,
A son grand air on reconnut très-bien
Qu'il n'était pas un prince à la douzaine;
Et Salomon, en lui tendant les bras,
Dit : Quel bonheur de voir en mes Ètats
Sa Majesté de France Très-Chrétienne!
Louis répond sans marquer d'embarras,
Comme aurait pu haranguer Démosthène.
Nos deux grands rois bras dessus, bras dessous,
Très-tendrement tous les deux s'embrassèrent,
Fraternité de bon cœur se jurèrent;
Car tous les deux avaient les mêmes goûts,
Et, quoique morts, étaient amoureux fous.
Pour profiter du temps de la visite,
Le Français dit au Jérusalémite :
Ah! montrez-moi, grand roi, votre sérail;
Je voudrais fort le connaître en détail.
- Nenni, nenni, répond l'Israélite.
Mon bon papa fut jadis fait cocu
Par son cher fils Absalon le pendu;314-a
Je ne veux point perpétuer ses cornes
<274>En admettant un roi nouveau venu
Dans mon sérail, sans imposer des bornes
Aux vifs transports d'un amour éperdu.
- Mais, dit Louis, mon amour fait carême.
Depuis trois mois mort, enterré, tout blême,
Taxerait-on mon ombre dans ces lieux
D'être un objet aux jaloux dangereux?
- Tant pis, répond le juif, qui s'inquiète;
On a plus faim quand on a fait diète.
Vos Français ont je ne sais quel jargon
Pour captiver les femmes et les filles,
Peu connu dans Salem314-b et Beth-Horon,314-c
Qui plaît au sexe et trouble les familles.
Mais après tout, vous êtes étranger,
Et pour montrer à quel point je sais vivre,
Dans cet instant je veux qu'on vous délivre
Une beauté qui sait se rengorger,
Qui fit tourner la tête à mon vieux père,
Qui sait comment on subjugue les rois.
C'est Bethsabé; tel est son nom de guerre.
Un trait frappant de ses fameux exploits,
C'est qu'elle fit, las! par galanterie,
Assassiner son mari, mons Urie.315-a

Louis.

Ah! quelle femme, ô ciel! et quel beau don
Me fait ici le grand roi Salomon!

Salomon.

Elle vaut bien la Pompadour, mon frère,
Qui vous força d'entreprendre la guerre,
Dont assez mal vous vous êtes trouvé.

Louis.<275>Qui vous l'a dit? comment! quoi! vous savez ....
Salomon.

Que les Français, tant prônés dans l'histoire,
Chez les Germains ont enterré leur gloire.
Mais laissons là les faits, où le hasard
Peut avoir eu la principale part.
Prends ta catin et pars avec ta dame,
Qui saura bien perpétuer ta flamme,
Te subjuguer, te bâter, te brider,
Te plaire encore et te persuader.

Louis.

Je le vois bien, je ne m'en puis défendre,
Car d'un mauvais payeur il faut tout prendre.

C'est le précis de ce que nous écrit
Le gazetier fameux de l'Élysée.
Je ne veux pas garantir ce qu'il dit;
La vérité, qu'on aime et qu'on chérit,
Est à trouver en tout lieu malaisée.
Pour cette fois, lecteur, ceci suffit;
Tu sais du moins que ce bon roi de France
Ne manque point là-bas de jouissance.
Si tu veux plus savoir de son destin,
Attends encor, ne perds point patience,
Tu l'apprendras l'ordinaire prochain.

(1774.)

<276><277>

LII. LE SINGE DE LA MODE, COMÉDIE EN UN ACTE. (1742.)[Titelblatt]

<278>

ACTEURS.

LE MARQUIS DE LA FARIDONDIÈRE.
M. BARDUS, son oncle, vieux bigot de profession.
LA COMTESSE DE TERVISANE, veuve dévote.
MADEMOISELLE ADÉLAÏDE, sa fille, jeune et récemment sortie du couvent.
LE VICOMTE DE BELAIR, jeune homme éventé qui donne au marquis des leçons de mode.
VERVILLE, homme sensé, ami de Bardus et du marquis.
LA RÉJOUISSANCE, valet du marquis.
UN ARCHITECTE.
UN LIBRAIRE.

La scène est dans la maison de M. Bardus, où loge aussi la comtesse.

<279>

LE SINGE DE LA MODE, COMÉDIE EN UN ACTE.

SCÈNE I.

BARDUS, VERVILLE.

BARDUS.

J'y ai perdu mon temps et ma peine; j'ai voulu le retirer de ses égarements affreux, où je ne vois que trop que le monde et son tempérament l'entraînent. Que n'aurais-je pas entrepris pour arracher cette âme des griffes de l'esprit malin, qui le poussent à sa perdition! Mais, mon cher ami, son heure n'est pas encore venue.

VERVILLE.

Peut-être avez-vous choqué ses préjugés trop ouvertement; au lieu de le convaincre, vous l'aurez révolté.

BARDUS.

Je lui ai dit tout ce qu'il convient à un oncle de représenter à son neveu; je lui ai fait voir le tort qu'il se ferait par sa conduite, et, en un mot, que non seulement il perdait son âme, mais encore qu'il perdait sa réputation par ses extravagances.

VERVILLE.

Et de grâce, que vous a-t-il répondu?

BARDUS.

<280>Que je n'étais pas en état de juger de sa conduite; que tout ce que je lui disais pouvait avoir été bon de mon temps, mais qu'à présent la mode en était changée, et qu'il était résolument déterminé à suivre en tout la mode. En un mot, cher ami, mon cœur se ronge de douleur en voyant que le seul parent qui me reste ne réponde point à mes espérances. Deux fils me sont morts, hélas! dans leur enfance, et ce neveu, cet indigne neveu se perd lui-même dans la fleur de son âge. Il ne fréquente que des jeunes gens plus éventés que lui encore; on le voit sans cesse à l'Opéra, au bal, à la comédie, et jamais dans les bonnes sociétés; jamais je ne l'ai pu faire résoudre à parler avec M. Germon, mon confesseur.

VERVILLE.

Mais ce M. Germon, ne vous en déplaise, et ce M. Alain, le diacre, et ce grand M. l'abbé, qui est toujours si malpropre, sont d'une fatuité, que vous n'auriez assurément pas dû choisir leur compagnie par préférence pour donner à votre neveu du goût pour la sagesse.

BARDUS.

Mon ami, ces gens ne sont pas brillants, mais ils sont d'une sainteté surprenante, et il n'est rien de plus sûr qu'en cent ans d'ici ils feront des miracles. Mais enfin, pour en revenir à mon neveu, il s'agit de le marier, et je ne puis l'y résoudre; c'est ce qui me navre le cœur.

VERVILLE.

Avant que de le consulter là-dessus, aviez-vous fait choix d'une personne que vous lui destinez?

BARDUS.

Oui, j'avais donné entre bien des personnes la préférence à la fille de la comtesse de Tervisane, Adélaïde. Elle est bien élevée, et sa mère, qui brille par tous les actes de dévotion qu'elle a faits depuis deux ans, lui a inculqué des sentiments avec lesquels je me flatte qu'elle pourra retirer mon neveu de ses désordres. Ses mœurs sont la simplicité même; elle ne fait que sortir du couvent; jamais fard n'a sali son visage; jamais elle n'a fait de <281>dépense en tous ces brimborions ridicules qui composent l'ajustement des femmes; en un mot, c'est la vertu même, et la personne qui me convient.

VERVILLE.

Comme je vois que cette affaire vous tient si fort à cœur, je veux m'employer volontiers auprès de votre neveu pour l'y persuader; cela n'est pas impossible. Mais, de grâce, ne choquez point ses préjugés; c'est par l'adresse que je prétends réussir. Lorsque l'on a manié les caractères des hommes, l'expérience montre qu'il n'en est aucun dont on ne vienne à bout, dès qu'on en a saisi le faible. Ne vous embarrassez point de votre neveu; c'est un jeune homme, et je vous garantis que je l'amènerai au point que vous désirez. Mais sondons premièrement quelles sont les dispositions de la comtesse et d'Adélaïde, pour que, étant assuré de leur consentement, je puisse agir d'une façon d'autant plus efficace auprès du marquis.

BARDUS.

C'est bien penser; allons-y de ce pas.

(Ils sortent.)

SCÈNE II.

LE MARQUIS DE LA FARIDONDIÈRE ET SON VALET LA RÉJOUISSANCE.

(Le marquis arrive avec tous les airs affectés de petit-maître.)

LE MARQUIS.

Tu vois bien que quinze cents volumes ne suffisent pas, et que les armoires ne seraient que médiocrement remplies.

LA RÉJOUISSANCE.

Il y a encore six aunes de place, et je ne sais combien cela pourra contenir de livres.

LE MARQUIS.

Holà hé! le libraire!

<282>

SCÈNE III.

LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE, LE LIBRAIRE.

LE MARQUIS, au libraire.

Mon ami, encore un mot. Après avoir fait mesurer les rayons de mes armoires, il s'est trouvé qu'elles ont trente et six aunes de long, ajoutés les uns aux autres. Vous m'avez promis pour trente aunes de livres, il faut donc encore que vous m'en fournissiez pour six aunes.

LE LIBRAIRE.

Monsieur, je vous ai en vérité servi de mon mieux; nous vous avons fourni ce que nous avons eu de plus estimé dans notre boutique. Il nous reste encore trente exemplaires des œuvres de Marivaux,323-a une centaine de ceux de l'abbé de Saint-Pierre,323-a et une centaine de la philosophie par M. des Champs.323-a Mais, monsieur, il y a si longtemps qu'ils sont dans notre boutique, qu'en conscience nous n'avons pas osé vous les offrir.

LE MARQUIS.

Quittez ces façons, et faites relier au plus vite. Marivaux et l'abbé de Saint-Pierre, reliés en maroquin, la philosophie par M. des Champs, seront fort beaux et orneront très-bien ma bibliothèque. Les pourrai-je avoir en six jours?

LE LIBRAIRE.

Je ferai l'impossible pour vous satisfaire. Votre serviteur, monsieur.

(Il s'en va.)

<283>

SCÈNE IV.

LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE.

LE MARQUIS.

Cent trente livres pourront remplir, à ce que j'espère, le vide, et je ne crois pas qu'il y aurait encore de la place pour un seul atome.

LA RÉJOUISSANCE.

Cela s'entend; aucun homme n'entrera dans vos armoires.

LE MARQUIS.

Que dis-tu?

LA RÉJOUISSANCE.

Qu'aucun homme ne peut entrer dans vos armoires.

LE MARQUIS.

Ah! le sot animal! Ne vois-tu pas que je parle d'atomes et non pas d'hommes? On voit bien qu'il n'y pas longtemps que tu es à Paris. Je me tue de te façonner, de te donner des manières, de te plier à la mode; mais tu restes aussi grossier que tu ne l'as jamais été.

LA RÉJOUISSANCE.

Je vous servais autrefois, et vous étiez content de moi; mais depuis trois semaines que nous sommes à Paris, que vous fréquentez ces gens de bonne compagnie, comme vous les appelez, ils vous ont mis tant de choses en tête, que vous me voulez avoir tout autrement fait que ma mère ne m'a mis au monde, et que vous parlez un jargon que je n'entends point.

LE MARQUIS.

Tais-toi, bête que tu es, et ne me fatigue point les oreilles avec ton impertinent jargon.

(On frappe à la porte.)

<284>

SCÈNE V.

LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE, L'ARCHITECTE.

LE MARQUIS.

Entrez.

L'ARCHITECTE, avec de grands rouleaux de papier.

Monsieur, je viens vous apporter les plans de votre nouvelle maison de campagne, tous dessinés d'après le dernier goût.

LE MARQUIS, avec un ton suffisant.

Montrez-nous un peu. Rien ne fait tant fleurir les arts que les bâtiments.

(On déroule les plans.)

L'ARCHITECTE.

Monsieur, voici le vestibule, voilà la salle; ce sont ici vos garde-robes, et voilà vos appartements. Vous serez logé comme un roi.

LE MARQUIS.

Où est le cabinet?

L'ARCHITECTE.

Le voilà, monsieur.

LE MARQUIS.

Il est trop petit, et la salle est trop grande.

L'ARCHITECTE.

Mais, monsieur, il faut que les salons soient grands, et les cabinets doivent être petits de leur institution.

LE MARQUIS.

Vous n'y entendez rien; je veux qu'ils soient à la mode.

L'ARCHITECTE.

Mais, monsieur, ils le sont.

LE MARQUIS.

Non, vous dis-je, ils n'y sont pas. Ne voyez-vous point qu'un <285>petit salon et un grand cabinet ont un air de paradoxe? Et c'est là justement par où l'on brille à présent. Cela tient du nouveau, cela tient de l'extraordinaire.

L'ARCHITECTE.

Monsieur, êtes-vous content de la façade?

LE MARQUIS.

Elle est trop simple, et je veux des ornements à la corinthienne; que tout en soit chargé, et cela légèrement.

L'ARCHITECTE.

Monsieur, vous êtes bien difficile à contenter.

LE MARQUIS.

Tout au plus; mais vous y profitez, car si vous servez souvent des personnes qui ont le goût aussi fin que je l'ai, sans vanité, vous ferez des progrès, mon ami, vous ferez des progrès.

L'ARCHITECTE.

Enfin, monsieur, je ferai ce que je pourrai pour vous contenter, et dès ce moment je changerai tout comme il vous plaira.

LE MARQUIS.

Que dira-t-on, là, de ce bâtiment? Qu'en pensez-vous?

L'ARCHITECTE.

Monsieur, je ne sais pas trop; il était selon les règles, et vous le faites changer.

LE MARQUIS.

Ah! pédant! selon les règles, selon les règles, pédant! Ce qui est selon les règles ne peut pas avoir un air aisé, et comme je veux que cet édifice n'ait rien de gêné, je veux qu'il soit en tout opposé aux règles.

L'ARCHITECTE.

Vous serez satisfait.

(Il sort.)

<286>

SCÈNE VI.

LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE.

LE MARQUIS.

T'aperçois-tu des progrès que je fais? Cet homme trouve déjà des difficultés à me contenter; c'est un signe certain que le goût se forme chez moi à mesure que je deviens difficile, et cela viendra davantage de jour en jour.

LA RÉJOUISSANCE.

Ma foi, monsieur, je n'entends rien à tous vos discours.

LE MARQUIS.

Il faut que tu sois bien sot pour ne pas remarquer que je me fais de jour en jour plus à la mode, et le peu qui me manque encore peut s'acquérir. Mon maître de langue anglaise n'a-t-il pas encore été ici aujourd'hui?

LA RÉJOUISSANCE, d'un air distrait.

Non, monsieur, mais il a ......

LE MARQUIS.

Eh bien, qu'est-ce qu'il a? Tu m'impatientes à la fin.

LA RÉJOUISSANCE.

I ... il a .... il a fait dire qu'il avait le spleen, et ....

LE MARQUIS.

Ne finiras-tu jamais?

LA RÉJOUISSANCE.

Et qu'il vous faisait demander pardon de .. de .. de ..

LE MARQUIS.

Achève, butor.

LA RÉJOUISSANCE.

<287>De ce qu'il ne pouvait venir, parce qu'il ....

LE MARQUIS.

Eh bien?

LA RÉJOUISSANCE.

Parce qu'il s'était pendu.

LE MARQUIS.

Comment! pendu? (à part.) Cela se peut pourtant; il est bien Anglais, et il en est capable. Où trouverai-je un autre maître?

LA RÉJOUISSANCE.

Qu'en avez-vous besoin?

LE MARQUIS.

Eh! ne vois-tu pas que cette langue est à la mode, et que pour lire Newton et Pope il faut la savoir?

LA RÉJOUISSANCE.

Que vous font ces gens-là, ce Newton et ce Pope dont vous nous bercez depuis le matin au soir?

LE MARQUIS.

Tu n'y entends rien. Lorsque l'on veut être philosophe, on se trouve vis-à-vis de rien, si l'on n'a quelque connaissance de ces termes nouveaux. Un homme du monde doit savoir parler de l'attraction, du vide, des précessions équinoxiales, et Newton nous apprend tout cela.

LA RÉJOUISSANCE.

Et que nous font ces processions?

LE MARQUIS.

Quel malheur lorsque l'on a affaire avec de pareils animaux! Précessions équinoxiales, te dis-je, butor!

LA RÉJOUISSANCE.

<288>Mon pauvre maître! mon pauvre maître!

(L'on apporte une grande épée, un chapeau avec des plumes, des bottes fortes, des gants extrêmement grands.)

Qu'est-ce que ceci?

LE MARQUIS.

Donne-moi cette épée et ces gants, avec le chapeau.

LA RÉJOUISSANCE.

Et qu'en prétendez-vous faire?

LE MARQUIS.

Sot que tu es, n'entends-tu pas tous les jours parler de guerre, et ne sais-tu pas que la plupart des courtisans qui reviennent de l'armée auront l'air martial en diable? Je veux me mettre à la mode et ne point avoir l'air maussade envers eux. (Il met l'épée, le chapeau et les gants.) Eh bien, à ma physionomie, ne croirais-tu pas que j'ai fait quelque siége, et que j'ai assisté à plus d'une bataille?

LA RÉJOUISSANCE, chante.

La la la la la leri lera.

LE MARQUIS, mettant la main au côté.

Regarde un peu, n'ai-je pas la mine bien déterminée? Cela ne me va-t-il pas bien? Avoue-moi que je tiens quelque chose de l'air de Turenne. Oh! que je ferai parler de moi, si je me trouve jamais à quelque bataille!

LA RÉJOUISSANCE.

Ma foi, vous avez l'air de tout, et vous ... vous ne ressemblez à rien.

LE MARQUIS.

L'impertinent! D'où vient que tu ne m'as pas rapporté de réponse de Julie? N'as-tu pas osé lui parler? Que faisait-elle? T'a-t-elle refusé? M'aurait-on préféré quelque autre? Dis donc, dis donc.

LA RÉJOUISSANCE.

<289>Julie était auprès du duc .... de ce duc .... vous savez bien, enfin du duc ... là .....

LE MARQUIS.

Eh! quel duc?

LA RÉJOUISSANCE.

D'un duc; et elle dit qu'elle ne vous connaît pas, ou elle a fait semblant de ne vous point connaître, et le duc lui a répondu qu'il lui en savait gré.

SCÈNE VII.

LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE, LE VICOMTE DE BELAIR.

LE VICOMTE.

Ah! marquis, que je t'embrasse. Il y a deux jours que j'ai passés sans te voir; quel martyre!

LE MARQUIS.

Vicomte, tu peux compter que je n'ai pas vécu ces deux jours, mais que je n'ai fait que végéter.

LE VICOMTE.

Végéter! c'est du dernier ton; tu seras bientôt à même de donner des leçons, et moi d'en prendre.

LE MARQUIS.

Tu te plais à violer ma modestie. Mais trouves-tu que j'aie profité depuis mon séjour de Paris?

LE VICOMTE.

Comment! profité? Tu escalades tout d'un coup le superlatif du bel air, des grâces, et tu feras cocu le grand-père de la mode.

LE MARQUIS.

Trouves-tu que j'ai bien mis le rouge?

<290>LE VICOMTE.

Tout au mieux.

LE MARQUIS.

C'est à la Villars. Et cet assassin?

LE VICOMTE.

Avec choix, avec discernement.

LE MARQUIS.

Julie m'en a donné le modèle.

LE VICOMTE.

Comment va donc ton intrigue avec Julie?

LE MARQUIS.

Point bien du tout, par le peu de talent de mon valet, qui n'a pas assez d'adresse pour s'insinuer et s'accréditer chez elle.

LE VICOMTE.

Écoute, il est pourtant nécessaire d'avoir une intrigue, car il te faut de nécessité une maîtresse au théâtre. Tu peux compter que tu es un homme perdu de réputation, si tu n'établis au plus tôt quelque commerce réglé, et si toute la ville ne parle de ton aventure.

LE MARQUIS.

Tu me trouves avec toutes les dispositions que tu peux désirer pour honorer tes conseils; tu me verras briller dans cette carrière jusqu'à extinction de chaleur humaine. Mais jusqu'à présent, je me suis toujours trouvé vis-à-vis de rien.

LE VICOMTE.

Attends, attends, mon pauvre garçon, je te promets de te servir. Je te prétends introduire en même temps chez deux ou trois femmes de ma connaissance qui te mettront sur la piste de la galanterie; ce sont des femmes qui, depuis quinze ans, n'ont jamais l'ait un quart d'heure faux bond à la mode, des personnes <291>routinées, et qui, de plus, possèdent tout le dictionnaire néologique.

LE MARQUIS.

Que ne te devrai-je pas, cher vicomte, pour une si bonne connaissance!

LE VICOMTE.

Ce sera demain que je prétends t'introduire. Quelques affaires m'obligent à présent de parler à une dame qui loge ici, dans la maison. Adieu, marquis, à demain.(Il sort.)

LE MARQUIS.

Ne pourrais-je t'accompagner?

LE VICOMTE.

Mon cher ami, cela est impossible; il faut que je sois seul.

LE MARQUIS.

Serviteur, vicomte, j'attends impatiemment que tu t'acquittes de ta promesse.

SCÈNE VIII.

LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE.

LE MARQUIS, à son valet.

Tu vois à présent, misérable, tu vois que je suis perdu, si mon intrigue avec Julie ne réussit pas. Julie n'est pas belle, elle n'est pas agréable; mais qu'elle est applaudie lorsqu'elle chante sur le théâtre! et que de jeunes gens désirent sa jouissance! C'est une conquête digne de moi que celle d'une personne que tout le public admire.

LA RÉJOUISSANCE.

Gare que le public ne fasse davantage. Mais vous dites qu'elle ne vous plaît pas, et .. et .. et vous voulez en faire votre maîtresse! Est-ce donc pour vous que vous la prenez, ou pour le public?

<292>LE MARQUIS.

Mais ne vois-tu pas qu'il est cent choses qu'un homme du monde est obligé de faire pour se conformer au goût public, au torrent de la nouveauté et de la vogue qui l'entraîne? Julie n'a rien de piquant pour moi, mais il me la faut pour me mettre au niveau du beau monde. La philosophie m'ennuie à la mort, et, à te parler franchement, je n'y comprends rien; mais je craindrais d'être montré au doigt par les rues même, si je ne disais, Je suis philosophe, si je ne parlais de Newton, que je ne susse discourir des Éphémérides, et nommer beaucoup d'autres mots inintelligibles dont je suis venu à bout de posséder le jargon, quoique avec beaucoup de peine; et j'aimerais mieux périr que de ne point suivre en tout ce que je vois qui se pratique. Les coutumes du public sont respectables, il faut les respecter, il faut les respecter.

LA RÉJOUISSANCE.

Que je vous plains, mon maître, de donner dans ces travers! Pourquoi ne point être naturel et suivre vos goûts? Soyez original, et ne copiez point de si mauvais originaux. Si nous allions au pays des cigognes, vous voudriez avoir un long bec et de grands pieds rouges.

LE MARQUIS.

Ce n'est pas à toi de m'apprendre ce que je dois faire. Acquitte-toi seulement bien des commissions que je te donne, et retourne d'abord chez Julie, (il écrit avec du crayon.) et porte-lui ce billet.

(La Réjouissance s'en va.)

SCÈNE IX.

LE MARQUIS, VERVILLE, M. BARDUS.

VERVILLE.

Bonjour, marquis. Ne sois point surpris que je t'aie fait faux bond aujourd'hui; j'ai été arrêté à la cour par un duc de mes amis, et j'ai engagé ma parole d'y retourner ce soir. On célébrera <293>les noces d'un courtisan, et on fera encore les promesses d'un duc et pair à la même cérémonie. Je suis venu simplement pour te faire mes excuses.

LE MARQUIS.

Je suis bien mortifié que je n'aie eu le plaisir de te posséder de toute la journée. Il y a deux heures que je t'attends ici, dans la maison de mon oncle. Si je n'ai point eu l'avantage flatteur de jouir de ta présence le matin, donne-moi au moins la soirée.

VERVILLE.

Je le ferais de grand cœur; mais je dois assister à cinq ou six contrats de mariage qui se signeront ce soir en différents endroits, et ce sont des choses que l'on ne saurait refuser.

LE MARQUIS, à part.

Cinq ou six contrats de mariage! ... cela est beaucoup. (à Verville.) Et d'où vient cette passion pour le mariage à tant de personnes à la fois?

VERVILLE.

Il n'est nul pays et nul endroit où l'on se marie aussi jeune qu'à Paris. Il y a presque une indécence à la cour d'avoir dix-huit ans et de n'être pas encore père.

LE MARQUIS, à part.

Belair ne m'a pas cependant encore parlé de cette mode. (à Verville, avec un air empressé.) Tout le monde se marie donc si jeune à la cour?

VERVILLE.

Oui, il n'y a rien de plus constant; c'est la mode. Une femme est censée le premier meuble d'une maison, et c'est un meuble indispensable pour quiconque veut tenir état.

LE MARQUIS.

Ah! (à part.) Je n'y tiens plus; il faut que je me marie.

<294>VERVILLE.

Que dis-tu là?

LE MARQUIS.

Je t'avouerai franchement que j'avais déjà pensé à me marier; mais ayant encore très-peu de connaissances à Paris, je n'ai pu choisir une personne digne de ma main.

VERVILLE.

Je crois que, fait comme tu l'es, et avec ton esprit, tu n'as pas lieu de t'attendre à quelque refus, et que l'on trouverait sûrement des demoiselles qui t'accepteraient volontiers.

LE MARQUIS.

Les connaissances sont ce qui coûte le plus à faire, car du reste je n'en suis pas embarrassé; on sent ce que l'on vaut.

VERVILLE.

Quant à la connaissance, je crois que je pourrais peut-être te servir.

SCÈNE X.

LES ACTEURS DE LA SCÈNE PRÉCÉDENTE ET LA RÉJOUISSANCE.

BARDUS.

Que veux-tu, La Réjouissance?

LA RÉJOUISSANCE, tout essouffle.

Mon ... ah! mon ... hem! mon ... ouf! ... monsieur, voici une ... une ... (il reprend haleine.) lettre de Julie pour mon maître.

LE MARQUIS.

Donne. (il reçoit la lettre.)

LA RÉJOUISSANCE.

Elle est plus tendre que je ne l'ai jamais vue, et demande à le voir.

<295>BARDUS.

Qu'est-ce donc que ceci, mon neveu?

LE MARQUIS.

C'est, monsieur, une lettre d'une très-jolie personne dont j'espère de faire ma maîtresse.

BARDUS.

Qu'entends-je? Votre maîtresse! Vous n'y pensez pas. Quelles exhortations ne vous ai-je pas faites tantôt! Quelles bonnes raisons ne vous ai-je point alléguées pour vous déterminer à changer un genre de vie si déréglé, si scandaleux, et qui me fait dresser les cheveux lorsque j'en considère les suites! Et vous osez ....

LE MARQUIS.

Monsieur, je suis fort fâché de vous entendre parler sur ce ton et vous ne sauriez concevoir la pitié que vous me faites. En vérité cela est du dernier bourgeois.

BARDUS.

Apprenez à conserver le respect que vous devez à un oncle, et ne vous laissez pas emporter par vos vivacités au delà des bornes de votre devoir.

LE MARQUIS.

Monsieur, je sais tout ce que je vous dois; mais je vous avoue que je ne puis me résoudre à être corrigé par un homme qui est si peu à la mode, et qui aurait grand besoin de réforme lui-même. Je ne puis me gêner, et je veux encore moins passer pour un homme rouillé à mon âge. Que dirait-on de moi, si je n'étais pas à la mode?

BARDUS, en colère.

Avec votre mode, avec votre mode ....

LE MARQUIS, avec vivacité.

Avec votre raison et votre bon sens déplacé ....

<296>BARDUS.

Malheureux, quand le ciel ....

LE MARQUIS, vite.

Eh! monsieur, quand la terre ....

BARDUS, l'interrompt.

Vous punira ....

LE MARQUIS.

Se moquera ....

BARDUS.

De vos péchés ....

LE MARQUIS.

De mes bêtises ....

BARDUS.

Si vous continuez ce genre ....

LE MARQUIS.

Si je vous imitais ....

BARDUS.

De vie ....

LE MARQUIS.

A quoi diable ....

BARDUS.

Alors vous sentirez le poids de mes raisons.

LE MARQUIS.

A quoi diable cela vous servira-t-il?

BARDUS.

Et vous serez encore ....

LE MARQUIS.

Ne pouvez-vous pas vous contenter d'être ....

BARDUS.

Excommunié, de plus, ...

<297>LE MARQUIS.

Seul ridicule?

BARDUS.

De la communion des ....

VERVILLE, à Bardus, à part.

Pour l'amour de Dieu, modérez, monsieur, votre vivacité. Vous avez vu que je l'avais presque amené où vous le vouliez, et vous allez tout gâter.

BARDUS.

De la communion des saints. Ah! qui me tient que je ne le déshérite?

VERVILLE.

Monsieur, les dévots ne doivent pas avoir tant de fiel.340-a Calmez-vous cependant un moment, et vous verrez que les choses iront mieux. (au marquis.) Cher ami, ton oncle est si plein de zèle pour toi, que son zèle l'emporte quelquefois trop loin.

LE MARQUIS.

Ah! quel homme! Comment se peut-il que je sois son parent? Cela a des idées hétéroclites, cela n'a connaissance de rien. Non, mon grand-père a sûrement été cocu, car cela est d'un bourgeois, mais d'un bourgeois, que j'en ai honte.

VERVILLE.

Tout cela se peut; mais il est cependant à ménager pour l'héritage, et si tu savais le manier, sa bourse serait ouverte pour toi.

LE MARQUIS, radouci.

C'est ce que j'aurais peine à croire.

VERVILLE.

Tu me paraissais enclin, il y a un moment, à te marier. Tiens, il y a ici, dans la maison, une jolie personne. Si elle te plaît, je trouverai moyen d'obliger ton oncle à te céder, de son vivant, une <298>belle terre. (à part, à Bardus.) De grâce, monsieur, ne le brusquez pas, et concourez plutôt avec moi pour l'accomplissement de notre dessein. (haut, à Bardus.) Vous connaissez, monsieur, la comtesse de Tervisane et sa fille, la belle Adélaïde; il y a eu des princes qui ont aspiré à la posséder. Montons ensemble, et prions-la de se rendre ici sous prétexte d'une collation, et votre neveu en jugera.

BARDUS.

Allons, j'en suis content. (à part.) Mais Julie, mais Julie! et mon impertinent neveu .....

SCÈNE XI.

LE MARQUIS, seul.

Quel parti prendre? D'un côté, voilà Julie et cette mode des maîtresses à l'Opéra, et de l'autre, voilà Adélaïde et la mode de la cour de se marier jeune. Quelle mode suivre? Pour qui me déterminerai-je? pour le concubinage, ou pour l'hymen? (il pense.) Ma foi, réunissons ces deux modes ensemble, plus nous aurons de grâces et d'agréments. Quel assemblage! galanterie, constance, amour, femme, maîtresse, concubine. Enfin cela doit être à la mode; il y a du contraste, cela est léger, et cela sent le philosophe qui, sans se fixer à rien, goûte et jouit de tout.

SCÈNE XII.

LE MARQUIS, LA COMTESSE, que BARDUS conduit, ADÉLAÏDE, que VERVILLE amène, et BELAIR.

LA COMTESSE.

J'espère que M. Belair m'épargnera ses visites. Non, monsieur, ma fille n'est point pour vous, et pour que vous n'y pensiez de votre vie, je vous avertis qu'il y a assez de ducs et pairs qui la sollicitent, et qu'ainsi je vous la refuse et vous la refuserai toute ma vie.

LE VICOMTE.

<299>Fait comme je le suis, je ne devais pas m'attendre, madame, à une pareille avanie, et parmi vos princes et vos ducs, il y en a cent qui se trouveraient heureux s'ils me valaient. Vous vous repentirez de votre refus, madame, vous vous en repentirez. Adieu. (au marquis.) Je vais faire ton affaire.

LE MARQUIS, à Verville.

Qu'est-ce donc que ceci?

VERVILLE.

C'est que le vicomte a demandé Adélaïde en mariage, et qu'on la lui a refusée.

LE MARQUIS.

Ah! je ne m'étonne donc plus qu'il ait été si soucieux de m'écarter de chez elle.

VERVILLE, à Adélaïde.

Mademoiselle, voici le marquis de la Faridondière, que je vous présente.

ADÉLAÏDE.

Monsieur, c'est bien de l'honneur pour moi.

LE MARQUIS.

Mademoiselle, je suis bien flatté de l'honneur de votre connaissance. (à Verville, à part.) Mon Dieu, elle n'a pas de fard, elle n'a point de bouquet. Comme ses cheveux sont accommodés! Ce n'est point à la mode .... point d'assassin .... ah! point d'assassin.

VERVILLE.

Ne vois-tu pas que ce sont des choses extérieures que l'on peut ajouter à la personne lorsqu'on le veut? Mais l'essentiel, la figure, comment te plaît-elle?

LE MARQUIS.

Charmante; mais tout le reste est hors de mode. Comme elle est fagotée!

VERVILLE.

Te plaît-elle, ou non?

<300>LE MARQUIS.

Beaucoup; mais point de fard, point de fard.

VERVILLE.

Si tu ne veux que du fard, des pompons et une tête moutonnée, épouse une poupée à la mode. Résous-toi donc si tu veux l'épouser ou non, car si tu la veux, dépêche-toi de la demander en mariage, sans quoi la cour te l'enlèvera.

LE MARQUIS.

Oui, à condition que l'on stipule dans le contrat de mariage qu'elle suive en tout la mode, et qu'elle y soit fidèlement attachée.

VERVILLE.

Si ce n'est que cela, la chose est faite. (à l'oncle.) Monsieur, tout est d'accord; voudriez-vous demander le consentement de la comtesse?

BARDUS.

Comment! cher ami, tu as réussi?

VERVILLE.

Comme vous le voyez; avec la patience, et connaissant la passion du jeune homme, je l'ai mené plus loin qu'il n'a pensé lui-même. L'on ignore souvent jusqu'où la passion est capable d'aller, et tel renonce par dépit au mariage, que l'amour y ramène.

BARDUS, à la comtesse.

Souffrez, madame, que je demande votre consentement au mariage de votre fille avec mon neveu. Vous savez que je l'avais destinée à mon fils; mais comme le ciel m'en a privé, et que je ne puis avoir de plus grande satisfaction que de voir réunie à ma famille la fille d'une personne que j'estime, j'espère que vous ne me la refuserez pas.

LA COMTESSE.

Quoique bien d'illustres personnes me l'aient demandée, je préfère, monsieur, votre alliance à toute autre, et je me trouverai heureuse si par là je puis contribuer à votre satisfaction.

LE MARQUIS.

<301>Madame, je suis ravi de ce que vous daignez m'accepter pour votre gendre, et j'espère ....

BARDUS.

Mon neveu, je vous donne ma terre de Sainte-Marthe en dotation, et de ce jour je vous en cède les revenus.

LE MARQUIS.

Mon oncle, je vous en aurai des obligations éternelles, et vous voudrez ....

VERVILLE.

Tu ne dis rien à ta promise?

LA RÉJOUISSANCE.

Voilà sûrement quelque nouvelle mode. Comment donc! mon maître se marie?

LE MARQUIS, à Adélaïde.

Mademoiselle, rien ne peut m'être plus flatteur que le consentement de madame votre mère à notre mariage, si ce n'est que vous ne vouliez y mettre le sceau par votre approbation.

ADÉLAÏDE.

Je n'ai d'autre volonté, monsieur, que celle de ma mère; ainsi je ne sais qu'obéir.

LE MARQUIS.

Promettez-moi en même temps, belle Adélaïde, de suivre en tout les charmes de la mode, d'y être toujours constamment et fidèlement dévouée, et d'imiter en tout les agréments et les prestiges de la nouveauté.

ADÉLAÏDE.

Je ferai tout ce que je pourrai, monsieur, pour gagner votre estime et pour vous plaire.

VERVILLE, au marquis.

TU lui demandes des choses dont tu auras lieu de te repentir : les <302>modes de Paris ne sont pas avantageuses pour les maris. Gare, gare.

BARDUS.

Allons passer en réjouissements un jour dont l'événement fera le bonheur de ma vie et de nos familles.

LA RÉJOUISSANCE.

Que mon maître se marie, si c'est la mode; j'y consens. Mais si jamais les coups de bâton viennent à la mode, ma pauvre échine, que n'aura pas à éprouver ta constance!

FIN.

<303>

LIII. L'ÉCOLE DU MONDE, COMÉDIE EN TROIS ACTES, FAITE PAR MONSIEUR SATYRICUS POUR ÊTRE JOUÉE INCOGNITO. (1748.)[Titelblatt]

<304>

ACTEURS.

M. BARDUS, père de Bilvesée.
BILVESÉE, jeune étudiant revenu de l'université.
M. ARGAN, père de Julie.
MADAME ARGAN.
JULIE, sa fille, promise à Mondor.
MONDOR, amant de Julie.
NÉRINE, suivante de madame Argan.
MARTIN, valet de Bilvesée.
MERLIN, valet de Mondor.

La scène est à Berlin, dans une maison où demeurent plusieurs familles.

<305>

L'ECOLE DU MONDE.

ACTE I.

SCÈNE I.

MARTIN, NÉRINE.

MARTIN.

Ne pourrai-je pas trouver à parler à quelqu'un de la maison, pour arranger les mesures qu'il nous faudra prendre pour faire notre révérence à M. Bardus? Mais voilà Nérine, qui vient tout à propos, (à Nérine.) Bonjour, ma belle enfant; tu ne saurais croire combien j'ai été impatient de te revoir.

NÉRINE.

Pas tant qu'on le dirait bien; car il y a deux jours que tu es de retour de l'université, et je ne t'ai point vu.

MARTIN.

Qui diable t'a dit que nous sommes ici depuis deux jours?

NÉRINE.

Tout se sait dans ce monde, mon pauvre garçon, et la curiosité des filles, qui veut être nourrie de nouvelles, en trouve sur son chemin en les cherchant. Quand Suzon, Marie, Chloé, Fanchon et Nanon sont ensemble, elles raisonnent du prochain, et chacune contant l'histoire de son quartier, elles en forment ensemble l'histoire de la ville. Vois-tu, je sais tout ce qui se passe.

<306>MARTIN.

Tiens, puisque tu sais tout, je veux tout t'avouer. Mais au moins ne décèle pas mon maître, car son père ne le lui pardonnerait jamais.

NÉRINE.

Je suis curieuse, mais je ne suis pas méchante; je ne me mêle pas des fredaines de ton maître. Tu sais qu'il y a deux jours que M. Bardus son père l'attend pour le fiancer à ma maîtresse. Mais si je suis indifférente sur M. Bilvesée, je ne le suis pas sur ton sujet.

MARTIN.

Distingue du moins le maître du valet. Quand mon maître a étudié la nature et tout le savoir à l'université, je n'ai pensé qu'aux moyens de te plaire; quand il a couru le grand chemin de la galanterie, mes pensées t'ont été fidèles, quand même je ne l'étais pas; et quand il vient ici se loger pendant deux jours chez l'officieuse La Roche,350-a je n'ai osé sortir, de crainte que son père ne me vît. Aussi ne suis-je ici qu'en tremblant; mais comme je suis en habit de voyage, et que mon maître veut rentrer aujourd'hui dans la maison paternelle, je ne risque rien.

NÉRINE.

Je t'avoue que, dans tout ce discours, je n'aime point cette madame La Roche.

MARTIN.

Ma belle enfant, il n'y a rien de tel que la galanterie. Nous autres valets passerions pour maussades, si nous n'étions pas galants; et quel honneur pour toi de dire que M. Martin t'a sacrifié une kyrielle de belles qui se désespèrent de ton triomphe!

NÉRINE.

Je ne suis pas de cet avis. Je veux, moi, de la fidélité de bon aloi; je suis la très-humble servante des conquêtes que tu me sacrifies. Monsieur Martin, monsieur Martin, tu t'es gâté à cette maudite université; je prévois que ton maître aura pris tous les <307>vices de la jeunesse qu'il a fréquentée, et qu'au lieu de revenir ici bien savant, il n'arrivera que bien débauché.

MARTIN.

Et par quoi en juges-tu?

NÉRINE.

Par le proverbe qui dit, Tel maître, tel valet. Mais j'entends du bruit; c'est ton maître et le mien. Appelle Bilvesée, mais sauve-toi.

SCÈNE II.

NÉRINE, M. BARDUS, M. ARGAN.

BARDUS.

J'avoue que je ne comprends rien à ce retardement. Peut-être que, épuisé par ses studieuses veilles, il s'est attiré une maladie; peut-être lui est-il arrivé un malheur en chemin; peut-être ses professeurs ont-ils voulu achever quelque cours de physique ou quelque collége commencé, avant que de le laisser partir. J'aurais dû envoyer à la poste pour en savoir des nouvelles.

ARGAN.

Voici Nérine, que je vais charger de cette commission.

NÉRINE, sort.

Monsieur, je vais y envoyer dans ce moment.

ARGAN.

J'entre dans votre inquiétude, et je comprends combien vos entrailles doivent être émues au moindre délai qui diffère l'arrivée d'un fils bien-aimé, d'un fils unique, d'un fils en qui vous avez mis toute votre espérance.

BARDUS.

Si je l'aime, j'ai bien raison : il me ressemble, et il promettait beaucoup depuis sa tendre jeunesse; il savait lire et écrire à l'âge <308>de huit ans; il était doux comme un mouton; et à l'âge de quinze ans il avait déjà étudié tout le rabbinage.

ARGAN.

Mais pourquoi l'avez-vous appliqué à une étude aussi stérile?

BARDUS.

Comment! stérile? étude stérile! Bonhomme, vous n'y entendez rien; le rabbinage donne une érudition profonde, et rien n'est plus beau dans une lettre ou dans un ouvrage que la citation de quelques rabbins. Mais je ne borne pas mon fils à cette étude-là; je lui ai fait étudier Cujas et Bartole, la métaphysique, la physique et la plus sublime géométrie.

ARGAN.

Il me semble que la métaphysique n'est pas une science à laquelle on dût appliquer un jeune homme. C'est lui apprendre à faire l'histoire chimérique d'un pays où jamais homme n'a habité ni n'habitera. Je ne condamne pas votre goût, mais les belles-lettres .....

BARDUS.

Va, va, les belles-lettres, cela est si commun! cela court par les rues; ce ne sont que de petits esprits qui veulent plaire aux femmelettes, qui s'y appliquent. Virgile et Homère, et, si vous voulez, Cicéron même, n'étaient pas dignes de délier les souliers de Platon; et ce grand philosophe, qui ignorait l'algèbre, était bien au-dessous du savantissime et doctissime Leibniz et de ses disciples.

ARGAN.

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur ce chapitre, et il me semble que les belles-lettres sont tout à fait propres pour des gens qu'on destine au monde, et qu'on espère de mettre dans les grandes affaires. Pour qu'un jeune homme parle bien, il faut qu'il soit éloquent; et pour nourrir sa conversation, il faut que sa mémoire soit meublée de tous les bons ouvrages anciens et modernes. Les belles-lettres donnent un vernis de politesse au discours, et comme l'art du monde est l'art de plaire, il est sûr <309>qu'un jeune homme qui a du génie réussira mieux en se parant de quelque bon mot d'Horace qu'en débitant un théorème d'Archimède.

BARDUS.

Mon cher ami, .. j'en suis fâché, .. vous avez l'esprit gâté par cette étude, qui ne demande que du génie. Nous autres, nous méprisons une application aussi frivole; nous sommes les scrutateurs de la nature, et nous approfondissons les choses, quand vous ne faites que glisser sur leur superficie. D'un côté par le calcul, et de l'autre par nos systèmes métaphysiques, nous arrachons ce que l'auteur de l'univers voulait dérober aux hommes. Vous arrangez des mots, nous recherchons des vérités; c'est là le caractère des grands hommes; ils sont amants passionnés des vérités, et ils sont toujours occupés à en découvrir de nouvelles.

ARGAN.

Il me semble qu'après les avoir trouvées, et vos géomètres, et vos métaphysiciens ne s'accordent pas toujours sur les faits.

BARDUS.

C'est que les uns n'y entendent rien.

ARGAN.

Qui nous répondra donc de l'intelligence des autres?

BARDUS.

Les calculs et l'algèbre.

ARGAN.

Pour l'algèbre, j'espère bien que vous ne l'aurez pas fait apprendre à votre fils.

BARDUS.

Vous radotez, je crois; je lui ai fait apprendre le latin, le grec, l'hébreu, le syriaque, le cophte et les éléments du chinois, pour que, sachant écrire en toutes ces langues, sa correspondance en devienne plus utile à l'État.

<310>ARGAN.

Je doute fort qu'une correspondance cophte puisse être établie pour l'utilité du commerce ou de la politique de la Prusse; et je ne pense pas même que l'algèbre puisse être nécessaire, si ce n'est à quelque déchiffreur de vieux comptes ou à quelque contrôleur de bordereaux.

BARDUS.

Est-il possible de déraisonner à ce point? Ne vous apercevez-vous pas que notre État et le monde en général n'est si mal gouverné que parce que tous ceux qui se mêlent de politique sont des ignorants qui ne savent ni Euclide, ni l'algèbre, et qui n'ont étudié ni le principe de contradiction, ni le corollaire de la raison suffisante?

ARGAN.

Mon cher Bardus, votre grande science vous fait extravaguer. Y pensez-vous bien? gouverner l'État par l'algèbre! Nous demandons à ceux qui doivent nous conduire de la prudence, de la sagesse, de la pénétration et surtout de l'équité; que le souverain et ceux qui le conseillent, ayant un sincère attachement à la patrie, connaissent ses maux, en y remédiant; que, fuyant également l'ambition et la faiblesse, ils maintiennent les peuples en paix, sans souffrir que la témérité des voisins avilisse la majesté de l'État; que, renonçant à toute partialité, ils récompensent la vertu et punissent le vice sans égard à la personne; et qu'enfin leur bonté soit toujours une dernière ressource pour ces malheureux que la nature et la fortune semblent persécuter à la fois. Faut-il de l'algèbre pour gouverner ou pour conseiller de la sorte?

BARDUS.

Oui, il en faut; car les équations algébriques sont les seuls chemins qui nous font voyager au pays de la vérité, où les conséquences nous servent de stations pour nous conduire. Elles rendent l'esprit exact, et empêchent ceux qui connaissent cette science toute divine de ne jamais s'égarer. Vous feriez bien de mettre aussi votre fille à l'algèbre.

<311>ARGAN.

Vous désirez que je destine Julie au jeune Bilvesée; mais je ne vois pas qu'ils aient besoin d'algèbre pour engendrer.

BARDUS.

Il en faut partout, et je me pâme d'aise en pensant quelle petite race de savants ils vont engendrer.

ARGAN.

Tout doucement. Je me suis engagé sous condition que Julie consentît à ce mariage; mais si elle s'y oppose, je vous déclare que je ne serai point assez barbare pour l'y forcer, et qu'en ce cas, il faut renoncer à ce projet.

BARDUS.

Quoi! vous qui êtes le père, vous irez demander l'avis de votre fille pour la marier! N'êtes-vous pas le maître dans votre maison? Quelle plaisante complaisance pour votre fille! Ma foi, mon fils épousera qui il me plaira de lui donner pour femme.

ARGAN.

Si je fais cas de la philosophie, ce n'est pas de celle qui s'exerce en vaines spéculations, mais de celle qui pratique une bonne et saine morale. Si la nature nous a donné des droits sur nos enfants, elle n'a pas voulu que nous en abusions; nous sommes leurs premiers amis, et non pas leurs tyrans. Julie est bien élevée, elle n'a aucune inclination vicieuse. Elle est en âge de raison; ainsi c'est à elle à savoir si elle pourra se résoudre à passer toute sa vie sous les lois de votre fils, ou si elle y répugne. Les mariages forcés ont fait souvent perdre leur innocence à de jeunes cœurs nés vertueux. Le ciel me préserve de devenir le complice des crimes qu'un malheureux mariage forcerait ma fille de commettre!

BARDUS.

Voilà de la morale bien à propos! Quoi! mon fils jouira après mon décès de six mille bons écus de rente. Il n'y a personne ici qui en ait autant.

<312>ARGAN.

Faut-il donc toujours courtiser les plus riches?

BARDUS.

Je crois que vous penchez pour ce Mondor, pour cette cervelle vide, qui cite à tout propos et son Virgile, et son Boileau; et mademoiselle Julie, si j'en dois croire la médisance, prend dans ses leçons de l'âme, des sentiments, des entrailles, et tout ce maudit jargon que vos beaux esprits débitent, et où je n'entends et ne veux jamais entendre rien.

ARGAN.

Ne vous échauffez pas. Votre bile est facilement émue, pour une bile philosophique. Je vous l'ai dit, et je le répète, je ne serai point contraire aux vœux de votre fils; mais je ne forcerai pas non plus ma fille. Tout ce que je peux faire pour votre service, c'est de lui parler et de la préparer à l'arrivée de Bilvesée; et comme rien ne presse, il faut qu'ils se connaissent avant que de s'épouser. Vous m'avez dit d'ailleurs que le mariage ne devait se consommer qu'au retour de votre fils de ses voyages.

BARDUS.

Bon cela! mais fiançons-les toujours.

ARGAN.

Je vais de ce pas parler à Julie et consulter ma femme, et si Bilvesée arrive, vous pouvez le leur amener.

(Il sort.)

SCÈNE III.

BARDUS.

Voilà un bon homme; mais c'est le portrait de tout ce monde qui rampe sur la surface de ce plat univers. Nous que la philosophie élève jusqu'à l'Empyrée, à peine les apercevons-nous; et leur faible raison et la stérile morale dont ils se parent enflent <313>leur amour-propre, et leur font accroire qu'ils nous valent. Grâce aux soins que j'ai pris de l'éducation de mon fils, ce sera bien autre chose. Attendez, Newton, Leibniz, et vous, subtil Malebranche, je vous prépare un rival qui vous surpassera tous. Mais qui va là?

SCÈNE IV.

BARDUS, MARTIN.

BARDUS.

Ah! te voilà, Martin! Où est ton maître?

MARTIN.

Monsieur, nous arrivons fort harassés du voyage, et M. votre fils demande la permission de vous présenter ses respects.

BARDUS.

Quels compliments! Qu'il entre.

MARTIN.

Monsieur, dans le moment. (Il sort.)

BARDUS.

Il est respectueux et rempli d'attentions pour son père; c'est ce qu'on appelle un fils bien élevé.

SCÈNE V.

BARDUS, BILVESÉE, MARTIN.

BARDUS.

Approche, unique espérance de ma famille, image de ton père. O mon cher fils! Que je t'embrasse. (Ils se baisent.) Eh bien, comment vont les monades?

(Le fils a l'air embarrassé.)

<314>MARTIN, d'un air complimenteur.

Monsieur, elles sont vos très-humbles servantes.

BARDUS, à Martin.

Ce n'est pas à toi que je parle, (à son fils.) Comment vont les monades?

BILVESÉE.

Mon père, elles sont toujours comme elles étaient, fort estimées.

MARTIN.

Oh! oui, monsieur, nous les estimons beaucoup.

BARDUS.

Mais en as-tu fait tout le cours dans tes études?

BILVESÉE.

Mon père, les monades ....

MARTIN.

Les monades, monsieur, sont prodigieusement renchéries.

BARDUS.

Que veux-tu dire? les monades sont renchéries! Je n'y comprends rien.

BILVESÉE.

C'est que, mon père ....

MARTIN.

C'est que, monsieur, on nous les voulait vendre trop cher.

BARDUS.

Qu'est-ce à dire?

BILVESÉE.

C'est que M. le professeur les vend plus cher.

MARTIN.

Oui, monsieur. La pièce en est renchérie au point que nous n'avons pu en acheter.

<315>BARDUS.

Je ne prétends point plaisanter. Le docteur Difucius mon ami m'a bien promis de t'instruire et de t'initier dans nos mystères métaphysiques. N'a-t-il point encore répondu à un ouvrage assez mauvais où l'on réfute son système?

MARTIN.

Monsieur, il est encore à la citation de ses vingt-quatre premiers volumes in-folio, et il a bien des corcollaires, des théorimènes et des ar... des ar... des agréments à arranger.

BARDUS, à Martin.

Ce n'est pas à toi, faquin, que je parle; c'est à mon fils.

BILVESÉE.

Monsieur, il travaille beaucoup, et mademoiselle sa fille m'a dit qu'il est toujours occupé à réfuter quelqu'un.

BARDUS.

Avoir été deux ans à Halle sans savoir l'histoire de toutes les réfutations qui s'y font!

BILVESÉE.

C'est, mon père, que j'ai toujours été appliqué à l'étude, et que, hors mes leçons, je n'ai pas su ce qui se passait, hors ce que m'ont appris vos lettres.

MARTIN.

Oh! monsieur, nous avons toujours étudié avec une assiduité ...

BARDUS.

Tu auras pris les leçons de la fille au lieu de prendre celles du père, de ce grand homme, de l'honneur de l'Allemagne et de l'humanité.

BILVESÉE.

Je vous assure, mon père, que j'ai bien suivi vos instructions, et que j'ai écrit tous mes colléges.

<316>MARTIN.

Oui, monsieur, toute notre science est par écrit dans notre valise; quand nous l'en aurons retirée, vous trouverez à qui parler, car nous sommes ferrés à glace. Oh! le plaisir que vous auriez eu de voir soutenir à M. votre fils des thèses! Oh! nous avons de la réputation; c'est prodigieux, il faut l'avoir vu pour le croire.

BARDUS.

J'en suis bien aise. Or çà, mon fils, comme j'ai tourné mes plus tendres soins vers toi, je n'ai pas pensé seulement à te faire étudier; mais je t'ai choisi une femme belle, jeune et aimable, un peu coquette, avec laquelle je veux te fiancer, et que tu épouseras en revenant de tes voyages. Je veux t'emmener cet après-midi pour te présenter à la famille, et j'espère que tu seconderas mes vues, car, pardessus tout ce que je t'ai dit, elle est riche.

BILVESÉE, fait une profonde révérence.

Mon père ....

BARDUS.

Tu en feras bientôt une nouvelle philosophe.

BILVESÉE.

Mon père ....

BARDUS.

Et ma maison seule vaudra toute une Académie des sciences.

BILVESÉE.

Mon père,... l'honneur et la satisfaction du plaisir que fait le respect du contentement....

BARDUS.

Tu l'épouseras au retour de tes voyages. Je suis à dîner chez mon ami Fabricius, où je prétends que tu me suives; mais je vais chercher un ouvrage manuscrit que j'ai composé en latin, dont je lui ai promis la lecture. (Il sort.)

BILVESÉE.

Mon père, je vous obéirai.

<317>

SCÈNE VI.

BILVESÉE, MARTIN.

BILVESÉE.

Que le diable l'emporte! Tous les cent mille millions de démons ont-ils jamais vu dans les abîmes les plus profonds des enfers un pédant plus insupportable? Ventre-saint-gris, la Jaquelote, la Matelote, le Pont-neuf! Je n'ai su que lui répondre quand il me parlait de ces diables de monades.

MARTIN.

C'est que, mon cher maître, il aurait fallu plus étudier que nous n'avons fait. Je vous l'avais bien dit qu'en courant les rues toutes les nuits, en buvant le jour, en débauchant les filles lorsque nous n'avions rien de mieux à faire, en nous battant lorsque nous avions perdu notre argent au jeu, nous serions mal reçus dans la maison paternelle.

BILVESÉE.

Cela va encore assez bien; mais ce bigre de pédant m'embarrasse, il me met à la torture avec ces diables de monades.

MARTIN.

Je vous ai tiré d'affaire comme j'ai pu.

BILVESÉE.

Mais s'il me parle seul, je suis perdu.

MARTIN.

Nommez-moi un livre qui traite de ces choses-là; je vous l'achèterai, et vous l'étudierez.

BILVESÉE.

Nous n'avons pas le sou. Ah! morbleu, quelle vie!

<318>MARTIN.

Vous avez mangé votre dernier écu chez madame La Roche, et cette maudite Caroline vous a mis à sec.

BILVESÉE.

Par la mort! si tu parles de madame La Roche, je t'étrangle.

MARTIN.

Ah! monsieur, je n'aurai garde, car votre père veut vous marier.

BILVESÉE.

Qu'en dira Adélaïde, Chloé, Céphise, Mélanide, et Morgane, pour laquelle je fis cette élégie?

MARTIN.

Elles s'en désespéreront, les pauvres créatures; car où trouveraient-elles un cavalier qui pût vous remplacer?

BILVESÉE.

Je crois que tu railles, maraud. Je vaux bien les autres, et jamais femme ne m'a résisté.

MARTIN.

Il y a femme et femme, monsieur. Celles auxquelles vous vous êtes adressé n'ont pas été plus cruelles envers le public qu'envers vous; mais si vous attaquiez de ces vertus-là, de ces grossières vertus, vous trouveriez à qui parler.

BILVESÉE.

Va, mon pauvre garçon, il n'en est point de telles pour moi dans le monde.

MARTIN.

Il y a cependant une certaine Nérine qui s'est gendarmée contre moi depuis que je la connais.

<319>BILVESÉE.

Belle comparaison, d'un faquin comme toi à un garçon de mon espèce!

MARTIN.

J'en conviens, monsieur; mais nous avons aussi notre mérite, et au scrutin des femmes, souvent les valets sont préférés aux maîtres.

BILVESÉE.

Sera-t-il bientôt temps de suivre mon père?

MARTIN.

Je crois que vous êtes déjà amoureux de votre future; voilà les empressements et les désirs qui me font croire que votre imagination est déjà échauffée.

BILVESÉE.

Le fat! Comment peux-tu me croire amoureux, moi, qui n'aime que le changement et la gloire d'attacher à mon char beaucoup de beautés enchaînées dans mes fers?

MARTIN.

Il faut cependant se fixer une fois.

BILVESÉE.

La prendre, manger son bien avec ses rivales, et s'en séparer quand on l'a ruinée radicalement.

MARTIN.

En vérité, ce projet n'est pas honnête. N'avez-vous pas honte, monsieur, de préméditer le malheur d'une personne qui ne vous a jamais fait aucun mal? Vous étiez si bon en partant d'ici; fallait-il vous envoyer à l'université, où le mauvais exemple, une dissipation continuelle, une licence sans bornes ....

<320>BILVESÉE.

Tais-toi, maraud. Par tous les milliards de diables! a-t-on jamais vu un faquin plus impertinent? Jour de Dieu! si tu raisonnes encore de la sorte, que Belzébuth et Astaroth m'emportent, si je ne t'étrangle. Suis-moi, il est temps de joindre mon père.

MARTIN.

Ceci finira mal, ou pour lui, ou pour moi.

FIN DU PREMIER ACTE.

<321>

ACTE II.

SCÈNE I.

JULIE, NÉRINE.

JULIE.

Non, je ne saurais qu'y faire. Je lui sacrifierai tout, mon amour et ma vie.

NÉRINE.

Mais, mademoiselle, vous vous pressez trop. Vous connaissez votre père; il est doux, il est bon, il ne vous contraindra pas assurément. Quand il vous parlera de Bilvesée, vous n'avez qu'à lui dire qu'il ne vous plaît point, et que votre cœur est pour Mondor.

JULIE.

Si mon cœur a des faiblesses, c'est à ma raison de les vaincre; un père aussi respectable, aussi bon que le mien, a droit de tout prétendre de ses enfants, et je suis sûre qu'en suivant ses volontés, je ne m'égarerai jamais; et je m'abandonnerai toujours en aveugle à sa direction.

NÉRINE.

Voilà de beaux sentiments, mademoiselle, ils sont dignes des héroïnes les plus illustres. Mais laissons là, je vous prie, le style héroïque, et parlons bourgeoisement d'un mariage qui doit faire le sort de votre vie. Je ne veux point que vous deveniez madame l'étudiante; un mari qui va voyager et qui se fait attendre mérite qu'on le plante là, et ce Mondor me paraît vous convenir bien autrement; c'est un fruit mûr, l'autre est encore vert.

<322>JULIE.

Ce ne serait point son voyage qui m'obligerait à le refuser, si je prenais cette résolution; mais je désespérerais mon père.

NÉRINE.

Ah! ce pauvre Mondor! il en mourra. Vous allez lui percer le cœur d'un poignard. Ma bonne maîtresse, ma chère maîtresse, vous ne désespérerez pas ainsi le plus aimable cavalier de Berlin.

JULIE.

Que veux-tu que j'y fasse?

NÉRINE.

Que vous avouiez respectueusement à votre père que vous aimez Mondor, et que vous le demandez pour votre mari.

JULIE.

S'il s'en fâchait, je serais inconsolable.

NÉRINE.

Votre père vous aime trop, mademoiselle, pour s'en fâcher; la chose est trop raisonnable ... Mais voilà Mondor lui-même.

SCÈNE II.

JULIE, NÉRINE, MONDOR.

MONDOR.

O dieux! serait-il vrai, madame? on dit que je dois vous perdre à jamais.

JULIE.

Monsieur, Nérine m'a rapporté une conversation que mon père a eue avec M. Bardus, et elle dit qu'il me destine au sieur Bilvesée.

MONDOR.

Et vous y consentez, madame?

<323>JULIE.

Mon père ne m'en a point parlé encore; et vous savez, monsieur, que le devoir des filles ne leur laisse de mérite que leur obéissance.

MONDOR.

Quoi! vous consentiriez à mon malheur, et vous vous en rendriez la complice! Vous allez me perdre, madame; ma raison, ma vertu, rien ne résistera contre ce coup. Votre beauté que j'adore, vos vertus auxquelles j'élève des temples, sont les auteurs de mon amour; tout indigne que je suis de vous posséder, j'ai osé élever mes vœux à ce bonheur suprême. J'ai espéré; ah! qu'on se persuade facilement ce que l'on désire! Je n'ai vu, je n'ai senti, je n'ai respiré, je n'ai vécu qu'en vous, et je perds dans ce moment affreux ma maîtresse et ma vertu même; car, madame, tout le respect que je vous dois ne pourra m'empêcher de tirer vengeance de l'heureux mortel qui me supplante. Qu'ai-je à perdre après vous avoir perdue? La vie me sera à charge, et la mort est le seul bien que je désire.

(Il reste dans l'abattement d'une profonde tristesse.)

JULIE.

Mondor, si mon sort dépendait de moi-même, nos destins seraient unis pour jamais; votre esprit, vos vertus et vos talents réparent en vous l'injustice que vous a faite la fortune. Ce ne sont pas les biens que je désire; je trouverais tous mes vœux satisfaits en vous appartenant, et je vous le répète, si mon cœur a quelque faiblesse à se reprocher, c'est de vous avoir aimé. Entendre applaudir son amant par toute la terre, sentir une inclination que la raison appuie, s'y voir entraîner malgré soi, c'est ce qui m'est arrivé. Mais souffrez que dans le temps que je vous fais l'aveu de ma faiblesse, je vous fasse connaître l'empire qu'une fille peut avoir sur ses passions. Apprenez donc que je suis prête d'étouffer tous ces sentiments, quand même cet effort devrait me coûter la vie, pour me soumettre aux volontés de mon père; que c'est de lui et de ma mère que vous devez m'obtenir; que je vous préfère à tout l'univers, mais que je vous sacrifie à ma vertu.

<324>MONDOR.

A-t-on jamais vu une plus belle âme dans un corps plus accompli? Madame, vous me confondez, vous redoublez mon amour, vous le poussez à un excès que je ne saurais vous exprimer. Je vous adore, et je vous perds! Non, je vais mettre tout en usage, je vais faire les derniers efforts, et je vous demanderai à madame et à M. Argan. ...

NÉRINE.

Je ne vois qu'un obstacle à tout ceci.

MONDOR.

Et quoi?

NÉRINE.

Le manque de richesses.

MONDOR.

Quoi! ces vils dons de Plutus?

NÉRINE.

Ils entrent pour beaucoup en compte chez madame Argan, et c'est le point capital auquel il faut penser.

MONDOR.

Je fonde toutes mes espérances sur la généreuse Julie; sans elle, je suis perdu.

JULIE.

Je ferai tout ce que mon honneur me permettra de faire pour vous. Mais tâchez de gagner ma mère.

NÉRINE.

J'entends du bruit; sortez, de crainte qu'on ne vous trouve ensemble.

MONDOR, en sortant.

Oui, belle Julie, votre cœur est mon seul bien, mon dieu tutélaire; si j'espère, ce n'est qu'en vous.

<325>

SCÈNE III.

JULIE, NÉRINE, puis MADAME ARGAN, qui arrive indolemment.

NÉRINE.

Voilà votre mère; je vais lui parler de nos affaires.

JULIE.

Garde-t'en bien.

NÉRINE.

Je la connais, laissez-moi faire; il faut la préparer. (à madame Argan.) Votre migraine, madame, n'est pas encore dissipée?

MADAME ARGAN.

Ah! mon Dieu, les maux viennent en poste, mais ils ne s'en vont pas de même; et quand on se dorlote bien, encore n'est-ce qu'au petit pas qu'ils nous quittent. Cette malheureuse sentinelle du coin de notre rue m'enterrera un de ces jours avec son Qui vive? continuel. Un fauteuil, ma mie, un fauteuil. (Nérine l'apporte, et elle s'y place nonchalamment.) A peine puis-je me soutenir.

NÉRINE.

On dit, madame, que vous aurez une visite aujourd'hui.

MADAME ARGAN, à Julie, d'une voix aigre.

Tenez-vous droite. (à Nérine.) Oui, le fils de M. Bardus est arrivé de l'université. (à Julie, aigrement.) Renversez davantage les épaules. (à Nérine.) Et il doit venir chez moi.

NÉRINE.

On dit qu'il doit épouser mademoiselle votre fille, et vous ne voudrez pas, sans doute, qu'elle devienne madame l'étudiante; cela serait trop ridicule.

MADAME ARGAN.

Et pourquoi? Il lui faut un mari, et tant lui vaut celui-là qu'un autre.

<326>NÉRINE.

En vérité, madame, vous badinez, car vous ne voudriez jamais avoir un beau-fils frais émoulu du collége et ce M. Bardus toujours à vos trousses avec son grec, son latin et sa philosophie, dont il persécute toute la ville.

MADAME ARGAN.

Ah! il est si savant!

NÉRINE.

Dernièrement, en venant chez M. votre mari, il me rencontra sur l'escalier, et me demanda si je ne savais point quel artisan faisait les meilleurs instruments de géométrie. Je lui dis que je l'ignorais absolument. Ah! ma chère enfant, me dit-il, il n'y a point de salut hors de la philosophie; la recherche de la vérité fait notre bonheur, il faudrait que tu t'y appliquasses. Je lui fis la révérence, et lui dis que j'étais fort sa servante, et qu'il fallait aller chez mon maître; sur quoi sa conversation m'a poursuivie, en un jargon baroque, jusqu'à ce qu'il me perdit de vue.

MADAME ARGAN.

Et que contait-il?

NÉRINE.

Ah! ma foi, je ne sais, madame; il parlait du vide, d'horreur, et de nature. Je ne sais quelles sottises ce sont; mais ce qui est plus vrai, c'est que tous ces livres qu'il prétend écrire, c'est son gros professeur qui les compose.

MADAME ARGAN.

Mais que cela fait-il? On ne peut pas tout faire seul. Il a de l'argent, et cela mettra Julie à son aise.

NÉRINE.

Est-ce l'argent, madame, qui rend les mariages heureux?

MADAME ARGAN.

Sans doute. Lorsqu'on me proposa d'épouser mon mari, je demandai d'abord combien de revenus il avait; et je ne l'aurais <327>point pris assurément, si, après avoir bien calculé, je n'eusse trouvé, compte fait, que je pouvais vivre plus à mon aise que madame de la Tribaudière, dont l'équipage n'est pas aussi beau à beaucoup près que le mien; que madame La Crusade, qui mange très-mal, comme on sait; et que madame Turton, qui ne joua jamais aussi gros jeu que moi.

NÉRINE.

Mais, madame, votre mari a tant de belles qualités qui ....

MADAME ARGAN.

Chansons! On vit bien des belles qualités d'un homme! Il faut boire et manger, ma mie, et surtout avoir toutes ses commodités; car ce n'est pas vivre que de se consumer dans les fatigues. Oh! les sottes gens qui pensent autrement! Grâce au ciel, j'ai toujours effacé toutes les femmes de mon quartier; il y en a qui en ont pris la jaunisse de rage, et elles sentent à leur grand dépit ce que nous valons.

NÉRINE.

Je rêve à ce mariage de votre fille, et il me vient une idée. ... Ce M. Mondor est charmant et aimable; il vous accommoderait sans doute mieux que Bilvesée.

MADAME ARGAN.

Mais il n'a pas de quoi vivre; il est gueux comme un poëte.

NÉRINE.

Ces gens qui ont tant d'esprit font fortune souvent. (à Julie.) Allons donc, mademoiselle.

JULIE.

Oui, ma mère, il est plein de respect pour vous.

MADAME ARGAN.

Que me fait son respect?

JULIE.

Il vous amuse par les plus jolis contes.

<328>MADAME ARGAN.

Mais il ne sait pas seulement jouer au cavagnole.

JULIE.

Il fera tout pour vous plaire.

MADAME ARGAN.

Va, petite morveuse, ne me romps pas la tête avec tes importunités. Je vois ton père, retire-toi.

SCÈNE IV.

M. ARGAN, MADAME ARGAN, qui reste dans son fauteuil et salue légèrement son mari.

MADAME ARGAN.

Eh bien, qu'est-ce, mon petit cœur?

M. ARGAN.

Je viens vous parler d'une affaire qui regarde notre fille. M. Bardus nous la demande pour son fils.

MADAME ARGAN.

Il est riche; voilà tout ce qu'il faut. Il y a longtemps que je visais Bilvesée pour lui donner ma fille; cette nigaude ne le vaut pas.

M. ARGAN.

Je le trouve très-bien, et je suis fort content d'avoir une fille aussi raisonnable.

MADAME ARGAN.

Raisonnable, raisonnable! une fille raisonnable! Ah! monsieur, c'est bien elle! raisonnable, raisonnable! elle qui veille jusqu'à minuit aux redoutes, et qui soupe à dix heures les jours d'opéra! . . .

M. ARGAN.

Il n'y a aucun mal à cela. Voulez-vous qu'une jeune fille ait les passions d'une vieille femme?

<329>MADAME ARGAN.

Il est vrai qu'on devient vieille. Vous m'avez prise jeune, mon petit mouton; je ne saurais qu'y faire, il faut que tu me gardes comme je suis.

M. ARGAN.

Je ne vous ai rien reproché sur votre âge, et je vous dis uniment et simplement qu'une fille de dix-huit ans ne peut pas être assise toute la journée, et qu'il y a des plaisirs qu'on peut lui permettre.

MADAME ARGAN.

Des plaisirs qui sont d'horribles fatigues. J'ai été une fois dans ma vie à ces spectacles, mais j'en jure bien qu'on ne m'y rattrapera pas; j'en ai été malade à mourir, à ne pouvoir quitter le lit en trois semaines. Ces fatigues monstrueuses tuent le monde. Il faut qu'à neuf heures trois quarts je sois endormie, sans quoi je ne pourrais pas vivre; et ma fille est tout autre; elle tient de vous, aussi je l'appelle toujours votre fille. Mais mon fils le lieutenant, le pauvre garçon! c'est là mon image; c'est mon esprit, c'est mon âme toute crachée.

M. ARGAN.

Je n'entre point dans ces discussions-là; que les enfants ressemblent au père, ou qu'ils tiennent tout de la mère, c'est la même chose, pourvu qu'ils soient honnêtes gens.

MADAME ARGAN.

Ce pauvre petit Christophe! Il monte la garde une fois tous les huit jours; on va le ruiner à cette garnison. Je lui ai envoyé de mon bon café, et du thé de la Chine, et les restes d'une jolie étoffe pour servir à une robe de chambre, et un bon lit de duvet. Ce pauvre enfant! il n'ose pas se déshabiller quand il a la garde. Pensez un peu, mon petit mouton, rester habillé toute une nuit!

M. ARGAN.

Il faut qu'il fasse son devoir, et qu'il se rende digne du rang qu'il occupe; et vous le gâtez, ma femme, en le rendant mou et efféminé.

<330>MADAME ARGAN.

Oui, je gâte le pauvre Christophe, parce que je ne veux pas qu'il meure. Je vous dirai encore que j'ai payé les dettes qu'il a été obligé de faire.

M. ARGAN.

J'ai de ses nouvelles; il est débauché, et vous le fortifiez dans tous ses vices.

MADAME ARGAN.

Mon petit mari, je vous dirai que j'ai un dessein. Je voudrais le placer en Hollande; ma sœur, qui est mariée à un bourgmestre de Rotterdam, me promet de lui obtenir une compagnie.

M. ARGAN.

Voilà ce que je ne souffrirai jamais, ma femme. Nous tenons tous à la patrie; c'est à elle que nous nous devons, et c'est elle que nous devons servir. Qui la défendrait, si nous lui refusions nos bras? Il ne nous est permis de servir ailleurs que lorsque la patrie nous renonce pour ses enfants, ou lorsqu'on refuse de nous employer.

MADAME ARGAN.

Mais ce service-ci est si sévère! il a tant d'exactitude! Et l'on dit qu'en Hollande, chacun y fait ce qu'il veut.

M. ARGAN.

De là vient que les officiers servent ici avec honneur et se comblent de gloire, et que les autres y perdent la réputation, parce qu'ils ne sont point disciplinés. Encore un coup, ma femme, je n'y consentirai jamais; un évaporé comme mon fils doit se corriger de ses fredaines dans les emplois subalternes, pour que, s'il parvient à un plus haut grade, il y porte un esprit mûr et des connaissances solides. Mais pour en revenir à Julie, vous voulez donc ....

MADAME ARGAN.

Je veux, monsieur, qu'elle épouse Bilvesée.

M. ARGAN.

Vous ne lui en avez point parlé?

<331>MADAME ARGAN.

Cela n'était pas nécessaire.

M. ARGAN.

Si fait, cela l'est; et je vais sur l'heure la pressentir sur ce sujet.

(Il sort.)

SCÈNE V.

MADAME ARGAN, seule.

Pauvre mari! c'est à moi de te conduire, car, grâce au ciel, je suis maîtresse dans ma maison. Il m'en coûte assez; quels soins! quelles peines! Mais enfin il faut pourtant faire son devoir; ma fille aura le mari que je lui donnerai; et mon fils, je prétends en faire ce que je veux, malgré que ....

SCÈNE VI.

MADAME ARGAN, NÉRINE.

NÉRINE.

Madame, il y a là-bas un étranger qui demande à vous parler; il a toute la mine de notre étudiant. M. Mondor vous demande en même temps un moment d'audience.

MADAME ARGAN.

Qu'ils entrent. Mon Dieu, que d'importuns dans le monde! Quel fardeau qu'un ménage! Une fille à marier fait plus de bruit dans une maison qu'un sabbat de chats sur les gouttières. Et ces jeunes muguets qui accourent de tous côtés! Ah! je voudrais quelle fût déjà mariée.

<332>

SCÈNE VII.

MADAME ARGAN, BILVESÉE, MONDOR, NÉRINE.

BILVESÉE, à Nérine, en entrant.

Viens çà, ma petite pouponne, mon petit gibier d'université. Ma foi, c'est dommage que je n'aie pas étudié chez toi.

NÉRINE.

C'est à ma maîtresse, monsieur, qu'il faut vous adresser; je crois que vous courtiseriez toute la maison.

BILVESÉE.

Ce ne serait pas tant mal, ma mie. (Il approche de madame Argan et lui dit d'un ton précieux.) Je bénis le jour, ce jour que j'ai tant souhaité, ce jour qui s'est si fort fait attendre, le plus beau jour de ma vie, ô rare et gentille merveille! où j'ai le bonheur de voir en personne ce bel astre dont la renommée a répandu l'éclat des charmes dans toute notre université. Oui, mademoiselle, vos divins attraits font tant de bruit, qu'on ne sait si l'on doit vous comparer à la belle Hélène, à Rosemonde, ou à la belle Maguelonne. Banise380-a n'était pas digne de vous délier les souliers, et le prince Scandor,380-a en vous voyant, aurait fait une infidélité à sa princesse.

(Mondor fait de terribles éclats de rire.)

BILVESÉE, continue.

C'est apparemment votre bouffon, mademoiselle, que ce rieur?

MADAME ARGAN.

Monsieur, vous vous trompez.

BILVESÉE.

Oui, ma princesse, si ce rieur ne m'eût interrompu, mon compliment aurait été plus long. Vous y perdez beaucoup.

<333>MADAME ARGAN.

Monsieur ....

BILVESÉE.

J'ai passé pour le plus galant de toute l'université. (Mondor rit encore.) Il rit encore! ... Et vous aurez l'époux le plus couru et le plus recherché de Halle.

MADAME ARGAN.

Monsieur, vous vous ...

BILVESÉE.

Qui avait toutes les bonnes fortunes qu'il désirait.

MADAME ARGAN.

Monsieur ....

BILVESÉE.

Et qu'il vous sacrifie. (Mondor rit.) Quel maudit rieur, sacrebleu!

MADAME ARGAN.

Vous vous trompez, monsieur, je ne suis pas Julie.

BILVESÉE.

Quoi! vous n'êtes pas Julie! Je vous plains. Qui diable êtes-vous donc?

MONDOR, d'un ton ironique.

Parlez, monsieur, avec plus de respect à madame Argan, et sachez, monsieur, que dans d'honnêtes maisons le jargon des brelans ne convient point.

BILVESÉE.

En vérité, madame, c'est que vous êtes si belle! ... Et on peut bien s'y méprendre. ... Les filles d'aujourd'hui ne se distinguent plus des femmes.

MONDOR.

Quel langage! A-t-on jamais parlé sur ce ton-là dans la bonne compagnie?

<334>MADAME ARGAN.

Qu'on appelle Julie. (à Bilvesée.) Il faut, monsieur, que je vous la présente.

MONDOR, à part.

Ah! j'enrage.

BILVESÉE.

Si elle vous ressemble, ce sera la seconde merveille du monde.

MADAME ARGAN.

Oui, je me suis toujours bien conservée, et comme j'étais jeune encore, je n'allais jamais au soleil sans masque. J'ai encore des jours où je pourrais effacer ma fille, si je voulais m'en donner la peine. Mais c'est un travail affreux que de se moutonner, et il faut tant de soins pour l'ajustement!

SCÈNE VIII.

MADAME ARGAN, BILVESÉE, MONDOR, JULIE.

MADAME ARGAN.

Approchez, ma fille, voilà votre prétendu.

BILVESÉE.

Oui, divin rejeton d'une angélique tige, oui, j'aurai l'honneur de vous épouser. Ah! que vous êtes belle! Le diable m'emporte, je suis déjà tout amoureux, comme si je vous avais connue il y a dix ans. Ha! ha! ... elle en rougit; quelle pudeur! Je n'aurais, ma foi, pas cru en trouver autant.

JULIE.

Monsieur, je n'entends rien à ce langage.

BILVESÉE, voulant lui passer la main sous le menton; elle se retire.

Vous êtes si aimable, que je voudrais que nous commencions par la conclusion du mariage.

<335>MONDOR, bas.

Il m'excède, et je ne puis plus me taire. (haut.) Écoutez, M. l'étudiant, tant que vous n'avez parlé qu'à madame Argan, j'ai su me contraindre; mais si vous le prenez sur le ton sottisier avec mademoiselle, apprenez que ce sera à moi à qui vous trouverez à parler.

JULIE, à Mondor.

Pour l'amour de Dieu, contraignez-vous.

BILVESÉE.

Savez-vous bien, M. le bouffon, que j'ai été le plus renommé étudiant de l'université, et que j'en ai bien battu et blessé d'autres plus forts et plus adroits au fleuret que vous n'êtes?

MONDOR.

Savez-vous bien, M. l'impertinent, qu'on vous mettra dehors, si vous continuez ainsi?

BILVESÉE.

Me mettre dehors! ... cela serait plaisant! Mon père loge dans la même maison. Ah! sacrebleu! kyrielle de dénions! sainte Barbe!

MONDOR.

Ce ne seraient pas vos jurements qui m'intimideraient, si ....

(Julie, dans un grand embarras, court auprès de sa mère.)

BILVESÉE.

Jour de Dieu! si j'avais ici mes gants à la suédoise, mes pistolets de pandour et ma grande épée d'Artémise ....

MADAME ARGAN, d'un ton dolent.

Mon Dieu, quel bruit faites-vous là-bas?

MONDOR.

En un mot comme en cent, je ne vous crains guère, ni votre personne, ni votre épée; mais je sais les respects et les égards que je dois aux personnes où je me trouve; et apprenez de votre <336>côté à vous contraindre, au moins pendant le temps où vous y êtes.

BILVESÉE.

Ah! tu as peur! Ah! le scélérat! Ah! l'infâme!

(Il lui saute au collet, Mondor se défend, et ils se poussent d'un côté du théâtre à l'autre.)

MADAME ARGAN, toujours dolemment.

Holà! holà! au secours, quelqu'un, quelqu'un! (Julie court avertir son père. La soubrette veut les séparer.) Ah! quel bruit! ... hé! hé! Mais paix donc, mais paix donc.(Elle se lève.)

SCÈNE IX.

LES PRÉCÉDENTS, M. ARGAN, NÉRINE.

(Pendant cette scène, Bilvesée et Mondor en jouent une muette en se menaçant, et Julie conjure Mondor du geste pour qu'il se modère.)

M. ARGAN.

Qu'est-ce que ceci, messieurs? A-t-on jamais vu des honnêtes gens en venir à ces extrémités? Comment! dans ma maison, en présence de ma femme et de ma fille!

MONDOR, fâché. BILVESÉE, d'un ton grivois.

Monsieur, il m'a saisi ... Monsieur, ce faquin veut, d'une façon indigne, ... m'apprendre à vivre.

M. ARGAN.

Mais ne parlez donc pas en même temps. Julie, dites-moi, qu'est-ce? d'où vient leur querelle?

JULIE.

Mon père, ce M. Bilvesée est extrêmement grossier.

BILVESÉE.

Comment! belle tigresse, charmant scorpion, vous m'accusez?

<337>MONDOR.

Monsieur, vous me connaissez depuis longtemps, et j'ose croire que vous me jugez incapable de tels procédés.

BILVESÉE.

C'est un poltron.

M. ARGAN.

Qu'est-ce donc que ceci?

JULIE.

Ah! mon père, il a poussé Mondor à bout.

BILVESÉE.

Taisez-vous, mon cœur, vous ne savez ce que vous dites.

MADAME ARGAN.

Mon Dieu, qu'on les sépare, qu'on les sépare.

M. ARGAN.

Allons dans l'autre appartement examiner ceci à notre aise.

(Madame Argan conduit Bilvesée, et M. Argan Mondor.)

SCÈNE X.

JULIE, NÉRINE.

JULIE.

Ah! ciel, qu'est-ce-ci? Je tremble quand j'y pense; Mondor va se perdre.

NÉRINE.

Suivez votre père, mademoiselle, ne le laissez pas seul, et secondez Mondor.

JULIE.

Tu as raison; mais que dirai-je? que ferai-je? ... Ciel! comment l'assister?

NÉRINE.

Demandez-le à votre cœur, il vous donnera les meilleurs conseils.

(Julie suit son père.)

<338>

SCÈNE XI.

NÉRINE, seule.

Dans ce péril extrême, il faut que je sauve ma maîtresse par mon savoir-faire. (elle pense.) Si ... comme cela ... non ... cette ... cette La Roche ... Ah! oui.

SCÈNE XII.

NÉRINE, MARTIN.

NÉRINE.

Voilà Martin; il vient à propos.

MARTIN.

Eh bien, ma belle enfant, ne parlerons-nous jamais de nos petits intérêts?

NÉRINE.

Je le veux bien, mais ....

MARTIN.

Il n'y a point de mais à cela. Tu m'as promis le mariage; me veux-tu encore? en veux-tu un autre? m'es-tu fidèle?

NÉRINE.

Sans doute, je le suis; mais je ne me donne qu'à des conditions.

MARTIN.

Ouais! qu'est-ce que cela?

NÉRINE.

C'est-à-dire que si tu veux m'épouser, il faut renoncer à ton maître.

MARTIN.

Le sacrifice ne sera pas grand. Mais pourquoi?

NÉRINE.

C'est que c'est un terrible brutal. Quelles manières! quels dis<339>cours! Il jure comme un vieux dragon. C'est, ma foi, un fou à mener loger aux Petites-Maisons.

MARTIN.

Nous avons appris toutes ces belles choses à l'université.

NÉRINE.

Je suis bien en colère contre cette université; les pères ont grand tort d'y envoyer les jeunes gens, s'ils y apprennent de pareilles choses.

MARTIN.

Distingue, ma mie, ce que les professeurs apprennent aux jeunes gens, et ce qu'ils apprennent en mauvaise compagnie.

NÉRINE.

Je n'ai pas besoin de distinguer tout cela; mais je sais bien que je ne veux pas que ton fat épouse ma maîtresse, et j'ai besoin de ton secours pour l'empêcher. A ce prix, je suis à toi.

MARTIN.

Soit; mais qu'y puis-je faire?

NÉRINE.

Dis-moi, qu'est-ce qui s'est passé chez madame La Roche?

MARTIN.

Tu le comprends bien, ma mie.

NÉRINE.

Mais dis-moi les circonstances.

MARTIN.

Je t'assure qu'il n'y en avait point de nouvelles, elles étaient fort communes, sinon que Bilvesée a fait un billet de cinquante ducats, payable au porteur, qu'il a donné à la Caroline, et que celle-là a été obligée de rendre à madame La Roche.

(Ils se parlent à l'oreille.)

<340>

SCÈNE XIII.

NÉRINE, MARTIN, MERLIN.

(Merlin fait signe à Nérine qu'il a quelque chose à lui dire; Martin l'aperçoit.)

MARTIN.

Ho! ho! qu'est-ce-ci? (à part.) C'est un galant, ou je suis bien trompé.

MERLIN, à Nérine.

Quoi! mon maître s'est battu!

MARTIN.

Qu'est-ce que tu as à dire à Nérine?

MERLIN.

Et pourquoi ne lui parlerais-je pas?

MARTIN.

Il ne me plaît pas ainsi.

MERLIN.

Je lui parlerai pourtant.

MARTIN.

Nous verrons.

NÉRINE.

Il n'a qu'un mot à me dire.

MARTIN.

Voyez-moi cette petite créature! Je crois, ou le diable m'emporte qu'elle m'a fait un tour prématuré. (Merlin voulant parler à Nérine.) Si tu ne t'en vas d'abord, tu pourrais bien attraper ici quelques coups de bâton.

MERLIN.

Je sais les rendre.

NÉRINE.

Êtes-vous fous?

MARTIN.

<341>Sors d'ici, coquin.

MERLIN.

Nous verrons lequel des deux sortira le premier.

MARTIN.

Ce maroufle n'a pas étudié. Je m'en vais l'expédier.

(Il court à l'autre, et ils se poussent hors des coulisses.)

NÉRINE.

Je crois qu'en ce jour tout le monde a perdu la raison.

FIN DU SECOND ACTE.

<342>

ACTE III.

SCÈNE I.

ARGAN, BARDUS.

ARGAN.

Je les ai séparés après quelque peine, et, pour plus de précaution, j'ai laissé Mondor avec ma femme pour qu'elle en réponde; votre fils est allé chez vous; de façon que nous avons prévenu le mal le plus pressé, et nous gagnons le temps de raccommoder le reste.

BARDUS.

Mondor a tort assurément. Ce fat, qui s'admire quand il parle, aura paru ridicule à Bilvesée; celui-là, qui s'élève aux choses les plus sublimes, l'aura pris en pitié. Votre petit-maître s'en sera fâché, et sa vivacité aura fait quelque extravagance, car vos beaux esprits sont sujets aux écarts.

ARGAN.

A vous parler vrai, Mondor me paraît moins coupable que votre fils. Mondor a de l'imagination, mais il est sage. Lorsque l'esprit a trop de volubilité, il nous fait commettre des folies; mais le feu et la vivacité, lorsqu'ils sont en compagnie de la raison, rendent l'esprit prompt à concevoir, facile à combiner, et pétillant dans ses réponses; et le sens propre que nous attachons aux beaux esprits est qu'ils pensent plus et mieux que le vulgaire.

BARDUS.

Il n'y a donc de beaux esprits que les algébristes, selon votre définition, et Mondor est un éventé qui, en répétant les belles comparaisons de son Virgile et de son Horace, devient un impertinent lorsqu'il se mesure avec mon fils. Si je n'avais eu mon <343>professeur à consulter sur l'équation d'une courbe admirable et nouvelle que je veux mettre dans mon livre, j'aurais accompagné Bilvesée dans sa visite. Cependant je n'aurais pas eu le temps, car un ami s'est offert de le mener avec lui en Hollande et de là en France.

ARGAN.

Vous êtes donc résolu de le faire voyager?

BARDUS.

Sans doute. Je veux qu'il connaisse tous les professeurs d'Allemagne et de Hollande, que de là il aille en France pour voir le beau monde, et qu'il passe ensuite en Angleterre pour devenir profond.

ARGAN.

Si j'avais un conseil à vous donner, vous ne feriez voyager votre fils qu'après l'avoir bien formé dans ce pays-ci. Lorsque les pères envoient les enfants trop jeunes dans les pays étrangers, avant que leur jugement soit formé, ils prennent, par un mauvais choix, tous les vices et les ridicules des autres nations, ils y dépensent leur argent, et ils ne rapportent, pour tout fruit de leurs courses, que la frivolité de quelque mode nouvelle, et peut-être un toupet frisé en perroquet royal ou en bec de corbin. Cela vaut alors bien la dépense qu'on a faite pour eux!

BARDUS.

Oh! mon fils n'est pas de cette espèce-là, et je vous dirai bien encore que mon cousin germain avait un fils qui était tout stupide, qu'il a envoyé en France pour prendre de l'esprit.

ARGAN.

Et en a-t-il pris?

BARDUS.

Non; il n'est pas encore de retour. Mais je prétends que mon fils ne fréquente que les ducs et pairs, et les philosophes.

ARGAN.

Sa naissance lui interdit la compagnie des premiers.

<344>BARDUS.

Mais il est si savant!

ARGAN.

Je vous le répète encore, l'ami, on est à la vérité fort honnête en France, et l'on fait mille politesses aux étrangers; mais ne vous imaginez pas que les bonnes maisons veuillent se donner la peine de décrasser les jeunes gens qui sortent du collége. Il faut être aimable, c'est le passe-port de la bonne compagnie; et un homme qui n'arrivera pas tout formé en France court le risque de n'être reçu nulle part. Il y vivra avec quelques filles de théâtre, avec quelques petits-maîtres, et il reviendra plus gâté qu'il n'y est allé.

BARDUS.

Il faut cependant qu'un jeune homme voie le monde.

ARGAN.

Mais à quoi le destinez-vous?

BARDUS.

Je ne le mettrai point à la guerre; ce serait dommage s'il était tué, c'est mon fils unique, le soutien de ma maison.

ARGAN.

Vous voudriez pourtant qu'il eût quelque emploi?

BARDUS.

Je ne puis le mettre dans les finances; ce serait prostituer la majesté de la philosophie que de le mettre à une occupation aussi vile.

ARGAN.

Qu'en voulez-vous donc faire?

BARDUS.

Je lui ferai avoir une charge au barreau.

ARGAN.

Le barreau vient d'être purgé de toutes ses iniquités, et les procès sont rédigés d'une sorte que la chicane meurt de faim.

<345>BARDUS.

Pauvre homme! ses ongles recroissent aussitôt qu'on les lui a rognés. Certain juge fit perdre un procès à Aristoteles Bardus mon grand-père, et je veux que mon fils juge à son tour, venge ma famille, et y fasse rentrer l'argent qu'autrefois la justice lui a fait perdre.

ARGAN.

Vous en userez sans doute comme vous le voudrez. Mais pourquoi l'envoyer voyager?

BARDUS.

Cela est résolu; et comme l'ami qui se charge de le mener avec lui part demain, il faut que les fiançailles de nos enfants se fassent dès ce soir.

ARGAN.

Pour moi, je ne m'y oppose point, pourvu que cette affaire ....

SCÈNE II.

BARDUS, ARGAN, NÉRINE.

NÉRINE, à Argan, d'un ton pressé.

Monsieur, monsieur, madame vous fait dire ....

ARGAN.

Qu'est-ce?

BARDUS.

Se sont-ils battus?

NÉRINE.

Non, monsieur.

ARGAN.

Y a-t-il une nouvelle querelle?

NÉRINE.

Non, monsieur.

BARDUS.

Par la sambleu, dis-nous donc, qu'est-ce?

<346>NÉRINE, à Argan.

Madame vous fait dire que M. Bilvesée, au lieu de se rendre chez M. son père, s'en est allé, sans qu'on sache où.

ARGAN.

Eh bien?

NÉRINE.

Il est, ma foi, parti; et nous soupçonnons qu'il veut se battre avec Mondor dès que celui-là sortira d'ici.

BARDUS.

Il est trop sage. N'est-ce que cela? ne crains rien, ma mie.

ARGAN.

Je vous demande pardon; cette affaire peut avoir des suites bien plus sérieuses que vous ne vous l'imaginez. Il faut ici user de toute la prudence imaginable et prévenir tout le mal qui est à craindre. (à Nérine.) Mondor est-il encore auprès de ma femme?

NÉRINE.

Oui, monsieur.

ARGAN.

Qu'ils viennent tous les deux.

(Nérine appelle sa maîtresse et Mondor.)

SCÈNE III.

ARGAN, BARDUS.

ARGAN.

Nous avons plus d'un exemple fâcheux devant les yeux de ce que ces sortes de querelles produisent. Je vous prie, ne traitez point tout ceci en bagatelle, et joignez vos soins aux miens pour écarter les malheurs qui nous menacent.

<347>BARDUS.

C'est ce maudit bel esprit qui cause tout ce tapage. Vous devriez le mettre dehors.

ARGAN.

Ce garçon est rempli de savoir, il a l'imagination la plus brillante que je connaisse, de la douceur dans le caractère ....

BARDUS.

Belle douceur, que d'insulter mon fils!

SCÈNE IV.

ARGAN, BARDUS, MADAME ARGAN, MONDOR, NÉRINE.

MADAME ARGAN, à son mari.

Mon poupon, tu m'excèdes aujourd'hui. Ce maudit carillon m'a dérangé pour ce soir ma partie de jeu. En vérité, en vérité, hâtons-nous de marier notre pimbêche, ou nous n'aurons jamais de repos dans la maison.

ARGAN.

Ah! voilà Mondor; nous n'avons rien à craindre.

BARDUS, très-fâché.

Vous voilà donc, M. le querelleur! C'est bien à vous d'insulter mon fils! Citez-nous quelques vers qui autorisent de pareilles sottises. Vous n'avez que des sornettes dans la tête.

MONDOR.

Je vois bien, monsieur, que la haine que vous avez contre les belles-lettres aggrave le malheur que j'ai eu de me brouiller avec votre fils.

BARDUS, grondant entre les dents.

Scélérat! maraud!

ARGAN.

Modérez-vous, monsieur. Tant de fiel entre-t-il dans l'âme d'un philosophe?398-a

<348>BARDUS.

Quand il m'offense, quand il m'outrage dans la personne de mon fils! Voyez son air pincé, voyez sa mine doucereuse.

NÉRINE, à madame Argan.

Ha! ha! ha! notre philosophe, madame, s'emporte. Voyez sa grave colère, ha! ha! ha!

MADAME ARGAN.

Te tairas-tu?

BARDUS.

Je veux que, pour le punir, nous fassions les fiançailles de nos enfants en sa présence.

MONDOR.

Juste Dieu! qu'entends-je?

MADAME ARGAN.

Cela sera fort bien fait, monsieur.

MONDOR, se jetant aux genoux de madame Argan.

C'en est trop. Je vous conjure, ne me désespérez pas, madame, et daignez avoir égard à la situation où je me trouve. Ne précipitez rien. Si la considération que j'ai pour vous ne m'avait retenu, j'aurais su tirer vengeance de mon adversaire. Je vous ai tout sacrifié.

MADAME ARGAN.

Cela est fort bien, je vous en suis fort obligée; mais il faut marier ma fille, et vous ne l'aurez pas, monsieur, m'entendez-vous bien?

MONDOR, se levant.

Il n'y a donc plus de salut pour moi que dans la mort.

BARDUS.

Meurs vite, c'est tout ce que tu peux faire de mieux.

MADAME ARGAN, à Nérine.

Qu'on appelle ma fille.

(Nérine sort.)

<349>

SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENTS, JULIE et NÉRINE.

MADAME ARGAN.

Il faut conclure, car mon mari ne finirait jamais. (à Julie.) Approche. Tu sais que je t'ai destiné Bilvesée, et je veux que tu l'épouses.

JULIE.

Madame, vous connaissez mon obéissance, et vous savez combien je suis soumise à vos ordres. Je connais mon devoir, et je ne m'en écarterai jamais; mais si mes prières peuvent vous toucher, si la tendresse maternelle a encore quelque empire sur votre cœur, daignez ne point conclure un hymen qui ferait le malheur de ma vie. Je vous le confesse sans déguisement, je ne pourrai jamais me résoudre à aimer l'époux que vous me destinez, un homme dont le premier abord m'a inspiré une aversion que le temps n'effacera jamais, et que toute ma vertu, en la combattant, ne pourra ....

BARDUS.

En voilà bien d'une autre. (à Argon.) L'ami, vous avez très-mal élevé votre fille; écoutez comme elle raisonne. Je crois, ma foi, qu'elle n'a pas attendu votre consentement pour faire son choix, et qu'une attraction secrète attira son cœur en ligne directe. . . Vous m'entendez bien ... ce muguet-là vous taille toute cette besogne.

JULIE.

Donnez, monsieur, à mes sentiments telle interprétation qu'il vous plaira; mais après l'accueil de M. votre fils, il n'est pas étonnant que je m'en plaigne.

NÉRINE.

Mademoiselle a raison. On n'a jamais vu un plus grand brutal que ce M. l'étudiant; il veut d'abord en venir au fait.

<350>BARDUS.

Ma mie, les chambrières ne raisonnent pas tant chez moi. (à Argan.) Est-il bien permis que vous souffriez des discours aussi incongrus, et que vous vous exposiez au clabaudage de toutes ces ignorantes?

NÉRINE.

Je n'ai pas étudié la philosophie comme vous, monsieur; mais j'ai autant de bon sens qu'un autre, et quand je vois des impertinences, je m'élève hautement contre elles.

ARGAN.

C'est une bonne fille; elle est vive.

BARDUS.

Mademoiselle Julie, vous mettrez cette carogne dehors, s'il vous plaît, le jour de vos noces.

NÉRINE.

Vous oubliez, monsieur, que vous êtes philosophe, et vous vous fâchez aussi sérieusement401-a qu'une ignorante comme moi pourrait le faire.

MADAME ARGAN.

Finissez donc, finissez. Tout cela m'ennuie et me redouble la migraine à un point ....

JULIE.

Pour l'amour de tout ce qui vous est cher, ma mère, ne me rendez pas malheureuse pour toute ma vie par un moment d'impatience.

ARGAN.

Ne craignez rien, ma fille; mais soyez aussi raisonnable de votre côté.

MADAME ARGAN.

Où est donc le futur? Il se fait bien attendre.

<351>

SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, ET MERLIN, qui apporte une lettre à Mondor.

MERLIN, à Mondor.

Monsieur, voici une lettre qui presse.

BARDUS.

Ho! ho! qu'est ce-ci?

ARGAN, à Bardus.

Je crains que ce ne soit un cartel. (à Mondor.) Souffrez que nous voyions cette lettre, et pour raison. (Il lui prend la lettre.)

MONDOR.

Prenez et lisez, monsieur, je n'ai point de secrets pour vous.

ARGAN, en ouvrant la lettre.

Vous comprenez les raisons qui m'obligent d'en agir ainsi. (il lit.) « Votre mérite, monsieur, a percé jusqu'à la cour; le prince connaît et vos talents, et votre indigence; il vous destine une place à sa cour, qui réparera tous les torts que jusqu'ici la fortune a eus envers vous. Hâtez-vous de l'en remercier, et de témoigner que votre reconnaissance n'est pas la moindre de vos vertus.
Hermotime. »

ARGAN, lui rendant la lettre.

Pardonnez à mes soupçons, ils ne tombaient pas sur vous, monsieur. Du moins ai-je la satisfaction de vous apprendre le premier cette bonne nouvelle, et d'y participer comme votre véritable ami.

BARDUS.

Ne voilà-t-il pas de nos lâches adulateurs! (à Argan) Vous allez vous jeter à ses genoux, parce qu'il va paraître à la cour; moi, je l'en méprise davantage.

JULIE, à Nérine.

Veuille le ciel que cet heureux changement puisse fléchir ma mère!

<352>ARGAN, à Bardus.

Les compliments que je lui fais sont sincères, et vous êtes témoin que j'ai rendu justice à ses mérites. Il y a une différence entre estimer la vertu que la faveur couronne, et faire des bassesses envers les moindres domestiques des grands. Il sera mon ami étant à la cour, comme il l'a été auparavant; et quoique je ne sois que d'une bonne famille bourgeoise, j'ai le cœur trop haut pour ramper devant des valets. C'est le plus grand affront qu'on puisse faire aux grands que de croire s'insinuer chez eux en outrant la flatterie envers ceux qui les approchent.

MONDOR.

Je suis indigne de l'honneur que le prince me fait. Peut-être me trouverez-vous à présent dans une situation à oser prétendre ....

MADAME ARGAN.

Il va donc entrer à la cour?

BARDUS.

Cette cour n'a pas le sens commun; on n'y connaît pas le mérite. J'aurais pu y placer mon fils, mais je m'en garderai bien.

SCÈNE VII.

LES PRÉCÉDENTS, ET MARTIN, qui arrive tout essoufflé.

MARTIN.

Ah! monsieur, le grand malheur! tout est perdu, tout est perdu.

BARDUS.

En voilà bien d'une d'autre. Eh bien, que viens-tu nous dire? Faut-il crier ainsi?

MARTIN.

Monsieur, votre fils. ... J'en meurs de douleur quand j'y pense ....

BARDUS.

Eh bien?

<353>MARTIN.

Monsieur, votre fils, ah! ce bon maître, hélas! ce cher maître .....

BARDUS.

N'achèveras-tu jamais?

MARTIN.

Permettez un moment à ma douleur .... Ouf! je n'en puis plus.

(Il pleure.)

BARDUS.

Conclus, ou par la mort ....

MARTIN.

La police incivilement l'a arrêté, monsieur.

BARDUS.

Qu'est-ce à dire?

MARTIN.

Oui, monsieur, il est en prison.

ARGAN.

Qui? Bilvesé est en prison?

MARTIN.

Hélas! oui, monsieur.

BARDUS.

Mais parle donc; qu'a-t-il-fait? quand? comment? pourquoi est-il arrêté?

MARTIN.

Vous en voulez avoir une description? Donnez-vous donc patience, et écoutez. (Il tousse, crache et se mouche.) Le soleil avait à peine fini sa course et s'était couché dans le sein de Phébus, que Bilvesée me dit : Viens çà, compagnon de ma gloire et de mes études, il est temps de nous venger par un coup d'éclat du procédé inhumain de madame La Roche ....

<354>MADAME ARGAN.

Qui est cette madame La Roche? Je ne la connais pas.

MARTIN.

Donnez-vous patience, madame, vous le saurez d'abord. (avec emphase.) Nous partons de céans en petite compagnie, n'ayant pour toute arme qu'une fronde avec nous. Enfin nous arrivons au cul-de-sac de la sorcière. Bilvesée, élevant sa voix, lui demande noblement : Me rendrez-vous, madame, le billet au porteur?

BARDUS.

Quel billet au porteur?

MARTIN.

Un billet de cinquante ducats que mon maître lui avait fait.

BARDUS.

Quand?

MARTIN.

Pendant les deux jours que nous logeâmes chez elle.

ARGAN.

Quoi! ce fils si sage!

BARDUS, à Martin.

Il a été deux jours ici! Continue.

MARTIN.

Il lui dit : Me rendrez-vous, madame, ce sinistre contrat? Elle le refuse, et la guerre se déclare. Les filles aussitôt, en nymphes fugitives, quittent ces champs que Mars va désoler; Marie la sucrée, et Lise l'efflanquée, et Manon l'enjouée, et Caroline enfin, cherchent asile ailleurs. De cailloux amassés dans la rue nous armons nos magnanimes bras, et, les lançant avec force contre les fenêtres, dans un quart d'heure il n'y en eut plus. Puis nous cassons les miroirs, puis nous brisons les chaises, enfin les porcelaines, et un si beau magot de Saxe! Ah! que c'était dommage, monsieur! il était aussi beau que du Japon.

<355>BARDUS.

Finiras-tu?

MARTIN.

Enfin, notre tapage alarme le quartier; un grand seigneur officieux vient pour négocier la paix. Mais nous, qui ne respirions que guerre, nous ne voulûmes point de médiateur, et nous le transportâmes des escaliers en bas.

BARDUS.

Il tomba?

MARTIN.

Tout de son long, la tête la première. (avec emphase.) Le bruit redouble alors; les auxiliaires arrivent.

BARDUS.

Quels auxiliaires?

MARTIN.

Les laquais, monsieur. (avec emphase.) On s'échauffe, on se mêle; l'un frappe d'estoc, l'autre de taille. Dans ce danger extrême, le généreux Bilvesée se distingue; comme un furieux, il fond sur ses adversaires. Pour moi, je suivais son panache rouge qui flottait sur sa tête; il me conduisait au chemin de la gloire.407-a Il se fait jour partout; les ennemis plient, ils cèdent. Mais, ô douleur! ô honte! ô fatalité affreuse! près de saisir la victoire que nous avions si bien méritée, la grossière police arrive avec tout son cortége impertinent. On entoure mon maître, on le saisit, on le garrotte, et dans ce moment affreux, nous voyant de vainqueurs vaincus, je pense à la retraite. Cent bons coups de bâton fondent sur mes épaules. Sitôt, par la fenêtre, pour abréger le chemin, je cherche une retraite et fuis par le jardin; puis, par une rue détournée poursuivant le convoi, j'ai vu dans la prison conduire votre fils.

BARDUS.

O ciel! est-il possible?

<356>MADAME ARGAN.

Il n'y a que cette madame La Roche qui m'intrigue.

BARDUS.

Faire cet affront à la philosophie!

ARGAN.

Votre fils, monsieur, a fait trop de sottises en un jour.

BARDUS.

Je vais aller confondre et la justice et l'État, et délivrer mon fils.

ARGAN.

Vous en userez comme il vous plaira; mais il faut qu'il renonce à Julie

(Bardus sort.)

SCÈNE DERNIÈRE.

LES MÊMES.

MADAME ARGAN.

C'est affreux, tout le monde s'appelle madame à présent, et cette créature ....

JULIE.

O ciel! je respire. (approchant de son père et se jetant à ses genoux.) Souffrez, mon père, que je vous rende grâce de la vie que vous m'accordez pour la seconde fois en me délivrant d'un homme qui aurait répandu de l'amertume sur toute ma vie.

MONDOR, se jette aussi à ses genoux.

Daignez, monsieur, rendre la faveur complète, et joignez deux cœurs que les mêmes sentiments unissent déjà. Si je suis sensible aux attraits de ma nouvelle fortune, c'est pour en être moins indigne dé posséder Julie.

JULIE.

Nous attendons tout de votre générosité, mon père.

<357>MONDOR.

Je vous appartiens déjà par l'estime et le respect que j'ai pour vous.

ARGAN.

Levez-vous, mes enfants. (il les embrasse.) Oui, monsieur, je vous accorde ma fille. Votre mérite ne m'a jamais laissé en suspens; si j'ai balancé à me déclarer plus tôt, ce sont les arrangements que ma femme avait pris avec M. Bardus qui m'en ont empêché.

MADAME ARGAN.

Oui, les arrangements que ma femme prend sont bien pris, mon poupon.

MONDOR.

Joignez votre consentement, madame, à celui de monsieur, et notre joie sera parfaite.

MADAME ARGAN.

Si votre pension est bonne, et si le prince vous donne beaucoup de bien.

ARGAN.

Désabusez-vous enfin des richesses. Pour qu'un mariage soit heureux, il faut que l'amour soit couronné par les mains de l'estime; et sachez que la raison et la vertu forcent souvent la fortune à les suivre.

MADAME ARGAN.

Eh bien, mon petit mari, j'y consens. C'est toujours un bonheur quand on peut se défaire d'une fille.

MONDOR, à Julie.

Mademoiselle, vous faites mon bonheur; puissé-je faire le vôtre!

JULIE.

Je possède votre cœur, il ne me reste rien à désirer.

NÉRINE.

Oh çà, mon pauvre Martin, que vas-tu faire?

<358>MARTIN.

Ma foi, je quitte mon maître.

NÉRINE.

Mais il faut vivre.

MARTIN.

Oh! ne t'embarrasse pas; je m'en vais me faire Mercure chez quelque ministre, c'est le moyen de parvenir aux meilleurs emplois dans les finances; et quand ma charge m'aura engraissé, je t'épouserai.

ARGAN.

Allons, et célébrons ensemble la fin de cette heureuse journée.

FIN.

<359>

LIV. SYLLA, PIÈCE DRAMATIQUE EN TROIS ACTES. (1753.)[Titelblatt]

<360>

PERSONNAGES.

SYLLA, dictateur.
MÉTELLUS, sénateur romain.
CHRYSOGONE, affranchi.
POSTHUME, sénateur romain, républicain.
LENTULUS, sénateur romain.
OCTAVIE, promise à Posthume.
FULVIE, mère d'Octavie.
Le sénat des Romains.
Troupe de vétérans qui accompagnent Sylla.
Troupe de plébéiens qui se trouvent dans les places publiques.

<361>

SYLLA.

ACTE I.

Le théâtre représente un cortile de la maison de Fulvie.

SCÈNE I.

OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE.

Non, ma mère, je ne saurais m'y résoudre; jamais je ne changerai de sentiments.

FULVIE.

Je sais que vous aimez Posthume; mais examinez la situation où nous nous trouvons. Rome a perdu sa liberté; Sylla est maître, il veut vous épouser, et veut être obéi.

OCTAVIE.

Que Sylla soit maître de l'univers, il ne le sera jamais de mon cœur; je l'ai donné à Posthume. Si .... il mourait .... Non, je lui resterai fidèle.

SCÈNE II.

POSTHUME, LENTULUS et LES PRÉCÉDENTS.

POSTHUME.

Qu'entends-je, belle Octavie? Je dois vous perdre, et Sylla ....

<362>OCTAVIE.

Non, ne craignez rien, seigneur. Oublierai-je cet amour fidèle que vous m'avez juré, les services que vous avez rendus à mon père, l'amour que j'ai pour vous? Irai-je, Romaine, ramper en esclave dans le palais du tyran qui nous opprime? La mort seule peut me séparer de vous.

POSTHUME.

O généreuse amante! ô cœur vraiment romain! ô vous qui mériteriez tous les empires du monde! comment mon amour pourra-t-il reconnaître tant de fidélité?

LENTULUS.

Il faut la reconnaître en nous délivrant du tyran. Venge ta patrie, et ton amante sera vengée.

POSTHUME.

Il est tout-puissant, entouré de gardes, et quoi que nous devions à la patrie, nous n'avons pas les moyens de nous venger; les vétérans . . .

LENTULUS.

AIR.

Un cœur à qui la patrie parle, que l'amour anime, et que la gloire excite, est sûr de réussir. Viens, que le tyran périsse.

(Il part.)

SCÈNE III.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME, MÉTELLUS.

MÉTELLUS.

Le sénat est convoqué, Sylla demande le triomphe. Venez, il faut s'y rendre.

POSTHUME, à Métellus.

Laisse-moi du moins prendre congé.

(à Octavie.)

<363>AIR.

Beauté que mon cœur adore, beauté tendre et fidèle, je vous voue mon cœur et ma vie. Jamais le temps ne doit rompre de si beaux liens. Ce que mes lèvres protestent, mon cœur le ressent.

(Il part.)

SCÈNE IV.

OCTAVIE, FULVIE, MÉTELLUS.

OCTAVIE.

Que je ressens de trouble, et que je suis remplie de crainte! Que les dieux, cher amant, te protégent et te conduisent.

MÉTELLUS.

Ne craignez pas, belle Octavie. Votre beauté est un présage sûr de votre bonheur. Je vous quitte pour aller au sénat.

AIR.

La beauté enchaîne les cœurs les plus fiers, elle se fait sentir aux animaux les plus sauvages, elle apaise les dieux irrités, elle est la reine de ce monde.

(Il part.)

SCÈNE V.

OCTAVIE, FULVIE.

FULVIE.

Eh! que crains-tu? Serais-tu malheureuse d'être aimée de Sylla, d'épouser un dictateur?

OCTAVIE.

Ma mère, la gloire ne remplit pas un cœur en qui l'amour règne. Posthume est un dieu pour moi, et Sylla un tyran barbare.

<364>FULVIE.

Tu es une fille sans expérience, tu ne vois que ton amour. Prends d'autres sentiments.

AIR.

Préfère la gloire à l'amour, étouffe une passion vile, prends des sentiments plus relevés, et ne t'oppose point au destin qui t'appelle à la suprême grandeur. (Elle part.)

SCÈNE VI.

OCTAVIE, seule.

Elle n'a donc jamais aimé? Mon amant, s'il était le dernier des Romains, me serait plus précieux que le maître du monde.

AIR.

Dans lui je vois mon bonheur, dans lui je vois ma joie, dans lui je trouve la tranquillité de mon âme agitée, et hors de lui le monde me paraît une solitude.(Elle part.)

SCÈNE VII.

Le théâtre représente l'intérieur du temple de Jupiter Capitolin.

SYLLA, MÉTELLUS, POSTHUME, LENTULUS, TOUT LE SÉNAT ET LES GARDES DU DICTATEUR; après, CHRYSOGONE.

SYLLA.

Enfin, les dieux ont fini par moi leur grand ouvrage : la tranquillité est rétablie dans Rome, les factieux ont péri, les lois ont repris leur vigueur, et nos ennemis sont vaincus. Pères conscrits, après tant de périls et de dangers essuyés pour le service de la république, après avoir dompté Mithridate et affermi les frontières de notre empire, j'ose espérer de votre justice que vous m'accorderez les honneurs du triomphe, de même que vous en avez usé pour Paul-Émile et pour les deux Scipions, vos vengeurs.

<365>MÉTELLUS.

Sylla a vaincu nos ennemis, les troupes l'ont proclamé imperator; quel triomphe!

POSTHUME.

Quel triomphe! ....

LENTULUS.

Il est tout-puissant.

CHŒUR.

Que le vengeur de la patrie, que le héros de Rome, que le vainqueur de Mithridate triomphe; que son nom soit porté jusqu'aux bornes de notre empire, au bout même de la terre.

SYLLA.

Je vous remercie, pères conscrits, du triomphe que vous m'accordez; vos faveurs seront un motif nouveau qui m'encouragera à vous servir. Venez, réglons à présent le sort des provinces. Qu'Antoine commande en Syrie, Claudius dans les Gaules, et vous, Posthume, que j'ai rétabli dans vos honneurs, je vous confère la Sicile.

POSTHUME.

Mes honneurs, seigneur! Le malheur des temps m'a fait tomber avec bien d'autres dans l'infortune; les proscriptions .... Mais, seigneur, souffrez que je refuse la préture de la Sicile. Tant de gloire n'appartient pas au fils d'un proscrit.

SYLLA.

Quoi! résister à mes bienfaits! s'offenser et me reprocher ma clémence! Sénateurs ingrats, Romains difficiles à servir, plus difficiles encore à contenter!

LENTULUS.

La liberté ....

SYLLA.

La liberté doit être utile à la patrie, et vous autres, dégénérant des vertus de vos pères, ne pensez chacun qu'à vous rendre puissants et dangereux.

<366>POSTHUME.

Plût aux dieux que nous le fussions! Alors ....

SYLLA.

Quelle impudence!

AIR.

Je comprends ton audace, je sens jusqu'où tu portes ton arrogance. Mais crains, ingrat, mon juste courroux. J'abaisserai cet orgueil qui te domine.

(Les sénateurs se lèvent et se retirent.)

SCÈNE VIII.

SYLLA, MÉTELLUS, CHRYSOGONE.

CHRYSOGONE.

Seigneur, pour apprivoiser ces cœurs farouches il faut les dompter tout à fait.

SYLLA.

Un Romain n'est pas facile à dompter.

CHRYSOGONE.

Ce Posthume, qui vous doit la vie, ses biens, ses honneurs, rejette avec mépris vos bienfaits.

SYLLA.

Il aime, il est aimé, et il craint que pendant son absence je ne lui enlève son Octavie.

CHRYSOGONE.

Après que toutes nos tentatives pour vous la procurer ont été inutiles, il faudrait l'enlever pour punir votre rival et vous satisfaire.

MÉTELLUS.

Comment, seigneur! l'amour, cette passion des âmes faibles, vous subjuguerait-elle?

<367>SYLLA.

J'ai dompté l'univers, une femme m'a vaincu, Métellus. Je suis homme, j'ai vu Octavie, et j'ai oublié mes victoires.

CHRYSOGONE.

Vous êtes maître de Rome, rien ne doit traverser vos vœux. Donnez-moi vos ordres, et je vous réponds d'Octavie.

SYLLA.

Je respecte sa beauté, je respecte ses malheurs et sa vertu; je veux qu'elle aime Sylla sans être l'esclave du dictateur.

CHRYSOGONE.

Vous, qui régnez si impérieusement sur tous les citoyens, qui disposez de leurs biens et de leur vie, vous ménageriez une femme qui seule, à ce que vous dites, peut vous rendre heureux!

MÉTELLUS, à part.

Quels lâches conseils! quel traître! (à Sylla.) C'est par des violences pareilles, seigneur, que se perdirent les Tarquins. Craignez leur sort; que leur exemple vous éclaire.

SYLLA.

Je ne peux pas vivre sans elle. (à Métellus.) Allez, et préparez tout pour mon triomphe.

MÉTELLUS.

J'y cours.

AIR.

Ah! seigneur, domptez cette passion qui est sur le point d'embraser votre cœur. Dans ces moments d'ivresse, on ignore les extrémités où l'on peut se porter.

<368>

SCÈNE IX.

SYLLA, CHRYSOGONE.

CHRYSOGONE.

Eh bien, seigneur, connaissez enfin ceux qui vous sont attachés. Vous entendez ce Métellus, votre bras droit. Ce n'est pas vous qu'il sert, ce n'est pas vous qu'il aime, c'est toujours sa chimérique liberté et sa république, qui n'existe que dans vous. Lâche dans ses conseils, il immole votre bonheur à son fantôme; il vous sacrifierait à son sénat. Pour moi, je ne connais, n'aime et ne sers que vous; je bénis les dieux quand je vois votre pouvoir s'affermir; et quand je puis contribuer à votre bonheur, je me dévoue à vous. Votre gloire est la mienne; ce que vous désirez, je le veux; ce que vous ordonnez, je l'exécute. Je ne sers que Sylla; et si vous m'accordez la permission d'agir, avant qu'il se passe la moitié du jour, je vous mets en possession d'Octavie.

SYLLA.

Va te jeter à ses genoux, la supplier, la conjurer d'écouter mes feux.

CHRYSOGONE.

Ce n'est pas comme cela que je réussirai; mais laissez-moi faire.

SYLLA.

Eh bien, va donc.

CHRYSOGONE.

AIR.

Je dirai à cet objet charmant que vous l'aimez, que vous l'adorez; je dirai à la belle Octavie que vous mourez d'amour pour elle. Si ces discours ne la touchent pas, et qu'elle m'oppose un cœur toujours inflexible, je l'enlève, et cours la remettre entre vos bras.

(Il part.)

<369>

SCÈNE X.

SYLLA, seul.

O cœur vide encore! la gloire n'a pu te remplir, ni l'ambition te rassasier; tu es dompté par l'amour. Ame magnanime que l'univers redoutait, une femme t'enchaîne. Quoi! Sylla soupire! quoi! Sylla rampe aux pieds d'une inhumaine! Suis-je dictateur? ... Non, je ne me connais plus moi-même. Ses charmes, ses grâces, sa résistance même, irritent mon amour. Me préférerait-on un Posthume, un fils de proscrit, qui me doit le jour? Mais c'est moi qui ai fait périr le père d'Octavie. O dieux! quel trouble je ressens! Non, je ne suis plus maître de moi-même; il faut que j'aime. Je cède à mon sort; l'amour est la faiblesse des grands cœurs.

AIR.

Objet divin, vos charmes enflamment ce cœur tendre; recevez ces larmes et ces soupirs. O vous qui seule avez pu me vaincre! ne vous laisserez-vous point toucher? Un seul mot de votre bouche peut faire le bonheur ou le malheur de ma vie.

FIN DU PREMIER ACTE.

<370>

ACTE II.

SCÈNE I.

Le théâtre représente les appartements de Fulvie.

OCTAVIE, FULVIE, puis POSTHUME.

OCTAVIE.

Que Posthume tarde à revenir!

FULVIE.

Cessez donc de témoigner tant d'inquiétude.

OCTAVIE.

Je ne sais dans quelle agitation je suis; mais je crains tout pour lui. Sylla pourrait l'avoir fait arrêter.

FULVIE.

Si Sylla l'a fait, il aura eu des raisons pour le faire.

POSTHUME.

Ah! madame, savez-vous ce que le dictateur m'a proposé?

OCTAVIE.

Ah! cher Posthume, dites.

POSTHUME.

Il m'a voulu donner la Sicile, pour m'éloigner de vos charmes; mais je l'ai refusé. Croyez-moi, hâtons notre hyménée, et éloignons-nous de ces lieux.

<371>FULVIE.

Quoi! vous, échappé seul de tant de proscrits, oseriez-vous faire une démarche aussi contraire aux intentions du dictateur?

POSTHUME.

Quand il s'agit de mon amour, je ne connais point de dictateur.

SCÈNE II.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME, LENTULUS.

LENTULUS, à Fulvie.

Chrysogone vous demande, madame.

FULVIE.

J'y vais.

(Elle part.)

SCÈNE III.

OCTAVIE, POSTHUME, LENTULUS.

POSTHUME.

Mais que veut Chrysogone?

OCTAVIE.

Sans doute qu'il vient pour ses inutiles poursuites, et que Sylla, qui n'est pas rebuté par mes refus, fait des tentatives nouvelles auprès de Fulvie. Mais, Posthume, rien ne rompra nos liens.

POSTHUME.

Beauté que j'adore, quand pourrons-nous être unis?

AIR A DEUX.

Quand viendra la fin de nos souffrances?

OCTAVIE.

Quand pourrons-nous nous aimer librement?

<372>POSTHUME.

Quand viendra ce jour charmant ....

OCTAVIE.

Où rien ne pourra nous séparer?

POSTHUME.

Sort cruel qui afflige la patrie et Octavie!

OCTAVIE.

Destin rigoureux qui opprime Posthume!

(à deux.)

SCÈNE IV.

OCTAVIE, POSTHUME, LENTULUS, FULVIE.

FULVIE.

Sylla, par les plus pressantes sollicitations, vous demande, ma fille; Chrysogone dit qu'il n'y a plus à reculer.

OCTAVIE.

Ma mère, vous pourriez ....

POSTHUME.

Quoi! le tyran ....

FULVIE.

Sylla est tout-puissant; pour moi, fille, femme et mère de proscrits, je ne saurais résister à des volontés qui sont des ordres.

POSTHUME.

Non, jamais je ne souffrirai qu'on m'enlève Octavie; on ne me l'arrachera qu'en me privant de la vie.

LENTULUS.

Mais, Fulvie, qui vous oblige à cet étrange parti?

<373>

SCÈNE V.

OCTAVIE, POSTHUME, LENTULUS, FULVIE, CHRYSOGONE, suivi DES VÉTÉRANS DE LA GARDE DE SYLLA.

CHRYSOGONE.

Par ordre de Sylla, je dois, madame, vous emmener de ces lieux.

POSTHUME, en colère.

Quoi! Octavie!

OCTAVIE.

Le dictateur voudrait-il faire cet outrage à une Romaine?

FULVIE.

Vous le voyez, il faut obéir.

CHRYSOGONE.

Il n'y a de parti que dans l'obéissance.

AIR.

En vain s'oppose-t-on à la volonté des dieux; ils sont tout-puissants. L'oracle des destins doit être accompli; votre amant, belle Octavie, est un dieu sur terre.

OCTAVIE.

Plutôt la mort que ce cruel esclavage.

CHRYSOGONE.

Gardes, qu'on l'emmène.

(Il part. Les gardes prennent la mère et la fille.)

OCTAVIE.

Posthume! O dieux, quel outrage!

(On l'emmène. Posthume veut mettre l'épée à la main et fondre sur les gardes; Lentulus l'en empêche.)

<374>

SCÈNE VI.

POSTHUME, LENTULUS.

POSTHUME.

Ah! laisse-moi, ami, me livrer à toute ma rage.

LENTULUS.

Oui, livre-toi à la vengeance; mais que ton épée soit guidée par la raison. Se venger ne suffit pas; il faut que la vengeance soit éclatante.

POSTHUME.

Puis-je écouter la raison quand il s'agit d'Octavie, qu'un usurpateur barbare et cruel m'enlève? Il a proscrit son père, son frère; il a répandu le sang de nos citoyens, ravi la dignité au sénat, la liberté à la république. Non content de tous ces crimes, ce monstre m'enlève mon amante.

AIR.

Dans les déserts de la stérile Libye, dans les eaux du Nil venimeux, dans les cavernes affreuses de la Sicile, il n'y a pas de monstre pareil à celui qui m'enlève mon amante. Il faut dans son sang venger mon offense.

LENTULUS.

Ami, je ne t'abandonne pas dans le trouble où tu es. Mais ne désespère pas; viens, attroupons des amis, prenons des mesures dignes des Brutus. Tu te serais perdu en attaquant les vétérans; ce n'est pas d'eux qu'il faut te venger, mais du dictateur.

AIR.

Après les plus sombres nuages succèdent les rayons du soleil; après l'orage le beau temps. Il ne faut pas trop se flatter, mais il ne faut pas désespérer.

<375>

SCÈNE VII.

Le théâtre représente le cabinet de Sylla.

SYLLA, CHRYSOGONE.

CHRYSOGONE.

Vous êtes obéi, seigneur; Octavie est en votre pouvoir. Sa mère est à moitié dans vos intérêts. La fille vous oppose encore ce Posthume, qu'elle aime ....

SYLLA.

Ce Posthume, partisan de Marius, qui me doit le jour et les honneurs dont il jouit, que j'ai voulu faire propréteur de la Sicile! Voilà un digne rival.

CHRYSOGONE.

Vous souffrirez qu'un misérable s'oppose à votre bonheur?

SYLLA.

Je veux le cœur d'Octavie.

CHRYSOGONE.

Vous l'aurez; vous n'avez qu'à persister.

SYLLA.

Va, et que je voie bientôt l'objet de mes feux.

(Chrysogone part.)

SCÈNE VIII.

SYLLA, seul.

AIR.

Je suis entre la crainte et l'espérance : serai-je aimé, serai-je haï? Pourrai-je posséder tant de charmes, ou me faudra-t-il y renoncer? Ce cœur qui n'a pas tremblé devant ses ennemis tremble de paraître devant une femme.

<376>

SCÈNE IX.

SYLLA, CHRYSOGONE, OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE.

Seigneur, est-ce donc là ce que Rome devait attendre de la générosité de Sylla? Quoi! vous ne respectez plus nos lois, nos dieux, ni notre liberté!

FULVIE.

Seigneur, ayez pitié de l'agitation où elle se trouve, et pardonnez à ses premiers mouvements.

SYLLA.

Belle Octavie, vous voyez un dictateur qui met à vos pieds ses lauriers, ses triomphes et son cœur.

OCTAVIE.

Je ne vois qu'un tyran qui m'opprime; vous ne connaissez, pour vous faire aimer, que la violence.

SYLLA.

Ah! madame, si cette violence peut être réparée par le plus tendre attachement ....

AIR A DEUX.

OCTAVIE.

Va, traître, et ne t'attends point à régner sur moi par violence.

SYLLA.

Si mon cœur t'était connu, tu verrais ce qu'il sent pour toi.

OCTAVIE.

Si mon cœur t'était connu, tu verrais la haine et l'aversion qu'il te porte.

<377>SYLLA.

Laisse-toi fléchir, divin objet que j'adore, et prends pitié de mon état.

(à deux.)

O dieux! mettez fin à mes tourments.

(Octavie part.)

SCÈNE X.

SYLLA, FULVIE, CHRYSOGONE.

FULVIE.

Seigneur, n'imputez point à ma fille ces premiers transports, et daignez attendre que le temps puisse la calmer.

SYLLA.

Plus elle s'oppose à mes feux, plus je l'adore.

FULVIE.

Ah! seigneur, ayez pitié de la mère et de la fille.

AIR.

L'oiseau qu'on prend dans des filets est sauvage; mais quand on l'apprivoise, il aime son maître, et ne le quitte jamais. (Elle part.)

SCÈNE XI.

SYLLA, CHRYSOGONE, MÉTELLUS.

MÉTELLUS.

Seigneur, quel éclat vient de faire cet enlèvement! Tout Rome est en rumeur, et chacun crie, vous condamne, murmure, et conspire. Posthume, Claudius, Lentulus, chacun murmure; et je ne sais si vous ne devez pas craindre pour vos jours.

<378>SYLLA.

Qui oserait attenter contre un dictateur, quand la personne des tribuns est sacrée?

MÉTELLUS.

Si j'osais t'ouvrir mon cœur, je te dirais bien des choses que j'ai dissimulées jusqu'à présent.

SYLLA.

Parle en liberté.

MÉTELLUS.

Tu sais avec quelle fidélité je me suis de tout temps attaché à ta personne; tu sais que pendant les guerres civiles je n'ai jamais hésité qui je suivrais, que je t'ai prêté mon bras contre Cinna, contre Marius, contre Mithridate et contre tous ceux que j'ai crus ennemis de la république. Je l'ai fait parce que je suis Romain, et que je n'ai connu que toi capable de réprimer des citoyens puissants qui abusaient de leur pouvoir, de vaincre les ennemis de la république, et de rétablir Rome dans l'état florissant et libre. Je t'ai adoré comme un dieu, tant que je t'ai cru le vengeur et le libérateur de la patrie. Mais quoi! me serais-je trompé? Aurais-tu rendu criminel ce bras qui t'a servi, ce cœur qui t'a adoré? Que sont ces proscriptions, dont le nombre augmente tous les jours? Quel est ce pouvoir sans bornes accordé à un misérable affranchi? Quoi! un Chrysogone, un Grec, dispose dans Rome du bien et de la fortune des citoyens! Quoi! nos pères n'ont donc versé tant de sang et fait tant d'actions à jamais mémorables que pour qu'un misérable, un inconnu, avilisse et flétrisse les maisons des Scipions, des Émiles, et de tous ces héros immortels dont les mânes s'en indignent dans les champs de l'heureux Élysée! Et toi, qui as soumis et dispersé tous ces citoyens rebelles, ennemis de notre liberté, qui as pacifié le monde, après avoir achevé ton ouvrage, tu demeures revêtu de la dictature, tu opprimes notre liberté, tu t'en sers pour satisfaire des passions indignes de ton âge et de ton rang! Aurais-je combattu pour que tu proscrivisses nos plus vertueux citoyens, pour que tu ravisses l'épouse de Posthume, et pour que tu nous ramènes les temps odieux des Tarquins?

<379>SYLLA.

Quelle arrogance, Métellus! Te dois-je rendre compte de mes actions? Est-ce à toi à qui la république a confié ses intérêts, ou au dictateur?

MÉTELLUS.

Je te parle en ami, tu me réponds en maître; je ne survivrai pas à ce jour. Tiens, plonge dans mon sein cette épée, qui ne t'a que trop bien servi.

CHRYSOGONE.

Vous voyez jusqu'où va son insolente audace. (Il part.)

SYLLA.

Est-ce là, Métellus, cette amitié que tu m'as jurée?

SCÈNE XII.

SYLLA, MÉTELLUS, POSTHUME.

POSTHUME, fort agité.

Rends-moi cette épouse que tu m'as ravie avec tant de violence.

SYLLA.

Souviens-toi que je suis dictateur.

POSTHUME.

Mon amour ne connaît point de dictateur. Souviens-toi de Brutus.

SYLLA.

Téméraire, crains ma puissance.

AIR A TROIS.

POSTHUME.

Cruel, rends-moi mon amante.

MÉTELLUS.

N'avilis point ta gloire par un lâche amour.

<380>SYLLA.

Tremblez, téméraires.

POSTHUME.

Sache que je suis Romain comme toi.

MÉTELLUS.

Ressouviens-toi de ta patrie.

SYLLA.

Ce bras, qui a vaincu Cinna, fera tomber ses ennemis à mes pieds.

FIN DU SECOND ACTE.

<381>

ACTE III.

SCÈNE I.

Le théâtre représente un jardin.

OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE.

Il faut mourir; je ne veux être qu'à Posthume.

FULVIE.

Cet entêtement est inutile; tu seras obligée de plier et de faire par force ce que tu pourrais faire de bonne grâce.

OCTAVIE.

On ne force jamais ceux qui ne craignent point la mort.

SCÈNE II.

OCTAVIE, FULVIE, LENTULUS.

LENTULUS.

Ah! madame, tout est perdu.

OCTAVIE.

O dieux! Posthume .... dites, que lui est-il arrivé?

LENTULUS.

Malgré mes prières et mes larmes, il est allé chez le tyran dans la plus grande agitation, et je crains qu'il ne se soit perdu par son <382>trop grand emportement. Je viens de rencontrer Métellus rêveur, et dont les stoïques yeux versaient des larmes; j'ai vu Chrysogone dans une grande agitation, et je ne sais ce que tout ceci va devenir. Des bruits confus me font craindre, et je n'ai pu trouver Posthume.

OCTAVIE.

Il est donc perdu! Cette nouvelle met le comble à mes maux.

LENTULUS.

Je vous conseille de parler à Sylla même pour le fléchir; mais avant que d'y aller, je vous amènerai Métellus.

AIR.

Je me sacrifierai volontiers pour mon ami, je périrai gaiement pour son amante, pourvu que mon amitié les sauve. (Il part.)

SCÈNE III.

OCTAVIE, FULVIE.

FULVIE.

Rentrons, et attendons Métellus; nous pourrions être vues dans ces lieux.(Elle part.)

OCTAVIE.

Dans l'état où je suis, j'ignore ce que je dois faire.

AIR.

Dans ma douleur amère, je ne vois point de remède; si mon tendre amant s'est perdu par le vif amour qu'il avait pour moi, je n'ai de remède que la mort. Que cette mort me sera douce, quand je songe que mon âme fugitive le rejoindra dans l'Élysée! (Elle part.)

<383>

SCÈNE IV.

Le théâtre représente le cabinet de Sylla.

SYLLA.

Métellus a raison. Quand je réfléchis à ce qu'il me dit, quand je repasse toutes mes actions, quand je pense comment avec un cœur généreux j'ai pu devenir barbare, je me cherche dans moi-même, et je ne me retrouve plus. . .437-a Mais quand on est monté à ce haut degré de gloire où je suis, peut-on en descendre sans risque? Ah, puissance! ah, grandeur! ah, gloire! peut-on vous abandonner sans repentir? Et toi, tendre objet de mes vœux, ô beauté qui seule peux me rendre heureux! souffrirai-je que tu passes dans les bras d'un Posthume, d'un citoyen enveloppé dans le nombre des proscrits, que j'ai sauvé par ma clémence, d'un citoyen obscur qui haranguait au barreau lorsque je remportais des victoires, qui lisait dans les jardins délicieux de Rome la suite de mes conquêtes, tandis que je vengeais la patrie? ... Mais l'ai-je vengée pour elle ou pour moi? Elle me dit : Sylla, je t'ai revêtu de ma puissance, je t'ai mis à la tête de mes légions; quel usage as-tu fait du bien que je t'ai confié? M'as-tu opprimée comme ces enfants rebelles dont tu m'as vengée, ou, plus perfide qu'eux, t'es-tu servi de mes armes pour me subjuguer moi-même? .... Es-tu Romain, Sylla? ... Oui, je le suis, et je veux l'être. Quoi! serais-je l'opprobre de la génération future, en horreur à mes concitoyens, en exécration dans l'univers? Le nom de Sylla sera-t-il cité avec ceux des Denys, des Phalaris, des Tarquins? Montrons des vertus dignes des premiers temps de la république. Ce Posthume que tu accuses, Sylla, est un citoyen fidèle, qui méprise la grandeur et la fausse gloire, qui n'aime que la vertu, et qui me redemande Octavie, que je lui ai enlevée.(Il appelle Chrysogone.)

<384>

SCÈNE V.

SYLLA, CHRYSOGONE.

SYLLA.

Tout est-il prêt pour le triomphe?

CHRYSOGONE.

Oui, seigneur.

SYLLA.

Le peuple s'est-il rendu avec le sénat dans la place publique?

CHRYSOGONE.

L'affluence en est plus grande que jamais; ils t'attendent tous, Sylla, et te demandent avec des cris empressés.

SYLLA.

AIR.

Que ce jour soit le plus beau de ma vie pour Rome et pour l'univers, que le souvenir s'en perpétue à jamais, et que l'état de cet empire et de ce peuple-roi dure jusqu'à la fin des temps.

(Il part avec Chrysogone.)

SCÈNE VI.

OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE, avec empressement.

Seigneur ....

FULVIE.

Il n'y est plus.

OCTAVIE.

O ciel! quel parti prendre dans l'état où je suis? Toute la nature m'est contraire; pour sauver mon amant, je cherche mon ennemi, et je ne le trouve pas la seule fois que je voudrais lui parler.

<385>

SCÈNE VII.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME.

OCTAVIE.

O ciel! Posthume, est-ce vous que je vois?

POSTHUME, tient un poignard.

Octavie dans le palais de Sylla! O chère amante! enfin je te retrouve.

OCTAVIE.

Dieux! que faites-vous ici avec ce poignard?

POSTHUME.

Je cherchais le dictateur pour venger toi, moi, la patrie, et l'univers.

OCTAVIE.

Et moi, je venais lui demander ta vie et ma mort.

SCÈNE VIII.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME, MÉTELLUS.

MÉTELLUS.

Sylla vous demande; il veut que vous vous rendiez tous à la place publique.

OCTAVIE.

O dieux! qu'allons-nous devenir?

MÉTELLUS.

Le temps presse, hâtez-vous.

OCTAVIE.

Cher amant, peut-être nous quitterons-nous pour toujours.

AIR.

<386>Souffre que je t'embrasse, que je jure encore que je t'aime, que tu es le seul que je veux aimer de ma vie, et que la mort me sera douce, si je la reçois pour toi.

SCÈNE IX ET DERNIÈRE.

Le théâtre représente une place publique et, dans le fond, un temple; tout le sénat et tout le peuple remplit la place.

TOUS LES ACTEURS.

(Pendant qu'on joue une symphonie, Sylla arrive en triomphe sur un char avec des marques de sa victoire; il descend du char, les suspend au temple, et, suivi par le sénat, il vient sur le devant du théâtre, et harangue.)

SYLLA.

Après avoir rendu aux dieux l'hommage qui leur est dû, pères conscrits, et vous, citoyens, apprenez à connaître quel est Sylla.

Posthume, je vous rends vos biens, votre amante, que j'adore, et je ne vous demande en récompense que votre amitié.

(à Chrysogone.)

Toi, malheureux, qui as indignement abusé de ma confiance, et dont les injustices ont outragé la majesté de cet État et souillé ma gloire, je te condamne à l'exil.

Et vous, sénateurs, dont la puissance m'a été confiée, et vous, citoyens, que j'ai servis, apprenez que si j'ai combattu jusqu'ici les Marius, les Cinna et ces autres factieux dont l'ambition tôt ou tard aurait renversé cet empire, c'était pour vous venger; si j'en ai proscrit d'autres, c'était pour sauver l'État, que leur ambition aurait bouleversé; et que si, enfin, les dieux ont favorisé mes entreprises, c'était pour affermir votre liberté.

Tant que Rome a eu besoin d'un citoyen intrépide et ferme, je l'ai servie; à présent que le calme est rétabli, et que les lois sont en vigueur, je vous remets le pouvoir suprême que vous m'avez confié avec cette dictature. Je renonce au monde, aux grandeurs et à l'amour, et je voue le reste de mes jours à la <387>sagesse, content de faire en particulier, dans ma retraite, des vœux pour que la gloire de cet État soit éternelle, votre destinée toujours heureuse, et la république toujours libre.

POSTHUME.

Oh! quelle générosité inouïe!

OCTAVIE.

Cher amant, quel bonheur inespéré!

MÉTELLUS.

Il est plus beau de se vaincre soi-même que de remporter des victoires.

TOUS.

Nous honorerons, Sylla, en toi le plus grand des Romains. Tu as rendu ton nom immortel, et consacré tes victoires.

CHŒUR.

Célébrons la liberté, que Sylla nous rend. Célébrons son nom, et que sa générosité passe à nos derniers neveux. Il est plus grand de s'être vaincu lui-même que d'avoir vaincu nos ennemis.

FIN.

<388><389>

LV. LE TEMPLE DE L'AMOUR, REPRÉSENTÉ POUR LES NOCES DE SON ALTESSE ROYALE MONSEIGNEUR LE PRINCE FERDINAND. (1755.)[Titelblatt]

<390>

ACTEURS.

L'AMOURCasoni.
VÉNUSL'Astrua.
VULCAINRomani.
APOLLONPorporino.
AMINTEStefanino.
ÉRICHTHÉEGasperini.
L'HYMENLuini.
Les figurants représentent les Plaisirs avec les figurantes.
Suite de l'Amour, suite de Vénus, les trois GrâcesLes premières danseuses.

La scène représente le temple de l'Amour orné de guirlandes de fleurs. L'Amour dort. Les Plaisirs sont couchés autour du temple.

<391>

LE TEMPLE DE L'AMOUR.

SCÈNE I.

L'AMOUR, qui dort; puis VÉNUS.

VÉNUS.

Que vois-je? l'Amour dort, les Plaisirs sont engourdis dans l'assoupissement! Ah! que va devenir ma puissance? Si mon fils dort, c'en est fait de mon empire, que dis-je? c'en est fait de l'univers. Sans l'Amour, tout périra. Opposons-nous à ce désastre; il faut réveiller l'Amour; il faut le tirer de cette lâche oisiveté qui le plongea entre les bras de Morphée. Allons le réveiller. (Elle caresse le visage de l'Amour avec un bouquet de roses; l'Amour s'éveille en sursaut.)

L'AMOUR.

Pourquoi m'éveillez-vous, ma mère? Pourquoi dissipez-vous les rêves heureux dont l'illusion me donnait de vrais plaisirs? Que ne restez-vous dans le ciel, où vous régnez par votre beauté et par vos charmes?

VÉNUS.

N'est-ce pas à la déesse de la beauté à réveiller l'Amour? Pendant que tu reposes, mon fils, les sombres passions des hommes usurpent ton empire; l'ambition, la fureur, l'envie, l'intérêt se partagent le monde. C'en est fait de l'espèce humaine, si tu ne reprends ta puissance; tout languit sans amour. Abandonne ton indolence, et va ranimer la nature.

L'AMOUR.

Du sein des voluptés je gouverne le monde; le sommeil ne diminue point mon empire. Je n'ai pas toujours dormi. Mes flèches <392>indiscrètes ont eu la témérité de blesser ma mère; Mars en est le témoin. Je fais tous mes exploits sans avoir besoin de force. Je suis un vieil enfant; mon trône est de roses; les rênes de mon empire sont les voluptés; le joug que j'impose est de fleurs; les exécuteurs de mes ordres sont les Plaisirs. Que je sommeille ou que je veille, je suis toujours le maître des mortels et le souverain de l'univers.

VÉNUS.

Je crains bien que tu ne comptes trop sur ta gloire passée. La puissance s'échappe de nos mains sans que nous nous en apercevions.

L'AMOUR.

Celui qui a fait courir Apollon après Daphné, vous446-a après Adonis, celui qui a changé Jupiter en taureau pour Europe, en pluie d'or pour Danaé, en feu pour Sémélé, fera les mêmes choses quand il voudra. Je me joue des mortels et me ris des dieux.

VÉNUS.

Oh! mon fils, si cela est ainsi, ne laissez pas plus longtemps rouiller vos flèches; reprenez vos fonctions ordinaires, et donnez-moi des marques nouvelles de la durée de votre puissance.

L'AMOUR.

Vous n'avez qu'à commander, vous serez obéie.

VÉNUS.

Il est une princesse d'Olynthe pour laquelle je m'intéresse. Rendez le prince de Thrace sensible à sa beauté. La Thrace veut des rois de la même race, et Aminte en est le dernier rejeton.

L'AMOUR.

Je vais prendre mes flèches dorées, et vous verrez que l'empire de l'Amour est toujours le même.

AIR.

Le dieu qui lance le tonnerre
N'est pas le maître des humains;
<393>Je tiens dans mes débiles mains
Les destinées de toute la terre.
Oui, j'en atteste vos beaux yeux,
Qu'abusant du pouvoir suprême,
M'assujettissant tous les dieux,
Je n'épargnai pas Vénus même.

(Il part; les Plaisirs dansent un ballet court, et le suivent.)

SCÈNE II.

VÉNUS, APOLLON.

APOLLON.

Que venez-vous de faire, Vénus? Ah! pourquoi avez-vous réveillé l'Amour? Ne savez-vous pas combien de peines il nous a coûté pour nous en débarrasser? Et sans l'assistance de Morphée, nous n'en serions pas venus à bout. Cet espiègle dérangeait tout à fait notre gravité divine. Il nous faisait faire quantité de sottises. Nous faisions tant de folies, que nous commencions à devenir ridicules. Les mortels désertaient nos autels et ne nous offraient plus de victimes.

VÉNUS.

Vous avez bien lieu de vous plaindre! Si j'ai réveillé mon fils, c'est pour qu'il vous donne de nouveaux plaisirs. Vous êtes plaisant de croire que les mortels aient plus de vénération pour vous autres quand vous êtes indolents que quand vous êtes amoureux. Allez, les plaisirs de l'amour valent bien les encens des humains. On vous croit puissants, c'est pourquoi on vous adore, mais non pas pour votre sagesse, sans quoi un certain Socrate serait plus dieu que tous les habitants de l'Olympe. Allez, vous aurez toujours des passions; fous pour fous, les folies gaies valent mieux que les folies tristes.

APOLLON.

Il vous est facile à persuader d'aimer; il n'y a qu'à vous voir pour reconnaître le pouvoir de la beauté.

<394>AIR.

Aux doux regards de vos beaux yeux
Quel cœur pourrait être revêche?
L'Amour n'a qu'à se servir d'eux,
Il pourra ménager ses flèches;
Et s'il est juste que les dieux
Aiment une beauté divine,
Souffrez, adorable Cyprine,
Que je vous consacre mes feux.

SCÈNE III.

VÉNUS, APOLLON, VULCAIN.

VULCAIN, à Vénus.

Comment! je vous trouve ici seule avec ce gentil dameret! Croyez-vous que je serai toujours aussi indulgent que je le fus lorsque Mars vous courtisait? Ce Mars, c'est le dieu de la guerre; mais cet Apollon, que ne va-t-il dans son haras de Muses? Il en a neuf, cela pourrait lui suffire. Est-il honnête et beau, madame la déesse, de vouloir m'en donner de toutes les façons? et croyez-vous qu'un dieu cocu soit patient?

VÉNUS.

Vous feriez mieux de travailler aux foudres de Jupiter ou aux armes d'Énée que de me troubler mal à propos et de vous remplir l'esprit de vains soupçons.

VULCAIN.

Qu'appelez-vous de vains soupçons, quand vous peuplez le ciel et la terre de vos bâtards?

VÉNUS.

Il ne vous manquait que d'être jaloux pour vous rendre tout à fait aimable. Ne m'irritez point, ou j'irai implorer l'assistance de mon fils. Il a des flèches qui valent vos armes. S'il vous blesse, ce ne sera pas impunément.

<395>VULCAIN.

Oh! pour le coup, c'en est trop; vous me mettez en colère.

VÉNUS.

AIR.

Vénus peut-elle aimer
Un cyclope effroyable?
Un amant, pour charmer,
Au moins doit être aimable.
Dans tes sombres prisons
Va-t'en forger tes armes;
Va porter tes soupçons
Et tes folles alarmes
Dans ces antres profonds
Où n'ont point lui mes charmes.

(Elle part.)

SCÈNE IV.

VULCAIN, APOLLON.

APOLLON.

Voilà ce que tu t'es attiré par ta mauvaise humeur.

VULCAIN.

Veux-tu que je sois insensible à tous les affronts qu'elle me fait?

APOLLON.

Entre nous autres dieux et déesses, on ne prend pas les choses de si près. Si la chaste Junon joue de ces sortes de tours à son céleste époux, maître des dieux, nous autres ne devons point nous plaindre.

VULCAIN.

Je ne suis pas de cette humeur. Lorsque j'épousai Vénus, je la pris pour ma femme, toute déesse qu'elle était. Je crus faire fortune; mais que je m'en suis repenti depuis! On dirait que les <396>maris qui ont de belles femmes ne les entretiennent que pour les autres. Et d'ailleurs Vénus est colère et vindicative; tu en as vu une légère épreuve. Je crains bien qu'elle ne s'en tienne pas aux paroles.

APOLLON.

C'est ta faute; il ne fallait pas l'irriter.

VULCAIN.

Je ne suis pas endurant. Mais je veux la suivre pour savoir ce qu'elle trame contre moi.

AIR.

Ma main va dès ce jour
Dévoiler sa malice,
Et punir dans l'Amour
Son fidèle complice.
Tu me vois en courroux
Contre son inconstance,
Et, malheureux époux,
Je prévois sa vengeance.
Mais si dans ces moments
Elle étalait ses charmes,
J'oublierais ses amants,
Et je perdrais mes armes.

(Ils partent.)

SCÈNE V.

Le théâtre représente un riant paysage.
AMINTE, prince de Thrace. ÉRICHTHÉE, princesse d'Olynthe. Dans le fond, l'Amour tend son arc et blesse Aminte.

AMINTE.

Je ne sais ce qui m'arrive. Un trouble secret s'empare de mes sens. Toute la nature s'embellit à mes yeux. J'ai des désirs nouveaux; mon cœur palpite. O dieux! qu'Érichthée est belle! D'où <397>vient que je suis timide et incertain en approchant d'elle? et d'où vient l'empressement que j'ai de me trouver à ses genoux? (il aborde Érichthée.) Que je suis heureux de vous rencontrer, adorable princesse! et qu'on est malheureux lorsqu'on languit loin de vos charmes!

ÉRICHTHÉE.

Quel nouveau langage est le vôtre? Est-ce ce prince si fier, si belliqueux, qui me parle? en un mot, est-ce cet Aminte qui fut toujours indifférent aux attraits de la beauté?

AMINTE.

Charmante Érichthée, il ne faut qu'avoir un cœur sensible pour être frappé de vos appas. Je vous vois, j'aime, et je suis embarrassé de le dire.

ÉRICHTHÉE.

Les cœurs des héros sont-ils sujets à ces faiblesses?

AMINTE.

Mars n'a-t-il pas soupiré lui-même? Hercule n'a-t-il pas filé pour Omphale? Nos boucliers nous défendent contre les traits des Parthes, mais pas contre ceux de l'Amour. Notre courage s'exerce sur les ennemis, mais notre fierté succombe sous l'attrait vainqueur de la beauté.

AIR.

Un cœur stupide est inflexible,
L'amour ne le peut enflammer.
Un héros n'est point insensible;
S'il vous voit, il doit vous aimer.
Je sens renaître mon courage;
Oui, votre magnanimité
Ne rejettera point l'hommage
D'un cœur par vous seule dompté.

ÉRICHTHÉE.

Je suis flattée de voir soupirer un héros si longtemps insensible; mais, cher prince, qui me répondra de votre constance?

AMINTE.

<398>Cette fierté même qui n'a jamais daigné s'abaisser à l'esclavage de l'amour, et qui ne rougit point de soupirer pour vous.

ÉRICHTHÉE.

Mais une autre beauté pourrait peut-être m'effacer un jour de votre esprit.

AMINTE.

J'en jure par la passion que j'ai pour vous, ce qui est ce que je connais de plus inviolable. Nous autres héros, nous ne nous engageons pas vainement, et nos paroles valent les serments des dieux.

SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, VÉNUS, L'AMOUR, puis VULCAIN.

VÉNUS, dans le fond du théâtre, à l'Amour.

Vois-tu venir Vulcain?

L'AMOUR.

Oui.

VÉNUS.

Tire-lui une de tes flèches; qu'il devienne amoureux d'Érichthée, et que sa passion soit malheureuse.

L'AMOUR.

D'abord. (Il blesse Vulcain)

VULCAIN.

Je cherchais Vénus. Mais voici bien autre chose. Quelle beauté céleste se présente devant moi! Elle efface à mes yeux toutes nos déesses coquettes, prudes et hargneuses. (il s'approche d'Érichthée.) O la plus belle des mortelles, la plus charmante des nymphes! peut-on savoir qui vous êtes?

ÉRICHTHÉE.

Que me veut ce boiteux?

<399>VULCAIN.

Par faveur, daignez me l'apprendre.

ÉRICHTHÉE.

Que t'importe qui je suis?

VULCAIN.

Quand on est amoureux, il importe de connaître l'objet qui cause cette passion.

ÉRICHTHÉE.

Tu es bien fait pour avoir le cœur tendre! Il te suffit de savoir qu'on ne l'a point pour toi.

VULCAIN.

Si vous saviez à qui vous parlez, vous vous radouciriez sans doute.

ÉRICHTHÉE.

Je ne sais que trop que celui qui me parle est un importun, et cela devrait lui suffire pour qu'il me laissât en repos.

AMINTE.

Vous feriez bien de vous retirer.

VULCAIN.

Jeune homme, tu es bien téméraire. Sais-tu bien que tu parles à un dieu?

AMINTE.

Le plaisant dieu! Jamais il n'y eut de physionomie aussi bizarre dans le ciel.

VULCAIN.

Scélérat! tu injuries Vulcain.

AMINTE.

Je ne t'injurie point; mais je te conseille de nous quitter, dieu ou non.

VULCAIN.

Quand un dieu aime, c'est aux mortels à lui céder la place.

<400>AMINTE.

C'est au cœur d'Érichthée à décider à qui des deux elle donne la préférence.

ÉRICHTHÉE.

AIR.

(à Vulcain.)

Fuis de ces lieux, monstre effroyable,
Et va redire à ta Vénus
Que mes mépris et mes refus
Ont éteint ton amour coupable.

(à Aminte.)

L'amour vous parle par mes yeux;
Vous m'aimez, je suis trop heureuse.
C'est peu pour ma flamme amoureuse
De vous sacrifier les dieux.

VULCAIN.

Quel outrage! quelle impudence! Quoi! vous osez, en ma présence, me préférer un vil mortel?

ÉRICHTHÉE.

L'amour n'aime ni selon le rang, ni selon les dignités; mais il s'attache à ce qui est aimable.

VULCAIN.

AIR.

Tremblez, cruelle,
Si mon courroux,
Vile mortelle,
S'étend sur vous.
Votre impudence
M'irritera,
Et ma vengeance
Éclatera.
Du maître de la terre
Je forge sous l'Etna
Le terrible tonnerre
Qui vous foudroiera.

(Il part.)

<401>

SCÈNE VII.

AMINTE, ÉRICHTHÉE, VÉNUS.

VÉNUS, à Érichthée.

Ne craignez rien de sa colère; mon appui la rendra impuissante.

ÉRICHTHÉE.

Généreuse déesse, sans vos secours, nous sommes perdus.

AMINTE.

Daignez nous protéger contre sa fureur. Les dieux sont toujours redoutables.

VÉNUS.

C'est un dieu pour rire. Il fait ici-bas l'important; dans le ciel on ne le regarde que comme un avorton de Junon, comme un forgeron misérable. Il n'a de pouvoir que sur ses cyclopes. Pour le réduire au désespoir, je veux dès ce moment vous unir pour toujours ensemble.

SCÈNE VIII.

LES PRÉCÉDENTS, L'HYMEN.

L'HYMEN.

Je viens ici pour former ces nœuds charmants.

AMINTE.

Que vous me rendez heureux!

ÉRICHTHÉE.

Je n'oublierai jamais vos bienfaits.

VÉNUS.

Jouissez sous ma protection de toutes les douceurs de la vie et de ce que le plus tendre amour a de plus passionné et de plus voluptueux.

<402>L'HYMEN.

AIR.

Unissez vos deux cœurs par des nœuds éternels;
Que la constance et que l'estime
De votre flamme légitime
Entretiennent les feux offerts sur mes autels.
Que le soupçon, la jalousie,
La dispute, l'antipathie,
N'altèrent vos destins dignes des immortels.

SCÈNE IX.

LES PRÉCÉDENTS et L'AMOUR.

L'AMOUR, à l'Hymen.

De quoi t'avises-tu? Je crois que tu m'enlèves ma conquête. Penses-tu que je ne porte un carquois et des flèches que pour augmenter ton empire? Penses-tu que je ne sois dans le monde que pour te servir et te livrer des victimes enchaînées?

L'HYMEN.

T'imagines-tu que toi et tes flèches soient fort utiles à l'univers, si je ne m'en mêlais pas? Tu ébauches ce que j'achève. Tu commences les aventures, je les finis. Il serait vraiment beau de voir des amants languir sans cesse, et des romans sans dénoûment! Il faut que les passions soient couronnées.

L'AMOUR.

Tu argumentes comme les philosophes athéniens, comme les pesants recteurs du Portique. Le plaisir est une fleur que j'arrose, mais qui se fane dans tes mains. Je rends les mortels heureux; tu ne leur donnes que des dégoûts. Je veux qu'Érichthée et Aminte restent sous mon empire.

AMINTE.

Je porterai les brillantes livrées de l'Amour sous le joug de l'Hymen.

<403>AIR.

Je t'assure que chaque jour
Ma flamme paraîtra nouvelle.
De tes sujets, aimable Amour,
Tu me verras le plus fidèle.
J'en jure ma félicité,
J'en jure les yeux de ma belle,
Qu'aux lois de ta divinité
Jamais je ne serai rebelle.

VÉNUS, à l'Hymen et à l'Amour.

Eh bien, il faut vous contenter tous les deux. Ce sera la passion qui assujettira toujours ce couple à l'Amour, et ce sera la fidélité qui pour toujours l'assujettira à l'Hymen. Comme vous gardez tous les deux vos droits, mettez fin à vos disputes, et ne troublez point une union que j'ai formée moi-même; contribuez plutôt chacun aux plaisirs de cette fête et au bonheur de ces deux amants.

SCÈNE X.

LES PRÉCÉDENTS, VULCAIN et APOLLON.

VULCAIN, un foudre à la main.

Où sont-ils, que je les foudroie?

APOLLON.

Es-tu fou? (Il l'arrête.)

VÉNUS.

Voilà un plaisant Jupiter! Si tu ne retournes sur l'heure dans ta caverne, j'avertirai le maître des dieux de l'insolence avec laquelle tu te sers de son tonnerre.

VULCAIN.

Ce foudre est à moi; je l'ai fait, et je puis m'en servir.

<404>APOLLON.

Si tu ne me suis sur l'heure, je te darderai un de mes rayons qui te brûlera, toi et ton tonnerre.

VULCAIN.

Je suis un dieu; on ne me brûle pas.

VÉNUS.

Si tu n'obéis, je vais appeler Mars, qui saura bien te rendre raisonnable.

VULCAIN.

Tu veux que je sois cocu, battu et content!460-a

VÉNUS.

Pars sur l'heure.

APOLLON, le met dehors.

Que les Plaisirs et les Grâces par des chants et des danses terminent cette fête.

CHŒUR.

Vivez heureux, couple charmant,
Et trouvez dans la jouissance
La prompte et vive renaissance
D'un amour toujours plus ardent.

(Petit ballet.)

(Licence.)

VÉNUS.

L'Amour, qui fait soupirer les bergers et les rois, qui subjugue les dieux comme les héros, et qui use de ses flèches avec une libre puissance, prince, s'est réveillé pour vous atteindre d'une de ses flèches dorées. Le dieu du sentiment a bandé son arc, le dieu du goût a dirigé ses traits, et les vœux de la Prusse applaudissent à votre hymen. Puisse de cette heureuse union naître un peuple de <405>héros qui, ressemblant à vous deux, leurs illustres ancêtres, fera dans l'avenir les charmes de la postérité la plus reculée!

AIR.

Ainsi, quand sur le haut des monts
L'oiseau du maître du tonnerre
A pour toujours fixé son aire,
On la voit se remplir d'aiglons.
Dès qu'ils ont des plumes nouvelles,
D'un vol plus prompt que les éclairs,
En les soutenant de ses ailes,
Le père fend les champs des airs.

CHŒUR.

Vivez heureux, couple charmant,
Et trouvez dans la jouissance
La prompte et vive renaissance
D'un amour toujours plus ardent.

(Grand ballet des Grâces et des Plaisirs.)

FIN.

<406><407>

APPENDICE.[Titelblatt]

<408><409>

MÉROPE, OPÉRA EN TROIS ACTES. (1756.)[Titelblatt]

<410>
PERSONNAGES.ACTEURS.
MÉROPE, veuve de Cresphonte, roi de MessèneL'Astrua.
POLYPHONTE, tyran de MessèneStefanino.
ÉGISTHE, fils de MéropePaolino.
NARBAS, vieillardRomani.
EURYCLÈS, favori de MéropePorporino.
ÉROX, favori de PolyphonteLuini.
ISMÉNIE, confidente de MéropeGasperini.

La scène est à Messène, dans le palais de Mérope.

<411>

MÉROPE.

ACTE 1.

SCÈNE I.

La scène représente un vestibule du palais royal.

POLYPHONTE, ÉROX.467-a

ÉROX.

Seigneur, n'attendez point que la reine fléchisse.
En proie à sa douleur, en proie à son caprice,
Elle pleure Cresphonte, elle cherche son fils,
Elle vous compte enfin parmi ses ennemis.
De ce fils, qu'elle attend, l'aveugle amour la guide,
Et le trône, à ses vœux, n'est dû qu'au sang d'Alcide.
Mais vous, né son sujet, sans nom et sans aïeux,
Qu'elle a vu s'élever malgré vos envieux,
Mérope, de nos rois et la fille et la mère,
Doit trouver votre main une offre téméraire.
N'attendez donc rien d'elle, et, sans forcer sa main,
Au trône votre esprit doit s'ouvrir un chemin.

POLYPHONTE.

Entre ce trône et moi je vois un précipice;
Il faut que ma fortune y tombe ou le franchisse.
Mérope attend Égisthe, et le peuple aujourd'hui,
Si son fils reparaît, peut se tourner vers lui.
En vain, quand j'immolai son père et ses deux frères,
De ce trône sanglant je m'ouvris les barrières;
En vain, dans ce palais, où la sédition
Remplissait tout d'horreur et de confusion,
<412>Ma fortune a permis qu'un voile heureux et sombre
Couvrît mes attentats du secret de son ombre :
Si ce fils, tant pleuré, dans Messène est produit,
De quinze ans de travaux j'ai perdu tout le fruit.
De Narbas, à mes yeux, l'adroite diligence
Aux mains qui me servaient arracha son enfance;
Narbas, depuis ce temps, errant loin de ces bords.
A bravé ma recherche, et trompé mes efforts.

ÉROX.

Que craignez-vous, seigneur? Déjà vos satellites
D'Élide et de Messène occupent les limites.
Si Narbas reparaît, si jamais à leurs yeux
Narbas ramène Égisthe, ils périssent tous deux.

POLYPHONTE.

Eh bien, encor ce crime! il m'est trop nécessaire.
Mais en perdant le fils, j'ai besoin de la mère;
J'ai besoin d'un hymen utile à ma grandeur,
Qui détourne de moi le nom d'usurpateur.

ÉROX.

AIR.

Enfant heureux de la Fortune,
Toi que de la poussière elle a pu relever,
Crains-tu qu'une main importune
T'arrache la grandeur que tu sus enlever?
Cet astre qui t'éclaire,
C'est ta propre valeur;
Et ton destin prospère,
C'est ton superbe cœur.

POLYPHONTE.

Appui de mes projets par tes soins dirigés,
Érox, va réunir les esprits partagés;
Que l'avare en secret te vende son suffrage,
Assure au courtisan ma faveur en partage,
Du lâche qui balance échauffe les esprits :
Promets, donne, conjure, intimide, éblouis.

AIR.

Ce fer peut me conduire au trône;
Mais, surpassant l'art des vainqueurs,
<413>De ce peuple qui m'environne
Je prétends séduire les cœurs.
Je ne suis point né pour dépendre;
L'ambition me fait la loi.
Pour l'espoir de devenir roi,
Érox, il faut tout entreprendre.

SCÈNE II.

La scène représente l'appartement de Mérope.

MÉROPE, EURYCLÈS, ISMÉNIE.469-a

MÉROPE.

Quoi! l'univers se tait sur le destin d'Égisthe!
Je n'entends que trop bien ce silence si triste.
Aux frontières d'Élide enfin n'a-t-on rien su?

EURYCLÈS.

Madame, on vous amène un jeune homme inconnu,
Pris au bord de la mer, de qui la main sanglante
D'un meurtre encor récent paraissait dégouttante.

MÉROPE.

Ah, ciel! un meurtrier! Voilà le coup mortel;
Tout sert à déchirer ce cœur trop maternel.
Il a tué mon fils, la voix de la nature
En secret contre lui dans mon âme murmure.
Les chemins, je le sais, de brigands infestés,
Du barbare tyran servent les cruautés;
Mon fils aura péri, c'est là ce qui m'afflige.
Mais quel est l'inconnu? Répondez-moi, vous dis-je.

EURYCLÈS.

C'est un de ces mortels du sort abandonnés,
Nourris dans la bassesse, aux travaux condamnés;
Un malheureux sans nom, si l'on croit l'apparence.

MÉROPE.

N'importe, quel qu'il soit, qu'il vienne en ma présence.
Mon cœur a tout à craindre, et rien à négliger.
Qu'il vienne, je le veux, je veux l'interroger.

<414>EURYCLÈS (à Isménie.)

Vous serez obéie. Allez, et qu'on l'amène;
Qu'il paraisse à l'instant aux regards de la Reine.

MÉROPE.

Ah! concevez l'horreur de mes cruels ennuis.
Ce tyran qui poursuit, qui détrône mon fils,
Croit en m'offrant sa main ne point blesser ma gloire.

EURYCLÈS.

Vos malheurs sont plus grands que vous ne pouvez croire.
On prétend cet hymen, et le sort irrité
Vous fait de cet opprobre une nécessité.
C'est un cruel parti; mais c'est le seul peut-être
Qui pourrait conserver le trône à son vrai maître,
Et l'on croit ....

MÉROPE.

Non, mon fils ne le souffrirait pas.
Faut-il jusqu'à ce point pousser les attentats?
Pouvez-vous demander que l'intérêt surmonte
Cette invincible horreur que j'ai pour Polyphonte?

EURYCLÈS.

AIR.

Ah! reine, si votre cœur aime
Ce cher fils, dont l'adversité
Vous accable plus que lui-même,
Pensez que la nécessité
Des humains est la loi suprême,
Et qu'enfin votre volonté
Peut lui rendre le diadème.

MÉROPE.

Ah! ne me parlez plus ni d'hymen ni d'empire;
Parlez-moi de mon fils, dites-moi s'il respire,
Cruel, apprenez-moi ....

EURYCLÈS.

Voici cet étranger
Que vos tristes soupçons brûlaient d'interroger.

<415>

SCÈNE III.

MÉROPE, EURYCLÈS, ÉGISTHE, enchaîné, ISMÉNIE, GARDES.471-a

MÉROPE.

Approche, malheureux, et dissipe tes craintes.
Réponds-moi; de quel sang tes mains sont-elles teintes?

ÉGISTHE.

O reine! pardonnez; le trouble, le respect,
Glacent ma triste voix, tremblante à votre aspect.

(à Euryclès.)

Mon âme, en sa présence, étonnée, attendrie ....

MÉROPE.

Parle. De qui ton bras a-t-il tranché la vie?

ÉGISTHE.

D'un jeune audacieux que les arrêts du sort
Et ses propres fureurs ont conduit à la mort.

MÉROPE.

D'un jeune homme! Mon sang s'est glacé dans mes veines.
Ah! ... T'était-il connu?

ÉGISTHE.

Non : les champs de Messènes,
Ses murs, leurs citoyens, tout est nouveau pour moi.

MÉROPE.

Quoi! ce jeune inconnu s'est armé contre toi?
Tu n'aurais employé qu'une juste défense?

ÉGISTHE.

J'en atteste le ciel; il sait mon innocence.
Aux bords de la Pamise, en un temple sacré,
Où l'un de vos aïeux, Hercule, est adoré,
J'osais prier pour vous ce dieu vengeur des crimes;
Je ne pouvais offrir ni présents ni victimes.
Deux inconnus armés m'ont abordé soudain,
L'un dans la fleur des ans, l'autre vers son déclin.
<416>Quel est donc, m'ont-ils dit, le dessein qui te guide?
Et quels vœux formes-tu pour la race d'Alcide?
L'un et l'autre à ces mots ont levé le poignard.
Le ciel m'a secouru dans ce triste hasard :
Cette main du plus jeune a puni la furie;
Percé de coups, madame, il est tombé sans vie;
L'autre a fui lâchement, tel qu'un vil assassin.
Vos soldats m'ont saisi, de mon sort incertain;
Ils m'ont nommé Mérope, et j'ai rendu les armes.

EURYCLÈS.

Eh! madame, d'où vient que vous versez des larmes?

MÉROPE.

Te le dirai-je? hélas! tandis qu'il m'a parlé,
Sa voix m'attendrissait, tout mon cœur s'est troublé.
Cresphonte, ô ciel!... j'ai cru ... que j'en rougis de honte!
Oui, j'ai cru démêler quelques traits de Cresphonte.
Les dieux ont sur son front imprimé la candeur;
Il n'a rien d'un barbare, et rien d'un imposteur.
Demeurez. En quel lieu le ciel vous fit-il naître?

ÉGISTHE.

En Élide.

MÉROPE.

Qu'entends-je! en Élide! Ah! peut-être ...
Sans doute que Narbas, qu'Égisthe t'est connu.

ÉGISTHE.

Aucun de ces deux noms jusqu'à moi n'est venu.
Ma mère a nom Sirris, Polyclète est mon père.

MÉROPE.

Quel rang occupent-ils? Sont-ils dans la misère?

ÉGISTHE.

Sous ses rustiques toits mon père vertueux
Fait le bien, suit les lois, et ne craint que les dieux.

MÉROPE.

Chaque mot qu'il me dit est plein de nouveaux charmes.
Pourquoi donc le quitter? pourquoi causer ses larmes?
Sans doute il est affreux d'être privé d'un fils.

<417>ÉGISTHE.

Un vain désir de gloire a séduit mes esprits.
De l'Élide en secret dédaignant la mollesse,
J'ai voulu dans la guerre exercer ma jeunesse,
Servir sous vos drapeaux, et vous offrir mon bras :
Voilà le seul dessein qui conduisit mes pas.

AIR.

La gloire anima mon courage,
Je courus chercher le danger;
Je crus indigne de mon âge
De respirer sans vous venger.
Hélas! le ciel inexorable
Malgré moi m'a rendu coupable.

(Il part.)

MÉROPE.

Le mensonge n'a point cette simplicité.
Je l'avouerai, j'en crois son ingénuité.
Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante;
C'est un infortuné que le ciel me présente.
Il suffit qu'il soit homme, et qu'il soit malheureux.
Mon fils peut éprouver un sort plus rigoureux.
Il me rappelle Égisthe, Égisthe est de son âge;
Peut-être, comme lui, de rivage en rivage.
Inconnu ....

SCÈNE IV.

MÉROPE, EURYCLÈS, ISMÉNIE.474-a

ISMÉNIE.

Ah! madame, entendez-vous ces cris?
Savez-vous bien....

MÉROPE.

Quel trouble alarme tes esprits?

ISMÉNIE.

Polyphonte l'emporte, et nos peuples volages
A son ambition prodiguent leurs suffrages.
Il est roi, c'en est fait.

<418>MÉROPE.

J'avais cru que les dieux
Auraient placé Mérope au rang de ses aïeux.
Succombant sous les maux, dans l'abîme où nous sommes.
J'ai mal connu les dieux, j'ai mal connu les hommes.
J'en attendais justice; ils la refusent tous.

EURYCLÈS.

Permettez que du moins j'assemble autour de vous
Ce peu de nos amis qui, dans un tel orage,
Pourront encor sauver les débris du naufrage.

AIR.

Que le ciel conjuré
Excite la tempête,
Menace votre tète,
Rien n'est désespéré.
Opposez à l'orage
Ce magnanime cœur.
Du danger le courage
Rend à la fin vainqueur.

SCÈNE V.

MÉROPE, ISMÉNIE.475-a

ISMÉNIE.

L'État n'est point ingrat; non, madame, on vous aime,
On vous conserve encor l'honneur du diadème.
Le peuple vous appelle au rang de vos aïeux;
Suivez sa voix, madame, elle est la voix des dieux.

MÉROPE.

Inhumaine, tu veux que Mérope avilie
Rachète un vain honneur à force d'infamie!

<419>

SCÈNE VI.

MÉROPE, EURYCLÈS, ISMÉNIE.476-a

EURYCLÈS.

Madame, je reviens en tremblant devant vous;
Préparez ce grand cœur aux plus terribles coups.
Hélas! cet assassin, ce séducteur impie,
Lui, dont nous admirions la vertu poursuivie,
A plongé son poignard dans le malheureux sein ...

MÉROPE.

Justes dieux! de mon fils ce monstre est l'assassin?

EURYCLÈS.

C'est lui qui sur Égisthe a mis ses mains hardies,
A pris de votre fils les dépouilles chéries,
L'armure que Narbas emporta de ces lieux.

(On apporte l'armure sur le théâtre.)

Le traître avait jeté ces gages précieux,
Pour n'être point connu par ces marques sanglantes.

MÉROPE.

Ah! que me dites-vous? Mes mains, ces mains tremblantes
En armèrent Cresphonte, alors que de mes bras
Pour la première fois il courut aux combats.
O comble de malheur! Quoi! ce jour que j'abhorre,
Ce soleil luit pour moi! Mérope vit encore!
Je vois tout. O mon fils! quel horrible destin!

EURYCLÈS.

Voulez-vous tout savoir de ce lâche assassin?

SCÈNE VII.

MÉROPE. EURYCLÈS, ISMÉNIE, ÉROX, GARDES DE POLYPHONTE.477-a

ÉROX.

Madame, par ma voix, permettez que mon maître,
Trop dédaigné de vous, trop méconnu peut-être,
<420>Dans ces cruels moments vous offre son secours.
Il a su que d'Égisthe on a tranché les jours;
Il vous offre ce trône; agréez qu'il partage
De ce fils, qui n'est plus, le sanglant héritage,
Et, que, dans vos malheurs, il mette à vos genoux
Un front que la couronne a fait digne de vous.
Mais il faut dans mes mains remettre le coupable;
Le droit de le punir est un droit respectable;
Son sang de votre hymen arrosera l'autel.

MÉROPE.

Non, je veux que ma main porte le coup mortel.
Si Polyphonte est roi, je veux que sa puissance
Laisse à mon désespoir le soin de ma vengeance.
Qu'il règne, qu'il possède et mes biens, et mon rang;
Tout l'honneur que je veux, c'est de venger mon sang.
Ma main est à ce prix; allez, qu'il s'y prépare.

ÉROX.

A remplir tous vos vœux mon maître se déclare.

AIR.

Acceptez un cœur qui vous aime.
Daignez répondre quelques mots
Aux tendres désirs d'un héros
Qui vous offre son diadème.
Calmez ces funestes ennuis,
Ces pleurs, ces regrets d'une mère;
Car la douleur la plus amère
Ne peut vous rendre votre fils. (Il part.)

SCÈNE VIII.

MÉROPE, ISMÉNIE.478-a

MÉROPE.

RÉCITATIF.

(Con accompagnamento.)

Rien ne peut égaler un destin si terrible.
Non, le tyran me fait un affront trop sensible.
Cet hymen que je crains ne s'accomplira pas.
Au sein du meurtrier j'enfoncerai mon bras;
<421>Mais ce bras à l'instant m'arrachera la vie.
On ne me verra point rougir sous l'infamie.
Que les dieux à leur gré témoignent leur courroux;
Je puis venger mon fils et venger mon époux;
Mais je ne joindrai point, dans ces jours sanguinaires,
Les flambeaux de l'hymen aux flambeaux funéraires.
Moi, vivre! moi, lever mes regards éperdus
Vers ce ciel outragé que mon fils ne voit plus!
Le sort en est jeté; mon âme plus rassise
Prévoit tous les dangers, les brave, les méprise.

AIR.

Quand on a fait naufrage,
Quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un outrage,
Et la mort un devoir.
Je vois mon diadème
Sur un front étranger,
Je perds un fils que j'aime;
Qu'aurais-je à ménager?

SCÈNE IX.

La scène représente une grande place; à côté, l'entrée d'un temple, un mausolée.

NARBAS, seul.479-a

O douleur! ô regrets! ô vieillesse pesante!
Je n'ai pu retenir cette fougue imprudente,
Cette ardeur d'un héros, ce courage emporté,
S'indignant dans mes bras de son obscurité.
Je reviens sans Égisthe; il est péri peut-être.
De quel front aborder la mère de mon maître?
Dieux! cachez mon retour à ses yeux pénétrants;
Dieux! dérobez Égisthe au fer de ses tyrans.
Aucun de mes amis ne parait à ma vue.
Je vois près d'un tombeau une foule éperdue.

AIR.

O vieillard malheureux!
Je sens qu'en moi le trouble,
Dans ces lieux odieux,
<422>A chaque pas redouble.
Si mon prince, inconnu,
Sous le tyran succombe,
O mort! ouvre ma tombe,
Je n'ai que trop vécu.

SCÈNE X.

NARBAS, ISMÉNIE, SUITE DE LA REINE.479-b

ISMÉNIE.

Quel est cet inconnu dont la vue indiscrète
Ose troubler la Reine, et percer sa retraite?

NARBAS.

Il peut servir Mérope; il voudrait lui parler.

ISMÉNIE.

Ah! quel temps prenez-vous pour oser la troubler?
Respectez la douleur d'une mère éperdue;
Malheureux étranger, n'offensez point sa vue.
Plaignez, si vous l'aimez, ses malheurs inouïs;
Un assassin cruel vient de tuer son fils.

NARBAS.

Son fils Égisthe, ô dieux! le malheureux Égisthe!

ISMÉNIE.

Nul mortel en ces lieux n'ignore un sort si triste.

NARBAS, en s'en allant.

Hélas! s'il est ainsi, pourquoi me découvrir?
Au pied de ce tombeau je n'ai plus qu'à mourir.

SCÈNE XI.

ISMÉNIE, seule.480-a

Ce vieillard est sans doute un citoyen fidèle;
Il pleure, il ne craint point de marquer un vrai zèle;
<423>Il pleure, et tout le reste, esclave des tyrans,
Détourne loin de nous des yeux indifférents.

AIR.

Vils esclaves de la Fortune,
Mortels à ses ordres soumis,
Quand le destin nous importune,
Vous devenez nos ennemis.

SCÈNE XII.

MÉROPE, ISMÉNIE, EURYCLÈS, ÉGISTHE, enchaîné, GARDES, SACRIFICATEURS,
NARBAS.481-a

MÉROPE.

Qu'on amène à mes yeux cette horrible victime.

EURYCLÈS.

Madame, le voici; qu'en avouant son crime,
Il vous révèle tout.

MÉROPE, avançant.

Monstre! qui t'a porté
A de si noirs forfaits, à tant de cruauté?

ÉGISTHE.

Les dieux me sont témoins, qui vengent le parjure,
Si ma bouche jamais a connu l'imposture.
Et quel est donc ce sang qu'a versé mon erreur?
Quel nouvel intérêt vous parle en sa faveur?

MÉROPE.

Quel intérêt? barbare!

ÉGISTHE.

Hélas! sur son visage
J'entrevois de la mort la douloureuse image.
Quel destin m'arrachait à mes tristes forêts?
Vieillard infortuné, quels seront vos regrets?
Mère trop malheureuse, et dont la voix si chère
M'avait prédit....

<424>MÉROPE.

Barbare! il te reste une mère.
Je serais mère encor sans toi, sans ta fureur.
Tu m'as ravi mon fils.

ÉGISTHE.

Si tel est mon malheur,
Mon innocente erreur de droit sera punie.
Mais pour vous et pour lui j'aurais donné ma vie.

MÉROPE.

Connais-tu cette armure, ô barbare! ô cruel!
Que ta main lui ravit?

ÉGISTHE.

Elle est à moi.

MÉROPE.

O ciel!
Cette armure! comment? que dis-tu?

ÉGISTHE.

Je vous jure
Que mon père en mes mains a remis cette armure.

MÉROPE.

Quoi! ton père? en Elide? En quel trouble je suis!
Finissez, dieux cruels, le cours de mes ennuis.
Ton père, quel est-il? réponds.

ÉGISTHE.

C'est Polyclète;
Je vous l'ai déjà dit.

MÉROPE.

Interdite et muette,
Je souffre que ce monstre, aveugle en sa fureur,
Vienne ici, de sang-froid, me déchirer le cœur!
C'en est trop; secondez la rage qui me guide.
Qu'on traîne à ce tombeau ce monstre, ce perfide.
Mânes de mon cher fils, mes bras ensanglantés ....

NARBAS, paraissant avec précipitation.

Qu'allez-vous faire? ô dieux!

MÉROPE.

Qui m'appelle?

<425>NARBAS.

Arrêtez.
Hélas! il est perdu, si je nomme sa mère,
S'il est connu.

MÉROPE.

Meurs, traître!

NARBAS.

Arrêtez.

ÉGISTHE, levant les yeux vers Narbas.

O mon père!

MÉROPE.

Son père!

ÉGISTHE.

Hélas! que vois-je? où portez-vous vos pas?
Venez-vous être ici témoin de mon trépas?

AIR.

(Cavata senza ritornello.)

Adieu, cher père; un sort barbare
Pour jamais de vous me sépare.
Fuyez ce lieu d'horreur.
Vous, qui formâtes mon enfance,
Vous connaissez mon innocence;
Justifiez mon cœur.

NARBAS.

Ah! madame, empêchez qu'on achève le crime.
Euryclès, écoutez, écartez la victime;

(à la Reine.)

Que je vous parle.

EURYCLÈS, emmène Égisthe

O ciel!

MÉROPE, s'avançant.

Vous me faites trembler.
J'allais venger mon fils.

NARBAS, se jetant à genoux.

Vous l'alliez immoler.
Égisthe ....

<426>MÉROPE, laissant tomber le poignard.

Eh bien, Égisthe ....

NARBAS.

O reine infortunée!
Celui dont votre main tranchait la destinée,
C'est Égisthe.

MÉROPE.

Grands dieux! est-ce un songe trompeur?
Ce fils tant désiré, qui fait tout mon bonheur ....
Quoi! c'est vous? c'est mon fils? qu'il vienne, qu'il paraisse.

NARBAS.

Redoutez, renfermez cette juste tendresse.
Malgré la voix du sang, feignez, dissimulez;
Le crime est sur le trône, on vous poursuit; tremblez.

SCÈNE XIII.

MÉROPE, EURYCLÈS, NARBAS, ISMÉNIE.484-a

EURYCLÈS.

Ah! madame, le Roi commande qu'on saisisse ....

MÉROPE.

Qui?

EURYCLÈS.

Ce jeune étranger qu'on destine au supplice.

MÉROPE.

Ah, grands dieux! c'est mon fils. Que je tremble pour lui!

EURYCLÈS.

Courons à Polyphonte, implorons son appui;
Et dût sa politique en être encor jalouse,
Il faut qu'il serve Égisthe, alors qu'il vous épouse.

NARBAS.

Quoi! Polyphonte, ô dieux! pourrait s'unir à vous?
Je l'ai vu tout couvert du sang de votre époux.

<427>MÉROPE.

Ah, dieux!

NARBAS.

J'ai vu ce monstre entouré de victimes,
Je l'ai vu contre vous accumuler les crimes.
Teint du sang de vos fils, mais des brigands vainqueur,
Assassin de son prince, il parut son vengeur.
Je suivis votre fils de retraite en retraite,
Et pris, pour me cacher, le nom de Polyclète;
Et lorsqu'en arrivant je l'arrache à vos coups,
Polyphonte est son maître, et devient votre époux!

MÉROPE.

Ah! tout mon sang se glace à ce récit horrible.

EURYCLÈS.

On vient; c'est Polyphonte.

MÉROPE.

O dieux! est-il possible?

(à Narbas.)

Va, dérobe surtout ta vue à sa fureur.

NARBAS.

Hélas! si votre fils est cher à votre cœur,
Avec son assassin dissimulez, madame.

MÉROPE.

Renfermons ce secret dans le fond de notre âme.

SCÈNE XIV.

MÉROPE, POLYPHONTE, ÉROX, ISMÉNIE, SUITE DU ROI.486-a

POLYPHONTE.

Le trône vous attend, et les autels sont prêts;
L'hymen qui va nous joindre unit nos intérêts.
Je vous avais remis cet assassin impie,
Lui, qui de votre fils a retranché la vie.
<428>Vous-même, disiez-vous, deviez percer son sein;
Mais, prête à le punir, vous changez de dessein.
Je vois que c'est à moi de hâter ses supplices.

MÉROPE.

Mais si ce meurtrier, seigneur, a des complices;
Si je pouvais par lui reconnaître le bras,
Le bras dont mon époux a reçu le trépas ....
Ceux dont la rage impie a massacré le père
Poursuivront à jamais et le fils, et la mère.
Si l'on pouvait ....

POLYPHONTE.

C'est là ce que je veux savoir;
Et déjà le coupable est mis en mon pouvoir.

MÉROPE.

Ah, barbare! ... A moi seule il fallait le remettre.
Ah! rendez-le-moi .... Vous me l'avez fait promettre.

(à part.)

O mon sang! ô mon fils! ...

POLYPHONTE.

Ce visage interdit
Pourrait de quelque ombrage alarmer mon esprit.
D'un déplaisir nouveau votre âme semble émue.
Qu'a donc dit ce vieillard que l'on cache à ma vue?

MÉROPE.

Ah! seigneur, de mon fils rendez-moi l'assassin.

POLYPHONTE.

Tout son sang, s'il le faut, va couler sous ma main.

AIR.

Oui, j'embrasse votre défense;
Et pour calmer votre douleur,
Tout ce que vous dit la vengeance
Se fait ressentir dans mon cœur.
Venez partager ma puissance,
Aux autels signez mon bonheur.

(Polyphonte part.)

<429>MÉROPE, lui dit lorsqu'il s'en va.

Pardonnez .... Vous voyez une mère éperdue;
Les dieux m'ont tout ravi, les dieux m'ont confondue.

AIR.

O dieux! dans l'horreur qui me presse,
Daignez m'accorder vos secours.
Prenez pitié de ma faiblesse;
De mon fils prolongez les jours.
Que cet amour tendre de mère,
Toujours trop prompt à s'épancher,
Ne découvre point un mystère
Que je dois au tyran cacher.

FIN DU PREMIER ACTE.

<430>

ACTE II.

SCÈNE I.

La scène représente une salle ouverte par une colonnade à travers de laquelle on voit un beau jardin.

POLYPHONTE. ÉROX.488-a

POLYPHONTE.

A ses emportements, je croirais qu'à la fin
Elle a de son époux reconnu l'assassin.
Mais qu'importe sa haine? Il faut me satisfaire.
Cet hymen m'asservit et le fils, et la mère;
Et par ce nœud sacré, qui la met dans mes mains,
Je n'en fais qu'une esclave utile à mes desseins.
Tu viens d'interroger ce jeune misérable;
Crois-tu ....

ÉROX.

Rien ne fléchit cette âme impénétrable.
J'en suis frappé, seigneur, et je n'attendais pas
Un courage aussi haut dans un rang aussi bas;
J'avouerai qu'en secret moi-même je l'admire.

POLYPHONTE.

Quel est-il, en un mot?

ÉROX.

Ce que j'ose vous dire,
C'est qu'il n'est point sans doute un de ces assassins
Disposés en secret pour servir nos desseins.

POLYPHONTE.

Leur conducteur n'est plus; ma juste défiance
A su par son trépas rassurer ma prudence.
<431>Mais ce jeune inconnu m'inquiète et me déplaît.
Croirais-tu que son bras d'Égisthe m'eût défait?

ÉROX.

Mérope dans les pleurs mourant désespérée
Est de votre bonheur une preuve assurée.

POLYPHONTE.

Quel que soit l'étranger, il faut hâter sa mort;
Le peuple aux malheureux donne toujours le tort.
Mais répondez : quel est ce vieillard téméraire?
Que voulait-il?

ÉROX.

Seigneur, ce vieillard est le père
De ce jeune étranger près de Mérope admis;
Il venait implorer la grâce de son fils.

POLYPHONTE.

Ce vieillard me trahit, crois-moi, puisqu'il se cache.
Ce secret m'importune, il faut que je l'arrache;
Le meurtrier surtout excite mes soupçons.
Pourquoi, par quel caprice et par quelles raisons
La Reine, qui tantôt pressait tant son supplice,
N'ose-t-elle achever ce juste sacrifice?

ÉROX.

Qu'importe son courroux, sa joie, ou sa pitié,
Seigneur, quand sous vos lois tout Messène a plié?

AIR.

A vos vœux les destins
Rendent un doux hommage;
Sous vos lois les humains
Rampent dans l'esclavage.
Écartez les chagrins
Et ce frivole ombrage;
Se peut-il qu'un nuage
Trouble vos jours sereins?

POLYPHONTE.

Mérope vient; qu'on mène ici cet étranger.

<432>

SCÈNE II.

POLYPHONTE, ÉROX, ÉGISTHE, EURYCLÈS, MÉROPE, ISMÉNIE, GARDES.490-a

MÉROPE.

Remplissez vos serments, songez à me venger;
Qu'à mes mains, à moi seule on laisse la victime.

POLYPHONTE.

La voici devant vous; votre intérêt m'anime.
Vengez-vous, baignez-vous490-b au sang du criminel,
Et sur son corps sanglant je vous mène à l'autel.

MÉROPE.

Ah, dieux!

ÉGISTHE.

Tu vends mon sang à l'hymen de la Reine;
Ma vie est peu de chose, et je mourrai sans peine;
Je bénirai ses coups prêts à tomber sur moi,
Et je n'accuse ici qu'un tyran tel que toi.

POLYPHONTE.

Malheureux, oses-tu dans ta rage insolente ....

MÉROPE.

Ah! seigneur, excusez sa jeunesse imprudente;
Il ne sait pas encore ....

ISMÉNIE.

O ciel! que faites-vous?

POLYPHONTE.

Quoi! vos regards sur lui se tournent sans courroux?
Vous tremblez à sa vue, et vos yeux s'attendrissent?
Vous voulez me cacher les pleurs qui les remplissent?

MÉROPE.

Je ne les cache point, ils paraissent assez;
La cause en est trop juste, et vous la connaissez.

<433>POLYPHONTE.

Pour en tarir la source il est temps qu'il expire.
Qu'on l'immole, soldats.

MÉROPE, s'avançant.

Cruel! qu'osez-vous dire?

ÉGISTHE.

Quoi! de pitié pour moi tous ses sens sont saisis!

POLYPHONTE.

Qu'il meure.

MÉROPE.

Il est ....

POLYPHONTE.

Frappez.

MÉROPE, se jetant entre Égisthe et les soldats.

Barbare! il est mon fils.

ÉGISTHE.

Moi! votre fils?

MÉROPE, en l'embrassant.

Tu l'es; et ce ciel que j'atteste,
Ce ciel qui t'a formé dans un sein si funeste,
Et qui trop tard, hélas! a dessillé mes yeux,
Te remet dans mes bras pour nous perdre tous deux.

ÉGISTHE.

Quel miracle, grands dieux, que je ne puis comprendre!

POLYPHONTE.

Une telle imposture a de quoi me surprendre.
Vous, sa mère? qui? vous, qui demandiez sa mort?

ÉGISTHE.

Va, je me crois son fils; les preuves de mon sort.
C'est de son désespoir les cruelles alarmes,
(Qui ne reconnaît point une mère à ses larmes?)
Mes sentiments, mon cœur par la gloire animé.
Ce bras qui t'eût puni, s'il n'était désarmé.

<434>POLYPHONTE.

Ta rage auparavant sera seule punie.
C'est trop.

MÉROPE, se jetant à ses genoux.

Commencez donc par m'arracher la vie.
Ayez pitié des pleurs dont mes yeux sont noyés.
Que vous faut-il de plus? Mérope est à vos pieds.
A cet effort affreux, jugez si je suis mère.
Cruel! vous qui vouliez lui tenir lieu de père.
Qui deviez protéger ses jours infortunés,
Le voilà devant vous, et vous l'assassinez!

DUETTO.

ÉGISTHE.

Cessez de ce tyran
De fléchir la colère.

MÉROPE.

Par ce cruel tourment
Juge si je suis mère.

ÉGISTHE.

Si Cresphonte est mon père,
Ayez le cœur plus grand.

MÉROPE.

Une tête si chère
Fait oublier mon rang.

TOUS DEUX.

Jour affreux que j'abhorre!
Dieux! je respire encore!

MÉROPE, à Polyphonte.

Ah! de vos souverains
Voici le dernier reste,
Et dans ce jour funeste
Son sort est dans vos mains.

ÉGISTHE.

Si je suis fils d'Hercule,
Je brave le malheur.
<435>Depuis longtemps je brûle
De signaler mon cœur.

TOUS DEUX.

Dieu, prends notre défense,
Protége l'innocence.

POLYPHONTE.

Eh bien, vous le voulez? L'inconnu que je vois
Paraît digne à mes yeux d'être du sang des rois.
Mais une vérité d'une telle importance
N'est pas de ces secrets qu'on croit sans évidence.
Je le prends sous ma garde, il m'est déjà remis;
Et s'il est né de vous, je l'adopte pour fils.

ÉGISTHE.

Vous, m'adopter?

MÉROPE.

Hélas!

POLYPHONTE.

Réglez sa destinée.
Vous achetiez sa mort avec mon hymenée;
La vengeance à ce point a pu vous captiver;
L'amour fera-t-il moins, quand il faut le sauver?

MÉROPE.

Quoi, barbare!

POLYPHONTE.

Madame, il y va de sa vie.
Votre âme en sa faveur serait-elle endurcie?

AIR.

Pensez qu'un mot de votre bouche
Pour jamais décide son sort;
Pensez qu'un seul refus farouche
Prononce l'arrêt de sa mort.
Un mot ou le sauve, ou l'opprime;
Son être en vos mains est commis.
Ou bien je l'adopte pour fils,
Madame, ou bien c'est ma victime.

<436>

SCÈNE III.

MÉROPE, seule.494-a

Cruels, vous l'enlevez; en vain je vous implore.
Ne l'ai-je donc revu que pour le perdre encore?
Pourquoi m'exauciez-vous, ô dieu trop imploré?
Pourquoi rendre à mes vœux ce fils tant désiré?
Vous l'avez arraché d'une terre étrangère,
Victime réservée au bourreau de son père.
Ah! privez-moi de lui, cachez ses pas errants
Dans le fond des déserts, à l'abri des tyrans.

SCÈNE IV.

MÉROPE, NARBAS, EURYCLÈS.495-a

MÉROPE.

Sais-tu l'excès d'horreur où je me vois livrée?

NARBAS.

Je sais que de mon roi la perte est assurée,
Que déjà dans les fers Égisthe est retenu,
Qu'on observe mes pas.

MÉROPE.

C'est moi qui l'ai perdu.

NARBAS.

Vous!

MÉROPE.

J'ai tout révélé. Mais, Narbas, quelle mère,
Prête à perdre son fils, peut le voir et se taire?
J'ai parlé, c'en est fait; et je dois désormais
Réparer ma faiblesse à force de forfaits.

NARBAS.

AIR.

Puissent les dieux vengeurs de l'injustice
D'un vil tyran punir tous les forfaits!
<437>Puissent les dieux, confondant ses projets,
Changer pour lui son trône en précipice!

SCÈNE V.

MÉROPE, NARBAS, EURYCLÈS, ISMÉNIE.496-a

ISMÉNIE.

Voici le triste jour, voici l'heure, madame,
Ou'il vous faut rassembler les forces de votre âme.
Par des corruptions le grand prêtre inspiré
A fait parler le dieu dans son temple adoré.
Au nom de vos aïeux et du dieu qu'il atteste,
Il vient de déclarer cette union funeste.
Polyphonte, dit-il, a reçu vos serments;
Messène en est témoin, les dieux en sont garants.
Le peuple a répondu par des cris de joie.

MÉROPE.

Il insulte la Reine à la douleur en proie.
Quel crime! quelle horreur! Je tremble et j'en frémis.

NARBAS.

Mais c'en est un plus grand de perdre votre fils.

MÉROPE.

(Con accompagnamento.)

Eh bien, le désespoir m'a rendu mon courage.
Courons tous vers le temple où m'attend mon outrage.
Montrons mon fils au peuple, et plaçons-le à leurs yeux,
Entre l'autel et moi, sous la garde des dieux.
Il est né de leur sang, ils prendront sa défense;
Ils ont assez longtemps trahi son innocence.
De son lâche assassin je peindrai les fureurs;
L'horreur et la vengeance empliront tous les cœurs.
Tyrans, craignez les cris et les pleurs d'une mère.
On vient. Ah! je frissonne, ah! je me désespère.
On m'appelle, et mon fils est au bord du cercueil;
Le tyran peut encor l'y plonger d'un coup d'œil.

(Aux sacrificateurs qui entrent.)

Ministres rigoureux du monstre qui m'opprime,
Vous venez à l'autel entraîner la victime.
<438>O vengeance! ô tendresse! ô nature! ô devoir!
Qu'allez-vous ordonner d'un cœur au désespoir?

AIR.

(Cavata.)

Un monstre audacieux
Avec rigueur m'entraîne.
O ciel! voyez ma peine,
Et dalgnez, justes dieux,
Troubler d'une âme vaine
Les desseins odieux.

FIN DU SECOND ACTE.

<439>

ACTE III.

SCÈNE I.

La scène représente une chambre du palais royal.

ÉGISTHE, NARBAS, EURYCLÈS.498-a

NARBAS.

Le tyran nous retient au palais de la reine,
Et notre destinée est encore incertaine.
Je tremble pour vous seul. Ah, mon prince! ah, mon fils!
Souffrez qu'un nom si doux me soit encor permis.
Ah! vivez. D'un tyran désarmez la colère;
Conservez une tête, hélas! si nécessaire,
Si longtemps menacée, et qui m'a tant coûté.

EURYCLÉS.

Songez que, pour vous seul abaissant sa fierté,
Mérope de ses pleurs daigne arroser encore
Les parricides mains d'un tyran qu'elle abhorre.

ÉGISTHE.

D'un long étonnement à peine revenu,
Je crois renaître ici dans un monde inconnu.
Un nouveau sang m'anime, un nouveau jour m'éclaire.
Qui? moi, né de Mérope! et Cresphonte est mon père!
Son assassin triomphe; il commande, et je sers!
Je suis le sang d'Hercule, et je suis dans les fers!

NARBAS.

Plût aux dieux qu'avec moi le petit-fils d'Alcide
Fût encore inconnu dans les champs de l'Élide!

ÉGISTHE.

<440>Eh quoi! tous les malheurs aux humains réservés,
Faut-il, si jeune encor, les avoir éprouvés?
Le ravage, l'exil, la mort, l'ignominie,
Dès ma première aurore ont assiégé ma vie.
Je vous ai cru mon père, et devais le juger;
Je suis fils de Cresphonte, et ne puis le venger.
Je retrouve une mère, un tyran me l'arrache;
Un détestable hymen à ce monstre l'attache.
Je maudis le secours que vous m'avez donné.
Ah, mon père! ah! pourquoi d'une mère égarée
Reteniez-vous tantôt la main désespérée?
Mes malheurs finissaient, mon sort était rempli.

NARBAS.

Ah! vous êtes perdu; le tyran vient ici.

SCÈNE II.

POLYPHONTE, ÉGISTHE, NARBAS, EURYCLÈS, GARDES.499-a

POLYPHONTE, aux gardes qui s'écartent vers le fond du théâtre.

Retirez-vous; et toi, dont l'aveugle jeunesse
Inspire une pitié qu'on doit à la faiblesse,
Ton roi veut bien encor, pour la dernière fois,
Permettre à tes destins de changer à ton choix.
Élevé loin des cours et sans expérience,
Laisse-moi gouverner ta farouche imprudence.
Si le hasard heureux t'a fait naître d'un roi,
Rends-toi digne de l'être, en servant près de moi.
Une reine en ces lieux te donne un grand exemple;
Elle a subi mes lois, et marche vers le temple.
Suis ses pas et les miens, viens au pied de l'autel
Me jurer à genoux un hommage éternel.
Un refus te perdra.

ÉGISTHE.

Comment puis-je répondre?
Tes discours, je l'avoue, ont de quoi me confondre.
Vovons, si tu me rends ce glaive que tu crains.
Si c'est à Polyphonte à régler mes destins.

<441>POLYPHONTE.

Eh bien, cette bonté qui s'indigne et se lasse
Te donne un seul moment pour obtenir ta grâce.
Je t'attends aux autels, et tu peux y venir
Ou trouver le trépas, ou jurer d'obéir.
Gardes, auprès de moi vous pouvez l'introduire;
Qu'aucun autre ne sorte et n'ose le conduire.

(Il chante à Narbas et Euryclès.)

AIR.

(Cavata.)

Tremble, téméraire vieillard,
Du dépôt que je te confie.
Son caprice, son moindre écart
Dicte la perte de sa vie.
Si cet imposteur est ton fils,
Règle ses pas sur ta prudence.
D'un mot de désobéissance
Sa mort sera le juste prix.

SCÈNE III.

ÉGISTHE, NARBAS, EURYCLÈS.500-a

ÉGISTHE.

Je ne prends de conseil que du sang qui m'anime.
Hercule, instruis mon bras à me venger du crime;
Éclaire mon esprit du sein des immortels.
Polyphonte m'appelle aux pieds de tes autels,
Et j'y cours.

NARBAS.

Ah! mon prince, êtes-vous las de vivre?

EURYCLÈS.

Dans ce péril du moins si nous pouvions vous suivre!

ÉGISTHE.

Le sort en est jeté .... Ciel! qu'est-ce que je voi?
Mérope!

<442>

SCÈNE IV.

MÉROPE, ÉGISTHE, NARBAS, EURYCLÈS, SUITE.501-a

MÉROPE.

Le tyran m'ose envoyer vers toi.
Cher objet des terreurs dont mon âme est atteinte,
Toi pour qui je connais et la honte, et la crainte,
Fils des rois et des dieux, mon fils, il faut servir;
Pour savoir se venger il faut savoir souffrir.
Je sens que ma faiblesse et t'indigne, et t'outrage;
Je t'en aime encor plus, et je crains davantage.
Mon fils ....

ÉGISTHE.

Osez me suivre.

MÉROPE.

Arrête. Que fais-tu?
Dieux! je me plains à vous de son trop de vertu.

ÉGISTHE.

Auriez-vous des amis dans ce temple funeste?

MÉROPE.

J'en eus quand j'étais reine, et le peu qui m'en reste
Sous un joug étranger baisse un front abattu;
Le poids de mes malheurs accable leur vertu.
Polyphonte est haï, mais c'est lui qu'on couronne;
On m'aime, et l'on me fuit.

ÉGISTHE.

Quoi! tout vous abandonne?
Ce monstre est à l'autel?

MÉROPE.

Il m'attend.

ÉGISTHE.

Ses soldats
A cet autel horrible accompagnent ses pas?

<443>MÉROPE.

De ses cruels soldats la porte est entourée;
De ces lieux à toi seul je puis ouvrir l'entrée.

ÉGISTHE.

Seul, je vous y suivrai; j'y trouverai des dieux
Qui punissent le meurtre, et qui sont mes aïeux.

MÉROPE.

Ils t'ont trahi quinze ans.

ÉGISTHE.

Ils m'éprouvaient sans doute.

MÉROPE.

Ah! quel est ton dessein?

ÉGISTHE.

Marchons, quoi qu'il en coûte.
Adieu, tristes amis; vous connaîtrez du moins
Que le fils de Mérope a mérité vos soins.

(en embrassant Narbas.)

Tu ne rougiras point, crois-moi, de ton ouvrage;
Au sang qui m'a formé tu rendras témoignage.

MÉROPE.

AIR.

Il semble que le ciel
En ce moment le guide.
Ce n'est plus un mortel,
Mais c'est le fils d'Alcide.
O mon fils! mon cher fils!
Je te conduis au temple.
Tu rends par ton exemple
La force à mes esprits.

<444>

SCÈNE V.

NARBAS, EURYCLÈS.503-a

NARBAS.

Que va-t-il faire? Hélas! tous mes soins sont trahis;
Les habiles tyrans ne sont jamais punis.
J'espérais que du temps la main tardive et sûre
Justifierait les dieux en vengeant leur injure.

EURYCLÈS.

Les gardes ont suivi le tyran qui nous perd;
Pour sortir de ces lieux les chemins sont ouverts.
Qu'importe du tyran la sévère défense?
Quand on a tout perdu, quand on perd l'espérance,
De vains ménagements paraissent superflus,
Contralres à nos devoirs, contraires à nos vertus.
Si Mérope n'est plus, qu'importe-t-il de vivre?

NARBAS.

Allons. D'un pas égal que ne puis-je vous suivre!
O dieux! rendez la force à ces bras énervés,
Pour le sang de mes rois autrefois éprouvés.

AIR.

Entre la crainte et l'espérance
Mes faibles esprits sont flottants;
La trahison, la violence,
M'offrent des objets effrayants.
Mais ce qui rassure mes sens,
C'est cette ferme confiance
Qu'à la fin les dieux tout-puissants
Voudront protéger l'innocence.

<445>

SCÈNE VI.

Le théâtre représente un temple de quatre scènes seulement. Le rideau représente l'autel.

MÉROPE, POLYPHONTE, ISMÉNIE, ÉROX, ÉGISTHE,
LES PRÊTRES, LE PEUPLE, LES GARDES. Mérope et Polyphonte sont près de l'autel.504-a

POLYPHONTE, à Mérope.

Madame, accomplissez à présent vos promesses;
Ne montrez point ici des indignes faiblesses.
Jurez-moi dans ces lieux par des vœux solennels,
A la face des dieux, près de ces saints autels,
Que votre cœur, toujours rempli d'obéissance,
Veut partager mes vœux, mon trône et ma puissance.

MÉROPE.

Ah, grands dieux! quelle horreur!

ISMÉNIE.

Madame, il n'est plus temps.
Pensez à votre fils.

ÉGISTHE.

Dieux, qui m'êtes présents,
Secondez mes desseins, gouvernez mon courage;
Il est temps de venger et le meurtre et l'outrage.

(Il s'élance sur Polyphonte, et prend de l'autel la hache, dont il frappe Polyphonte.)

Tiens, voici ton hymen, ces coups en sont garants.

(Il pousse Polyphonte hors du théâtre, dans les coulisses.)

POLYPHONTE, en fuyant.

Soldats! à moi, soldats!

ISMÉNIE.

Je sens troubler mes sens.

MÉROPE, arrêtant le peuple.

C'est mon fils, arrêtez, cessez, troupe inhumaine.
C'est mon fils; déchirez sa mère et votre reine,
<446>Ce sein qui l'a nourri, ces flancs qui l'ont porté.
Le trépas du tyran vous rend la liberté.

CHŒUR.

Arbitre des humains, divine Providence,
Achève ton ouvrage, et soutiens l'innocence.

(Ces vers ne doivent point être répétés par le chœur. La symphonie doit poursuivre. Tout le monde se sauve du théâtre. En attendant, c'est une symphonie bruyante.)

SCÈNE VII.

Le théâtre change, et représente une grande place jusqu'au fond du théâtre. Dans le lointain on voit les tours de la ville, des tours et toute la cité.

TOUS LES ACTEURS, hors POLYPHONTE, qui n'est plus. LE PEUPLE.505-a

(Il faut que tout soit très-rempli. Le corps de Polyphonte se voit de loin, couvert d'une robe.)

MÉROPE.

Guerriers, prêtres, amis, peuples, écoutez-moi :
Je vous le jure encore, Égisthe est votre roi;
Il a puni le crime, il a vengé son père.
Celui que vous voyez traîné sur la poussière,
C'est un monstre, ennemi des dieux et des humains;
Dans le sein de Cresphonte il enfonça ses mains.

(Elle court vers Égisthe, qui paraît, la hache à la main.)

Celui que vous voyez, vainqueur de Polyphonte,
C'est le fils de vos rois, c'est le sang de Cresphonte;
C'est le mien, c'est le seul qui reste à ma douleur.
Quels témoins voulez-vous plus certains que mon cœur?
Regardez ce vieillard; c'est lui dont la prudence
Des mains de Polyphonte arracha son enfance.
Les dieux ont fait le reste.

NARBAS.

Oui, j'atteste les dieux
Que c'est là votre roi, qui combattit pour eux.

MÉROPE.

Reconnaissez mon fils à son âme intrépide.
<447>Eh! quel autre jamais qu'un descendant d'Alcide,
Nourri dans la misère, à peine en son printemps,
Eût pu venger Messène et punir les tyrans?

ÉGISTHE.

Amis, pouvez-vous bien méconnaître une mère?
Un fils qu'elle défend? un fils qui venge un père?

LE PEUPLE.506-a

Celui qui nous vengea d'un tyran abhorré
Comme roi, dans nos cœurs, est par nous adoré.
O roi! venez jouir du prix de la victoire;
Ce prix est notre amour, il vaut mieux que la gloire.

ÉGISTHE.

Elle n'est point à moi; cette gloire est aux dieux :
Ainsi que le bonheur, la vertu nous vient d'eux.

AIR.

O vous, mon cher Narbas!
Soyez toujours mon père;
Vous, chère et tendre mère,
Partagez mes États.

CHŒUR.

Quelle félicité commune
De vivre sous les justes lois
D'un prince né dans l'infortune!
C'est l'école des meilleurs rois.

Le juste châtiment du crime
Est l'effet du courroux des dieux;
Le trône, ô prince magnanime!
N'est point un asile contre eux.

(Ballet. Le peuple se réjouit.)

FIN.


102-a Le 4 juin, fête de S. A. R. Voyez t. III, p. 45; t. VI, p. 250; t. IX, p. x, 206 et 207; t. X, p. 167; et t. XIII, p. 86 et 91.

107-a C'est de myrrhe et non de myrte qu'il est parlé dans l'Evangile selon saint Matthieu, chap. II, v. 11.

109-a Titre d'un ouvrage en prose composé et publié par Algarotti en 1745.

110-a Allusion à une poésie où d'Arnaud avait divinisé sous le nom de Manon une dame de Paris dont il était amoureux.

113-a Voyez t. XIII, p. 91.

114-13 La margrave de Baireuth.

134-a Voyez t. XII, p. 60, 195, 206 et 245.

135-a Le 18 septembre 1760. Voyez t. V, p. 89.

136-a Voyez t. V, p. 148 et 149.

136-b Voyez t. V, p. 124 et 142.

137-a Voltaire dit au comte Iwan Schuwaloff, dans sa lettre du 24 juin 1757 : « Monsieur, j'ai reçu les cartes que Votre Excellence a eu la bonté de m'envoyer. Vous prévenez mes désirs en me facilitant les moyens décrire une Histoire de Pierre le Grand, et de faire connaître l'empire russe, etc. » La première partie de l'Histoire de Russie sous Pierre le Grand parut en 1760.

146-a Surnom que Frédéric donnait par plaisanterie à M. de Catt.

146-b Voyez l'autre leçon de cette pièce qui se trouve dans le t. XII, p. 263-265.

149-a Voyez t. XII, p. 266 et 267.

151-a Voyez t. XII, p. 268-270.

154-a Voyez t. XII, p. 271 et 272.

158-a A M. de Catt. Voyez t. VII, p. VI, VII, 149-164; et t. XII, p. 258.

158-b Voyez t. V, p. 229.

160-a

L'un, riche abbé, prélat à l'œil lubrique,
Au menton triple, au col apoplectique,
Porc engraissé des dîmes de Sion, ....

Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. XII, p. 35.

160-b Les antipapes Benoît XIII et Grégoire XII, cités en 1409 au concile de Pise sous leurs noms de Pierre de Lune et d'Ange Corario, furent convaincus d'hérésie et de schisme, et déposés. Voyez l'Histoire ecclésiastique. Pour servir de continuation à celle de monsieur l'abbé Fleury. A Paris, 1737, tome XXI.

162-a Le Roi imite dans cette Épître quelques-uns des passages du 1er chant de la Pucelle de Voltaire.

168-a Voltaire dit dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. CLXXIV : « Lesdiguières battit (en 1590) les troupes savoisiennes et celles du pape. Les soldats du pape se dissipèrent, après n'avoir donné que des exemples d'une débauche inconnue au delà de leurs Alpes. Les habitants des campagnes brûlaient les chèvres qui suivaient leurs régiments. »

17-a Le neuvième vers de cette strophe et le sixième vers de la cinquième manquent dans la copie que nous avons reçue de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg.

172-a Envoyé à Voltaire.

175-14 On sait qu'il y a des maisons de joie à Rome, que le pape autorise moyennant une part du produit. [Voyez t. IX, p. 28.]

178-a Frédéric dit dans sa lettre à Camas, du 27 mars 1740 : « Je vous envoie un conte bien fou. .... L'histoire du flegmatique Superville a donné lieu à ces vers. »

181-a Envoyée de Wésel à Voltaire, le 2 septembre 1740.

181-b Frédéric, voulant garder l'incognito dans son voyage, se fit appeler comte Dufour; Algarotti prit le nom de Pfuhl, et le prince Auguste-Guillaume celui de comte de Schaffgotsch. Léopold-Maximilien, prince héréditaire d'Anhalt-Dessau, adopta aussi un nom supposé.

182-a Algarotti.

183-a Auguste-Guillaume, prince de Prusse, frère de Frédéric, né en 1722.

183-b Léopold, prince héréditaire d'Anhalt-Dessau, né en 1700.

185-a Le duc de Broglie, surpris en 1734 par les Autrichiens aux bords de la Secchia. Voyez t. I, p. 193.

187-a Réminiscence de l'Épître XLV de Voltaire à M..., du camp de Philippsbourg, le 3 juillet 1734, où il parle de

.... cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.

188-a Probablement Fallingbostel, dans la principauté de Lünebourg.

189-a Le duc de Cumberland.

190-a Cet éloge ironique est une satire de la mollesse avec laquelle ces deux ministres d'État hanovriens avaient pourvu à la défense de leur pays, au mois de décembre 1756. Voyez t. IV, p. 120-122; voyez aussi Lebensgeschichte des Grafen von Schmettau, Königl. Preuss. General-lieutenants, etc. Berlin, 1806, t. II, p. 320-334.

191-a Le Roi fait ici allusion aux Épîtres et autres poésies adressées par Voltaire au duc de Richelieu. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 169, 182, 196, 216, 218 et suivantes.

191-b Koppenbrügge.

195-a Voyez ci-dessus, p. 29.

196-a Frédéric avait fait brûler l'Akakia de Voltaire (t. XII, p. 124) par la main du bourreau. Cette exécution avait eu lieu à Berlin, le 24 décembre 1752, dans trois carrefours, entre autres dans le voisinage de l'auteur, qui logeait alors dans la maison de M. de Francheville, Taubenstrasse no 20. Voyez les Souvenirs d'un citoyen (par Formey), t. I, p. 271.

196-b La marquise de Brinvilliers, célèbre empoisonneuse, fut brûlée à Paris, en 1676, après avoir eu la tête tranchée.

20-a Voyez t. XII, p. 110.

20-b Essais, livre II, chap. 12. Frédéric prit dès 1738 ces mots pour devise. Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, du 20 mai 1738.

203-a Acte I, scène I.

203-b Acte I, scène II.

21-a Voyez t. VII, p. 128.

216-a Voltaire avait dédié, en 1745, sa tragédie de Mahomet au pape Benoît XIV.

22-a Voyez t. VII, p. 128; t. IX, p. 104, 180 et 181; et t. X, p. 65 et 210.

220-a Voyez t. XI, p. 134.

222-a Voyez t. IV, p. 254.

225-a Voyez ci-dessus, p. 160.

228-a Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 26 janvier 1772.

228-b Les towargis étaient un corps de grosse cavalerie de l'armée polonaise : il n'était composé que de nobles ayant le grade d'officier.

23-a Adressé à Voltaire.

231-a Colonel russe qui battit les confédérés le 1er août 1770.

237-15 L'auteur entend le stersicorium sur lequel on assied les papes après leur intronisation. [Cet endroit n'est pas le seul où le Roi ait employé le mot stersicorium; on le retrouve dans sa lettre à d'Alembert, du 22 octobre 1776. Il voulait probablement dire stercorarium, ou plutôt stercoraria sedes. Voyez le Glossaire de Du Gange, et Friderici Spanhemii De Papa foemina.]

24-a Voyez t. X, p. 114.

244-a Pancerz, la cuirasse; pancerny, cuirassé.

249-a Le 18 septembre 1769.

252-a Voyez t. XIII, p. 91, et ci-dessus, p. 113.

254-a Le 3 novembre 1771.

260-a Le général-major Suwaroff surprit Oginski à Stolowice, en Lithuanie, au milieu de la nuit du 22 au 23 septembre 1771.

265-a C'est-à-dire le noble et le valet.

273-a Le 24 décembre 1770.

273-b Emprisonné le 17 janvier 1772; exécuté le 28 avril de la même année. Voyez t. VI, p. 55-57,et ci-dessus, p. 235.

278-a En 1768. Voyez ci-dessus, p. 208.

280-a Maupeou. Voyez t. VI, p. 34.

280-b La comtesse Du Barri. Voyez t. VI, p. 34 et 35.

285-a Né en 1694, mort le 24 mars 1773.

285-b Charles-Emmanuel III, qui mourut le 20 février 1773.

285-c Joseph-Wenceslas prince de Lichtenstein, né en 1696, mort le 10 février 1772.

286-a Voyez t. IV, p. 10.

289-a Le général comte William Cadogan fit la guerre de la succession d'Espagne sous le duc de Marlborough, en qualité de quartier-maître général. Il se distinguait par la promptitude avec laquelle il faisait exécuter les dispositions de son chef. Il mourut en 1726.

290-a Voyez t. IX, p. IX, X et XV; et t. XIII, p. 87.

291-a Voyez les Réflexions sur les réflexions des géomètres, t. IX, p. 71 et suiv.

292-a Voyez t. IX, p. 36 et 163.

293-a Voyez t. IX, p. 160.

294-a Voyez t. X, p. 246.

294-b Voyez t. IX, Avertissement de l'Éditeur, nos XI et XII.
Le livre de l'Esprit, par Helvétius, avait paru en 1758.

294-c Voyez t. X, p. 157.

297-a Voyez t. III, p. 108-110, et t. IV, p. 156-158, 162 et 163.

301-a Voyez Racine, Phèdre, acte II, scène V :

On ne voit point deux fois le rivage des morts.

Voyez aussi Sénèque, Hippolyte, acte I, scène II.

304-a Ce vers et les précédents rappellent le portrait que Voltaire trace du Régent dans l'Épître à madame la marquise du Châtelet, Sur la Calomnie. 1733.

311-a Ruth, chap. 3, v. 7 et suiv.

311-b Genèse, chap. 38, v. 13 et suiv.

311-c Voyez t. I, p. 110, t. VIII, p. 269, t. X, p. 73, et ci-dessus, p. 54 et 92.

314-a II Samuel, chap. 16, v. 22.

314-b Salem, depuis, Jérusalem, résidence de Melchisédec; Genèse, chap. 14, v. 18.

314-c Josué, chap. 10, v. 10; I Samuel, chap. 13, v. 18; I Chroniques, chap. 7, v. 68.

315-a II Samuel, chap. 11.

323-a Voyez t. X, p. 97, et t. XI, p. 248, où le Roi fait aussi des allusions satiriques aux ouvrages de Marivaux.
L'abbé de Saint-Pierre, après avoir publié, en 1729, l'Abrégé du projet de paix perpétuelle, et, en 1741, des Réflexions sur l'Antimachiavel, déclara dans son Énigme politique que le roi belliqueux était en contradiction avec l'auteur de l'Antimachiavel. Voyez t. IX, p. 36.
Jean des Champs, auteur d'un Cours de la philosophie Wolffienne, dans lequel il dit (t. I, p. 286) que la figure de Voltaire était laide et ridicule. Des Champs était alors ministre du saint Évangile à Berlin.

34-a Voyez t. I, p. 262; t. VI, p. 250; et t. VII, p. 38 et 39.

34-b Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau.

34-c Le Roi veut parler de mademoiselle Élisabeth-Dorothée-Julienne de Walmoden, dame d'atour de la femme de Frédéric, qui épousa, au mois d'octobre 1740, le major et adjudant de Buddenbrock.

340-a

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?

Boileau,

Le Lutrin

, chant I, vers 12.

35-a Boileau dit, dans le

Discours au Roi

, vers 58-62 :

Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile,
Et j'approuve les soins du monarque guerrier
Qui ne pouvait souffrir qu'un artisan grossier
Entreprît de tracer, d'une main criminelle,
Un portrait réservé pour le pinceau d'Apelle.


350-a Voyez ci-dessus, p. 72.

38-a Cette Épître rappelle la seconde Satire de Boileau.

380-a Banise et Scandor sont les principaux personnages du roman allemand Die Asiatische Banise, par Henri-Anselme de Zigler et Kliphausen. Leipzig, 1688. Voyez la lettre du baron de Grimm au Roi, du 29 juin 1781.

39-a IIe Épître de St. Paul aux Corinthiens, chap. XII, v. 2.

398-a Voyez ci-dessus, p. 340.

401-a Dorine dit à Orgon, dans le Tartuffe de Molière, acte II, scène II : Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez!

407-a Ce passage paraît être une allusion badine aux paroles que Henri IV prononça à la journée d'Ivry : « Ralliez-vous à mon panache blanc, vous le verrez toujours au chemin de l'honneur et de la gloire. »

41-a Ce vers paraît être une réminiscence du Joueur de Regnard, acte III, scène VI :

Il n'est point dans le monde un état plus aimable
Que celui d'un joueur; sa vie est agréable;
.....................................
................ sa poche est un trésor,
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or.

437-a

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

Racine,

Phèdre

, acte II, scène II.

44-1 Fameux joueur de harpe qui est à mon service.

44-a Voyez ci-dessus, p. 34. Le peintre français Hyacinthe Rigaud excellait dans le portrait; il mourut en 1743. Voyez t. VII, p. 40.

446-a Le mot vous manque dans l'autographe.

46-2 La famille d'Angleterre, fugitive en France.

46-3 Césarion. [Voyez t. X, p. 24; et t. XI, p. 36, 102, 106 et 134.]

46-a Voyez la Henriade, chant VII, vers 278 et suivants.

460-a Un des contes de La Fontaine a pour titre : Le cocu battu et content. Nouvelle tirée de Boccace.

467-a Voyez Mérope, tragédie de Voltaire, acte I, scène IV.

469-a L. c. acte II, scène I.

471-a L. c. acte II, scène II.

474-a L. c. acte II, scène III.

475-a L. c. acte II, scène IV.

476-a L. c. acte II, scène V.

477-a L. c. acte II, scène VI.

478-a L. c. acte II, scène VII.

479-a L. c. acte III, scène I.

479-b L. c. acte III, scène II.

48-4 Tamerlan.

480-a L. c. acte III, scène III.

481-a L. c. acte III, scène IV.

484-a L. c. acte III, scène V.

486-a L. c. acte III, scène VI.

488-a L. c. acte IV, scène I.

490-a L. c. acte IV, scène II.

490-b Nous avons ajouté, d'après Voltaire, les mots baignez-vous, omis dans le manuscrit du Roi.

494-a L. c. acte IV, scène III.

495-a L. c. acte IV, scène IV.

496-a L. c. acte IV, scène V.

498-a L. c. acte V, scène I.

499-a L. c. acte V, scène II.

500-a L. c. acte V, scène III.

501-a L. c. acte V, scène IV.

503-a L. c. acte V, scène V.

504-a L. c. acte V, scène VI.

505-a L. c. acte V, scène VII.

506-a L. c. acte V, scène VIII.

52-a Voyez Boileau, L'Art poétique, chant III, v. 373-398.

54-5 Le banquier. [Voyez t. I, p. 110.]

54-a L'Anneau d'Hans Carvel, conte de La Fontaine (livre II, conte XII), tiré de Rabelais, Gargantua et Pantagruel, livre III, chap. XXVIII.

56-a Dans les derniers jours de décembre 1686, Louis XIV subit l'opération de la fistule à l'anus, mal qui porta assez longtemps le nom de mal du Roi ou maladie du Roi. On frappa à cette occasion trois médailles avec les inscriptions suivantes : la Maladie du Roi, la Guérison du Roi, Festin fait au Roi dans l'Hôtel de ville.

57-a Voyez t. X, p. 58.

61-a Voyez ci-dessus, p. 46.

61-b Berlin, où Frédéric, comme on le voit par sa correspondance avec Suhm et avec Camas, séjourna du 27 mai au 11 juin 1738, pour passer en revue avec son régiment.

69-a Envoyée à Voltaire. Voyez t. III, p. 129 et 160; t. X, p. 217; et t. XI, p. 27, 36 et 197.

72-6 Lucrèce, qui se tua par chasteté.

72-7 Personne charitable qui rend au public de Berlin le même service que Mercure rendait dans l'Olympe au maître des dieux.

74-a Voyez t. IX, p. 101.

75-a Louis Abelly, auteur de la Medulla theologica, mort évêque de Rodez, en 1691, avait soutenu la fausse attrition par des arguments que Boileau a réfutés dans son Épître XII, Sur l'amour de Dieu, v. 159-162.

81-8 Prêtre de Charenton qui a beaucoup écrit sur la dispute de la grâce. [Mort à la Haye en 1687.]

81-9 Janséniste fameux qui fut arrêté à Paris pour avoir présenté un placet très-libre au Roi.

82-a Voyez t. VII, p. 70 et 128; t. VIII, p. 152, 156 et 304; et t. IX, p. 205.

85-10 Jurieu.

91-a Pro Ligario, chap. XII. Voyez t. VIII, p. 152.

92-11 Juif très-riche de la Haye.

92-a Voyez t. I, p. 110, et ci-dessus, p. 54.

94-a Adressée à Voltaire.

97-a Nabuchodonosor. Voyez t. X, p. 77.

98-a L'Auteur répète et varie souvent cette pensée; p. e. t. X, p. 78.

99-12 L'empereur Auguste.

99-a Cicéron, pro Archia poeta, chap. VII. Voyez t. IX, p. 205.

X-a La lettre de Voltaire se trouve dans la collection de ses Œuvres, édition Beuchot, t. LVII, p. 343-346. Elle est sans date, et commence par les mots : « Sire, votre Épître d'Erfurt est pleine de morceaux admirables et touchants. »

XIII-a Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, de Wésel, le 2 septembre 1740. Voltaire dit dans sa lettre au Roi, du 3 août 1741 : « J'espère toujours que je serai assez heureux pour avoir une relation de ses campagnes, comme j'en ai une du Voyage de Strasbourg. »