<251>

CHANT VI.

Déjà le jour commençait sa carrière.
De son éclat la brillante lumière
Fait éclipser les astres de la nuit;
En répandant son influence pure,
Il ranimait de nouveau la nature;
L'épais brouillard se dissipe et s'enfuit,
Et ses rayons, par-dessus les montagnes,
Doraient déjà les prés et les campagnes,
Quand le Lorrain, qui n'avait pu dormir,
Toute la nuit consultant sa pendule,
S'inquiétant, ne faisant que gémir,
Ne soupirant qu'après le crépuscule,
Apprit enfin l'heureux retour du jour.
Il assembla ses amis, ses intimes :
« Pour nous, dit-il, le ciel cruel et sourd
N'exauce plus nos vœux si légitimes.
Ah! mes amis, ah! quel cruel affront!
On a manqué le grand palladion;
Le Prussien soigneusement le garde.
Pour le saisir, qu'on tente et qu'on hasarde;
J'attends de lui la fin de nos malheurs. »
« Prince, lui dit l'homicide Rosière,
Toujours suivez de vos vieux radoteurs
L'oracle obscur touchant le militaire,
Qui contes font à s'endormir debout.
L'âge pesant ne rend point téméraire;
<252>Vos maréchaux disent bien le rosaire,
Mais d'être saint, ce n'est ma foi le tout.
Ne pouvez-vous, bon seigneur, à votre âge,
Sans consulter, suivre votre courage?
Et si pourtant demandez mon avis,
Je vous dirai que des saints je me moque,
Qu'ils ne sont bons qu'au benoît paradis,
Que leur secours était fort équivoque,
Et que par eux, au gré de nos souhaits,
Jusqu'à présent nous n'avons tous rien fait.
De Belzébuth j'éprouverais l'empire,
Aux Prussiens il donnerait du pire.
Vous voyez là le généreux Franquin,
Il sait assez de la sorcellerie
Pour évoquer ..... » - « Sainte Vierge Marie!
Cria Charlot, quel est votre dessein?
Laissons, laissons toute la diablerie.
Ne savez pas comme un jour Richelieu,
Chez Bonneval294-a tout haut reniant Dieu,
Et commettant certaine idolâtrie,
Pensa sentir les griffes du malin?
Qu'aurait-on dit, si cet esprit immonde
Eût enlevé brusquement de ce monde
Cet amoureux et coquet paladin?
Si je vous suis, je crois, Dieu me confonde,
D'avoir peut-être un plus cruel destin. »
Le fier Rosière insiste qu'il consulte
Les noirs démons, les ombres, les enfers.
Franquin lui dit : « Par ma science occulte
Je crois pouvoir ébranler l'univers. »
Le bon Charlot ne s'y résout qu'à peine,
Et, bégayant, il consent; on l'entraîne.
Proche du camp était un petit bois,
Lieu pacifique, asile solitaire;
Aux yeux du monde on pouvait s'y soustraire.
<253>Vers ce bosquet ils cheminent tous trois.
Le bon Charlot, qui trottait dans la bande,
Chemin faisant, aux saints se recommande.
Dévotement, avant que de partir,
Il s'aspergea d'un vase d'eau bénite;
Très-sage était; ce fut pour prévenir
Les mauvais tours de l'engeance maudite.
Au bois marqué l'on arrive, et Franquin
De son habit sortit un vieux bouquin.
Dans la forêt cherchant, il trouve à peine
Sous l'herbe épaisse un bouquet de verveine,
Et puis d'un coudre il se taille un bâton,
Devient hideux, change d'air et de ton.
Telle qu'on peint d'Apollon la prêtresse,
Quand son démon la possède et l'oppresse,
Qu'un feu divin s'empare de ses sens;
En se tenant sur un trépied qui fume,
L'œil égaré, s'agitant, elle écume,
Tout en fureur profère ses accents :
Bien plus affreux Franquin parut au prince;
Il gesticule, et de ses dents qu'il grince
Le sifflement inspirait de l'horreur.
Il proféra nombre de mots barbares,
Il se transporte, il est plein de fureur;
Il fait en l'air mille signes bizarres,
En invoquant Astaroth, Lucifer,
La Nuit, l'Érèbe et les monstres d'enfer.
Au bois se fait une rumeur bruyante;
Franquin l'entend sans changer de couleur.
Le bon Charlot en tressaillit de peur;
En se signant, il fuit, plein d'épouvante.
Le bruit s'accroît, il approche, il augmente,
Et du taillis sort un grand sanglier,
Tel que celui des forêts d'Érymanthe;
Il court, et passe à côté du sorcier.
« N'est-ce que ça? reprit le fier Rosière;
Besoin n'était de faire le lutin,
<254>A Lucifer d'adresser ta prière,
Pour relancer dehors de sa tanière
Un sanglier, dès l'aube du matin. »
Le bon Charlot, fuyant, tournait la tête;
Il aperçut de loin courir la bête.
Comme il ne voit d'ailleurs aucun danger,
Tout doucement il marche, et puis s'arrête;
Rosière vient aussitôt le chercher.
Pour le Franquin, que l'aventure irrite,
Ne savait plus à quel saint se vouer;
Il s'acharna sur le pot d'eau bénite,
Que le Lorrain ne put désavouer.
Le fin Rosière à l'instant leur propose
Que, pour juger à fond de cette chose,
Encore un coup il la faut éprouver;
D'enchantements il veut doubler la dose.
A nouveaux frais le féroce Franquin
Recommença tout son rit de magie,
A Lucifer chanta sa litanie,
Et provoqua cent fois l'esprit malin;
Pour augmenter la force des mystères,
Doublait, triplait signes et caractères.
Dans le moment que l'on croit voir venir
Messer Satan et sa noire séquelle,
Des officiers, se hâtant de courir,
Au bon Charlot apportent la nouvelle
Que l'ennemi, tout droit à lui marchant,
Très-fièrement s'approchait de son camp.
Charlot leur dit : « Avez tous la berlue;
C'est des moutons, de paisibles troupeaux,
Dont la poussière, imposant à la vue,
Paraît de loin des hommes, des chevaux. »
Mais par serment on l'assure au plus vite,
Et de partir on le presse, on l'invite.
Bien aise en fut le féroce Franquin :
A travailler dessus l'engeance noire
Il a perdu son temps et son latin;
<255>Fort à propos pour lui finit l'histoire.
Enfin l'on part, et, d'un pas diligent,
En moins de rien l'on regagna le camp.
Mais quelle fut, bon Charlot, ta surprise
Lorsque tu vis clairement, de tes yeux,
Tes ennemis nombreux, audacieux,
Sur ton camp fort tenter une entreprise!
Il semblait voir quatre immenses serpents
Ramper de front, couvrir ces vastes champs;
Dessus leurs dos, leurs écailles brillantes,
De cent couleurs au jour étincelantes,
Réfléchissaient des rayons éclatants.
Sur l'ennemi lentement ils s'avancent,
En cent replis se courbent et s'agencent,
S'élargissant par leurs énormes flancs.
Le bruit affreux des chevaux et des armes,
Des bataillons, des épais escadrons,
Le son guerrier des tambours, des clairons,
Et mille voix, appelant les alarmes,
Font retentir les airs aux environs.
Des tourbillons qu'épaissit la poussière
En s'élevant éclipsent la lumière.
Près d'eux marchaient, accompagnant leurs pas,
La Fermeté, l'Audace, le Courage;
L'affreuse Mort, la Terreur, le Carnage,
Les devançaient, en semant le trépas.
Tels que l'on voit du sommet des montagnes
Rapidement fondre dans les campagnes,
En mugissant, des orageux torrents;
Rien ne retient leurs efforts violents,
Ils font rouler de gros quartiers de pierre,
Leurs flots fougueux détachent des rochers;
S'amoncelant, débordent les rivières,
Engloutissant les malheureux bergers;
Et tels encor les vents et les tempêtes
Qui, s'échappant des cavernes du Nord,
Des hauts clochers font écrouler les faîtes,
<256>Déracinant le chêne le plus fort,
Et rassemblant sur l'aile des nuages
L'éclair brillant, la foudre, les orages,
Lancent sur nous la terreur et la mort :
Tels, et cent fois encor plus redoutables,
Parurent lors aux chefs autrichiens
La contenance et l'ordre formidables
Où s'avançaient les braves Prussiens.
Ciel! qui pourrait dépeindre les alarmes,
Le trouble affreux, la consternation,
Et le tumulte, et la confusion
Qui règne au camp? Chacun courait aux armes;
Chacun se botte, on selle les chevaux,
On se cuirasse, on se couvre du casque.
L'homme de cœur, le fanfaron, le flasque,
Différemment observaient leurs rivaux,
Et conservaient encor ce faible masque
Qui rend égaux les couards, les héros.
Les ennemis, sentant leur avantage,
Faisaient ronfler deux cents foudres d'airain;
Les gros boulets causent si grand carnage,
Que le plongeon en firent les Lorrains.
Ni plus ni moins, dans ce désordre étrange,
L'Autrichien sous son drapeau se range.
Les premiers sont les pesants cuirassiers,
On assigna leur poste sur la droite;
Tout auprès d'eux sont les fiers grenadiers,
En bonnet d'ours paraît leur troupe adroite;
Viennent après les forts Lycaniens,
Les Gomorois, et puis les Bethlémistes,
Les Insurgents, Croates, Béotiens,
Les Transylvains, les cruels Portalistes,
Ceux du Timoc, les féroces Raziens,
Vaillants soldats et gens de grand mérite.
Tout à la gauche on voyait les dragons,
Plus bas montés, fermes dans les arçons.
De tous côtés faisant des escarmouches,
<257>S'éparpillant, voltigeant comme mouches,
Caracolaient des milliers de hussards;
Ils paraissaient les bouffons du dieu Mars.
Le dur Franquin prit un parti plus sage,
Il ne songea qu'à piller le bagage;
Il ne crut point y courir de hasards.
Le bon Charlot à chaque chef assigne
Le corps qu'il doit commander dans la ligne.
Tout sur la gauche on plaça les Saxons,
Qui, l'air pincé, promettaient des merveilles,
Mais pâlissaient quand des coups de canons
Parfois de près leur frisaient les oreilles.
A la réserve on assigna Wallis;
Aux cuirassiers commanda Lobkowitz.
Mais celui-ci, tout bouillant de courage,
Le sang soudain lui montant au visage,
Dit à Charlot d'un ton chagrin et sec :
« J'ai réservé mon bras et ma personne
Pour les grands coups, en quelque lieu qu'on donne;
Tout poste fixe à mon cœur est suspect. »
Ce jour, Charlot, tout rempli de prudence,
Resplendissant et sage comme un dieu,
Ce compliment lui passa sous silence.
Sans lui répondre, il le quitte en ce lieu;
De d'Aremberg il va joindre la troupe :
« Aux ennemis faites montrer la croupe,
Dit-il; amis, signalez vos exploits. »
Le duc répond : « Prince, savons nous battre;
Plus d'une fois j'en ai terrassé quatre.
Mais vous, l'appui ou la terreur des rois,
Auriez bien pu ménager l'accolade;
Si hier, chez vous, un peu plus poliment
Eussiez reçu la célèbre ambassade,
Le Prussien, ce jour, assurément
Ne vous serait venu donner l'aubade. »
Ah! saint Joseph! je crois que vous tremblez,
Lui dit Charlot. - Plutôt vous qui parlez,
<258>Répond le duc. Ils disaient des sottises,
Se reprochaient leurs vieilles couardises,
Quand à propos le vieux Wallis vint là,
Accompagné du bouffon de Spada.
« Héros, dit-il, suspendez vos querelles;
Sur l'ennemi si voulez réussir,
Point ne perdez le temps en bagatelles,
Il faut marcher, tout disposer, agir.
Ah! si j'avais comme dans ma jeunesse
Cette vigueur, hélas! que je n'ai plus,
Même en dépit de vous, de ma vieillesse,
Ces ennemis par moi seraient battus.
Que j'étais leste, agile, en Italie!
Par cent exploits j'y signalai mon bras;
De mes grands faits la terre était remplie.
Le sexe alors ne me haïssait pas,
Les verts galants me portaient tous envie. »
Le fou Spada, que ce discours ennuie,
Dit : « Haranguez en dépit du bon sens;
Tous vos propos, seigneur, ne valent guère;
Je crois ouïr les grands héros d'Homère,
Tous radoteurs et longuement parlants. »
Lors justement, pour leur malheur, arrive
Le fier Waldeck, ce grand blasphémateur,
Et la dispute en devint bien plus vive;
De ce combat il prétend seul l'honneur.
A ses côtés, un fantôme illusoire,
Tenant en main palmes de la victoire,
Excite encor sa guerrière ardeur;
Le vain Orgueil, le Mépris, la Fureur,
L'accompagnaient, et lui faisaient accroire
Qu'il pourra seul moissonner, en ce jour,
Ces champs fameux consacrés à la gloire,
En imitant Eugène ou Luxembourg.
Pendant le temps que ces chefs se disputent,
Très-aigrement sur leurs hauts faits discutent,
Les Prussiens, d'abord se déployant,
<259>Tous en bataille arrivent fièrement.
Leur droite avance, et, d'un essor rapide,
Fond promptement sur la troupe timide
De ces sucrés et doucereux Saxons.
Ces bonnes gens un moment se défendent,
Mais l'ennemi de trop près ils n'attendent,
Et de la peur ressentant les frissons,
Très-poliment ils quittèrent la place,
Aux ennemis ils tournèrent la face,
Montrant le cul à leurs cruels rivaux,
Et leur criant : Nous ne sommes brutaux!
On leur répond : « Fuyez de cette plaine,
Courez, courez en Saxe, grands héros;
Allez pétrir, vernir de porcelaine,
Pour vos desserts, pagodes et magots. »
En même temps, de ce champ de bataille
On poursuivit vivement ces fuyards,
Et sur leur dos l'on sabre, l'on ferraille,
Jusqu'à l'instant qu'ils furent tous épars.
Le dur Franquin vola sur le bagage,
En moins de rien il y fait grand ravage;
Il se saisit de quatre grands fourgons,
Tous bien remplis de bon vin de Champagne.
Il ouvre, il dit : « Mes chers amis, buvons;
Que le bonheur nos armes accompagne. »
Tous ses pandours étaient éparpillés,
Les Charlots par eux étaient pillés.
Lorsque Dumont aperçoit ce pillage,
De ces pandours il fait un grand carnage.
Le dur Franquin, sans monde et sans secours,
Ne défendait que faiblement ses jours;
Au preux Dumont il jetait aux oreilles
De ce vin bu quelques vides bouteilles;
Mais le combat devenant sérieux,
Il s'escrimait, et, comme un Polyphême,
Se défendait à grands coups de moyeux.
Même il était dans un péril extrême.
<260>Quand Dumont dit : « Quoi! je suis à cheval,
Et vous à pied! Rendons le tout égal. »
Il vole à bas de sa leste monture,
Et sur Franquin s'élance sans mesure.
Mais ce jour-là, le débauché Franquin
Fut bien puni d'avoir trop bu de vin.
Fort galamment il tira son épée;
Plus d'une artère en moins de rien coupée
Fait ruisseler de toute part le sang.
Tout furieux, il veut pousser la quinte;
Dumont la pare, et, cavant cette feinte,
Plongea le fer dans son malheureux flanc.
Franquin chancelle, il tombe hors d'haleine,
En s'abattant il fait un bruit affreux,
Tel qu'en tombant fait un énorme chêne
Que dans les bois abat un vent fougueux.
En frémissant, il gratte la poussière,
Son sang s'écoule, il frissonne, il pâlit;
L'affreuse mort lui ferme la paupière,
Franquin blasphème, et son âme s'enfuit.
Encouragés par leur première ébauche,
Les Prussiens, avides de lauriers,
Vont attaquer ces braves cuirassiers;
En disposant un effort par leur gauche,
Ils suivent tous le valeureux Nassau,304-a
Et Rottembourg,304-b et Camas, et Chasot.
Trente escadrons de leur cavalerie
S'ébranlent tous avec même furie;
Et tels que sont ces affreux tremblements,
Quand un volcan vomit son noir tonnerre,
Telle tremblait dessous leurs pas la terre
Quand tout serrés, courant comme les vents,
Sur l'ennemi ces fiers guerriers vont fondre;
Il semblait voir le monde se confondre.
Ce corps épais de braves Prussiens
<261>Vole accabler de sa masse pesante
Et de sa course agile et violente
Ces cuirassiers des fiers Autrichiens.
Dans un clin d'œil leurs coursiers les atteignent,
Et de leur fer dans l'instant ils les joignent;
Pour un moment l'on entend un bruit sourd,
Un choc affreux, le cliquetis des armes,
Des cris confus de fureurs et d'alarmes,
Et la poussière en obscurcit le jour.
Comme l'on fait crouler une muraille
En l'abattant par d'énormes béliers,
Ainsi Nassau contre ces cuirassiers
Choque de front, frappe dans la bataille,
Perce, pourfend, sabre, taille, ferraille,
Et les culbute, ainsi que leurs coursiers.
Devant ses coups tout tombe ou prend la fuite,
Il les abat, son bras les précipite;
Ils sont foulés sous les pieds des chevaux,
Leur sang s'écoule, et serpente en ruisseaux.
Là, d'un côté fuit un cheval qui traîne
Par l'étrier son maître sur l'arène,
Dans les arçons; d'autres, tout chancelants,
Tombent, percés des coups des poursuivants.
En l'air volaient et des bras, et des têtes;
Du bon Lorrain les troupes sont défaites.
L'heureux Nassau chasse tous ces fuyards,
Dans les combats sa main était experte;
Hommes, chevaux sont tués sans égards,
La terre fut de cadavres couverte.
Saint Népomuc apprend ce grand combat,
Il vient, il voit sa troupe mutilée;
Il prend tout l'air du dévot Kolowrat;
Même il s'avance au sein de la mêlée,
Il fait sonner de tous côtés l'appel.
Le cavalier qui fuyait se rassemble,
Au soldat blême, intimidé, qui tremble,
Le saint adresse un discours paternel.
<262>Contre la peur le bon saint le rassure,
De ce combat déplore l'aventure,
Et lui promet le sûr appui du ciel.
En même temps, dans ce danger mortel,
A son secours, au centre de l'armée,
Il fait venir saint Charles Borromée.
Le saint arrive, et travestit son air;
Dessous son nez il dresse sa moustache,
Couvre son chef d'un fort armet de fer,
Et sur son bras il charge sa rondache.
Ce saint montait la fleur des palefrois;
Bien mieux valait que Rabican306-a cent fois,
Et devant lui le Podarge306-a s'éclipse.
Il avait eu ce cheval de saint Jean,
Qui, le tirant hors de l'Apocalypse,306-b
Le lui vendit à certain prix d'argent.
Lorsque le saint dans ce fol équipage
Se présenta devant le saint des ponts,
L'on éclata sur ses atours bouffons;
Ce corps battu prit un riant visage,
On ne vit plus des marques de terreur.
Ce tour rusé part de Népomucène,
Et dans l'instant on vit changer la scène.
Il savait bien que, pour chasser la peur,
Remède sûr, c'est d'apprêter à rire;
Il réussit, il leur rendit le cœur,
Bannit la crainte, et réveilla leur ire.
De ce tour-là, quoique subtil et fin,
Luther, Calvin, Geneviève, Hédewige,
Sentent d'abord quel est le but malin;
Ils courent tous où le danger l'exige,
Dans les horreurs de ces funèbres champs,
Parmi les morts, les blessés, les mourants.
<263>De Kalckestein307-a Luther prend la figure;
Comme Dessau307-a se travestit Calvin.
La sainteté du genre féminin,
Ne voulant pas hasarder l'aventure,
Sur un grand chêne aussi haut qu'un clocher
Modestement alla pour se percher,
Et, sans répit, dessus la troupe aimée,
Du haut en bas bénissait son armée.
On ralliait les corps des deux côtés;
Mais les Lorrains sont presque démontés.
Népomucène, en voyant leur faiblesse,
Pour les sauver invente une finesse;
Il sentait bien qu'un combat général
A son parti serait bientôt fatal.
Pour l'éviter, il anima de rage
Le fier Waldeck, dont le bouillant courage
Ne respirait qu'après les grands dangers,
Et qui, suivant son naturel féroce,
Ne demandait pas mieux que plaie et bosse.
Il lui cria : Venez pour nous venger!
Waldeck l'entend, il pique, part, s'élance;
Entre ces corps le prince seul s'avance,
Et fièrement il provoque au combat
Des Prussiens qui se croit la vaillance
De l'attaquer. Truchs308-a sort avec éclat.
Waldeck l'approche, et la fureur le guide.
Truchs à ce prince en deux coupa la bride;
Le fier Waldeck, écumant de courroux,
Atteignant Truchs de son fer homicide,
Et le frappant, lui fend le deltoïde.
Le sang jaillit, Truchs veut se soutenir,
Il tombe enfin comme un coup de tonnerre,
Bien étonné de se trouver par terre;
La voix lui manque, il commence à frémir
<264>En tressaillant; ses yeux sont troublés, sombres,
Et la mort vient le couvrir de ses ombres.
Waldeck en fut bien plus présomptueux :
« Qui de vous tous, dit-il, je le propose,
Après ce coup est assez courageux
Pour m'attaquer? Qu'il se montre, s'il ose;
Tout comme Truchs je saurai le punir. »
Lors Rottembourg entra dans la carrière :
« Prince, dit-il, pourrez vous repentir.
De ce discours l'arrogance si fière
Va dans ce jour causer votre malheur;
Si Truchs est mort, je vis, et j'ai du cœur. »
Waldeck, outré, rougit de sa menace :
Venez, dit-il, courons-en le hasard.
Tout ce qu'a pu la force avec l'audace,
Le cœur, l'adresse, et l'escrime, et son art,
Fut employé, ce jour, de chaque part.
Tel, dans un cirque, en célébrant des fêtes,
Rome donnait de grands combats de bêtes,
Où les taureaux, les tigres, les lions,
Griffes et dents teintes de leur furie,
Se déchirant, se privaient de la vie :
Et tels étaient ces deux preux champions.
L'œil enflammé, tous les deux ils s'excitent,
Pleins de courroux, s'approchent et s'évitent,
Flamberge au vent, en rond caracolant,
Subitement l'un sur l'autre fondant,
En furieux mille coups se portèrent,
Et lestement en l'air ces coups parèrent.
Plus animés, tous les deux s'assaillant,
Ils se frappaient et d'estoc, et de taille;
Mais leur cuirasse est comme une muraille;
Le fer gémit sous leur effort puissant,
Du dur acier partent des étincelles,
Il pare encor les atteintes mortelles.
Mais Rottembourg, plus frais, plus vigilant,
Plus de sang-froid, fondit sur Son Altesse,
<265>Et d'un grand coup acéré du fendant,
Dans le biceps profondément le blesse.
Waldeck, voulant de ce bras le frapper,
Le lève; il tombe, en laissant échapper
Ce fer sanglant; son âme fut frappée
Lorsqu'il perdit sa redoutable épée;
Tout sombre et morne, en son cœur enrageant,
Devers les siens il marche lentement.
Comme un lion, quand le nègre le chasse,
Blessé du trait, se retire à pas lents,
Et, de sa queue en battant ses deux flancs,
Tourne la tête, et rugit plein d'audace :
Ainsi Waldeck part sans confusion;
L'air menaçant, il se tourne et murmure.
Chacun le plaint, on panse sa blessure,
Et de son sang tarit l'effusion.
Pendant ce temps s'avançait Saint-Ignon;
De Rottembourg Chasot suivit l'exemple.
L'Autrichien faisait le rodomont;
Chasot l'approche, un moment le contemple,
Et, dégainant, s'assure dans l'arçon.
Saint-Ignon dit : « Je vais t'ôter la vie;
Fais vitement ta prière à Calvin. »
- « Remets ton âme à la Vierge Marie,
Répond Chasot; tu touches à ta fin. »
En même temps, tous les deux s'atteignirent;
Différemment ces héros s'assaillirent,
Car Saint-Ignon, qui n'est qu'un fanfaron,
Fuit le danger. Chasot, se pâmant d'aise,
Le poursuivant, lui perce le trapèze;
La pointe sort au-dessous du menton.
Saint-Ignon jette un cri très-déplorable
Qui, se heurtant par bricole au rocher,
Fait répéter un écho lamentable;
On aurait dit qu'on l'allait écorcher.
Sur son cheval on le voyait pencher,
Sa chute fait un bruit épouvantable;
<266>Évanoui, râlant, battant du flanc,
Il rend son âme avec des flots de sang.
Luther alors de sa cavalerie
Et des héros ranima la furie;
Il marche droit sur les Autrichiens,
Qui, s'enfuyant, leur cèdent la bataille;
Tout l'honneur reste aux braves Prussiens.
Mais Lobkowitz, autant qu'il peut, ferraille,
Il veut encor rappeler les destins;
Stein, d'Aremberg, avec lui combattirent;
Ils font tomber sous leurs cruelles mains
Schwerin,311-a Camas, qui vaillamment périrent.
Saint Népomuc veut faire des exploits;
Luther le vit, et lui perça la joue.
Le saint blessé, se tournant, fit la moue,
Car il perdit pour la seconde fois
Un grand morceau de sa divine langue;
Depuis ce jour, plus ce saint ne harangue.
Pour se venger, il court blesser Luther
Dans certain lieu que lui dit Lucifer,
Où la culotte est jointe à la cuirasse,
Fâcheux endroit pour moine qui fait race;
Il en jeta des cris perçants en l'air.
Si tu prétends savoir, lecteur folâtre,
Quel est le sang d'un saint de grand renom,
En feuilletant, je trouve dans Milton
Que c'est, dit-il, une liqueur blanchâtre.
Les saints blessés disparaissent d'abord.
Pour Rottembourg, il marche vers la troupe
De Lobkowitz, qui combattait encor;
En la tournant, la retraite il lui coupe.
Mais celui-ci, par un dernier effort,
Suivant son cœur, que nul danger n'effraye,
Perce ce corps, et le chemin se fraye
Vers les Lorrains, en affrontant la mort.
Les Prussiens fondent comme la foudre
<267>Sur l'ennemi, pour le réduire en poudre;
Et Lobkowitz, et ses fiers défenseurs,
A fuir aussi bien durent se résoudre.
Les Prussiens étaient déjà vainqueurs,
Et Rottembourg fait, dans cette déroute,
Sur les fuyards, suivant plus d'une route,
Des prisonniers des plus huppés seigneurs.
Alors commence avec plus de furie
Un périlleux combat d'infanterie.
Les Prussiens ont leur palladion
Environné d'un épais escadron.
Le bon Charlot, craignant cette tuerie,
Se fait donner son absolution.
De tous côtés se fit la boucherie;
Le bataillon contre le bataillon
Fait à grand bruit sa décharge terrible;
Le jour s'éclipse, et la fumée horrible
Augmente encor l'horreur de l'action.
L'éclair des coups brille en ce noir nuage,
Les fusils font un bruit tel que l'orage;
Le plomb volant, tiré par peloton,
Siffle, fend l'air, et, sans distinction,
Princes, sujets également il frappe,
Portant la mort à tous ceux qu'il attrape.
Vous expirez,313-a généreux fils d'Albert,
Princes issus de tige souveraine;
Et vous, Guillaume, aux Prussiens si cher,
Et vous, de Rége,313-b et vous, brave Varenne;313-b
Que de héros moissonnés dans ces champs!
Telles ces fleurs de cent couleurs ornées
<268>Qui, sans passer l'espace d'un printemps,
D'un souffle ardent sont pour jamais fanées.
Les Prussiens, dans ce combat fougueux,
Font redoubler leur cruelle décharge;
Dans un moment le fantassin recharge.
Le noir Etna dans ses brasiers affreux,
Non, tout l'enfer n'a point de pareils feux.
Des ennemis un grand nombre périrent,
Et de leurs rangs les files s'éclaircirent;
Sur leur visage est peinte la terreur.
L'Autrichien en l'air tirait de peur.
Décrivant l'arc, une balle s'élève;
Dessus son chêne atteignant Geneviève,
Dans son talon fait blessure griève;
La sainte en l'air en jette quelques cris,
Et va se plaindre au benoît paradis.
Des coups tirés l'air gémit et bourdonne.
Tout à l'entour de ses traînants drapeaux
L'Autrichien confondu tourbillonne;
Il a perdu la fleur de ses héros.
Le Prussien voit ce trouble, et se jette
Sur l'ennemi, fraisant la baïonnette;
Le trouble augmente, il s'accroît, et qui put
A toutes jambes ainsi qu'un daim courut.
Figurez-vous un troupeau dans la plaine,
Éparpillé, courant tout hors d'haleine
Devant un loup affamé qui le suit :
Ainsi, devant Dessau, qui la poursuit,
Se débandant, du péril alarmée,
Du bon Charlot fuyait alors l'armée,
Et le massacre en fut prodigieux.
Quand la bataille, à la fin, fut finie,
Le Prussien doucement se rallie.
On entendait, chez les victorieux,
De tous les rangs partir des cris joyeux,
Faisant en l'air un affreux tintamarre,
En se mêlant au son de la fanfare.
<269>Lors, d'un échange on forma le projet;
Contre un Lorrain on veut troquer Darget.
Au bon Charlot on proposa l'affaire,
Il y consent en prince débonnaire.
Ainsi Darget, aux Prussiens rendu,
Fut dans le camp en triomphe reçu;
Le bon Charlot ajoute à sa réponse
Que pour jamais dès ce jour il renonce
A ses desseins sur le palladion.
Ce mot des chefs éteignit la rancune;
Faisant cesser toute désunion,
Des Prussiens il combla la fortune.
Déjà la Mort, fille affreuse du Temps,
Réunissait, de tous les combattants
Que leur valeur fit périr sur ces rives,
Des deux partis les âmes fugitives.
Elle conduit ce peuple vers le ciel;
Chemin faisant, des morts le nombre augmente;
Il s'accroissait d'un tribut casuel
De l'univers, qui passait son attente.
Tous les états s'y trouvent confondus,
Maîtres, sujets, soldats, dévots, ministres,
Sages et rois, qui voyageaient tout nus;
En raisonnant de leurs destins sinistres,
Ils suivaient tous leur conducteur cruel,
Qui les mena vers le trône éternel.
Alors les morts passèrent en revue;
On y trouva mainte face inconnue,
Et maint visage encor tout effaré,
En hiéroglyphe alentour balafré.
Le Père alors se fait donner la liste
De tous ces morts à l'œil hagard et triste.
Là d'un chacun est la condition,
Le caractère et la profession;
Et, se suivant l'un et l'autre à la piste,
On les appelle un chacun par son nom.
Un tel fut roi; le Seigneur le condamne.
<270>Un tel fut moine; aussitôt il le damne.
Son fils lui dit : « Ah! mon papa mignon,
Pourquoi damner ces honnêtes personnes? »
Il lui répond : « Pour nous ne sont pas bonnes.
Les rois sont gens parfois ambitieux,
Ils pourraient bien nous ravir nos couronnes;
Ils sont vauriens et toujours vicieux.
Moines aux cieux en grand nombre fourmillent,
Vois ces fripons, comme chez nous ils brillent;
Et quelque pape, endiablé de nos saints,
Y placerait de ces nouveaux faquins »
On lui présente alors des gens de guerre
Qui sont péris dans ces combats sur terre;
Le Roi leur dit : « Approchez, mes amis;
Pourrez souvent vous rappeler l'histoire
De vos combats et conter votre gloire
Dans un recoin du benoît paradis.
Je veux sauver tous ces gens-là, mon fils,
Car ils n'ont point l'âme méchante et noire;
Qu'on les nourrisse et qu'on leur donne à boire,
Et, pour calmer dans ces lieux leurs soucis,
Une catin de sainte à leur usage. »
(La Madeleine eut ce lot en partage.)
« Bien mieux ces gens valent que nos dévots;
Tout doucement y vivront ces héros.
Qui suit là-bas? quel est ce personnage? »
- C'est Lock,317-a grand roi, qui vient vous rendre hommage.
- Quel est ce Lock? et quel est son métier?
Lock lui répond : « J'ai consacré ma vie
Aux vérités de la philosophie,
Et j'ai marché par un nouveau sentier.
L'analogie avec l'expérience
Sur la nature ont fondé ma science;
J'ai décrié la superstition,
Et de vos saints j'ai dénigré l'empire.
<271>Mon cœur est pur, et ma religion
N'approcha point de celle de Porphyre.317-b
Dessous mes pieds si j'écrasai l'erreur,
N'en fus pas moins le partisan fidèle
D'un culte pur, qu'on doit au Créateur;
Je l'adorai toujours, rempli de zèle. »
- « Ah! par l'enfer, ce sage a grand'raison,
Leur dit le Roi; finissons la cabale,
Chassons ces saints, qui donnent tous scandale;
Je veux, ce jour, réformer ma maison.
Allez, maudits, qui prétendez sur terre
Ravir les droits du maître du tonnerre;
Allez là-bas, grands saints de l'univers,
Griller tout vifs aux charbons des enfers.
Lock, demeurez, vivez en assurance,
Pour admirer mon immense puissance. »
Ainsi, dans peu, le bon Père éternel
De scélérats purifia le ciel;
Il en chassa les saints et les sophistes,
Il y plaça les honnêtes déistes.
Du roi céleste ils voient le profil,
Car ils sont tous assis près de sa droite.
O mes amis! c'est ce que je souhaite
A vous, à moi de même. Ainsi soit-il!

Ce 30 de janvier 1749.

Federic.


294-a Il s'agit ici du comte de Bonneval qui prit le turban à Constantinople en 1720, et y mourut pacha, en 1747. Voyez t. II, p. 37.

304-a Voyez t. III, p. 128.

304-b Voyez t. II, p. 137 et 166; t. III, p. 44; et t. X, p. 91.

306-a Cheval de bataille de différents héros du Roland amoureux du Bojardo, ainsi que du Roland furieux de l'Arioste. Pour Podarge, voyez ci-dessus, p. 188.

306-b Chap. VI, v. 2, et chap. XIX, v. 11.

307-a Voyez t. II, p. 163, et t. III, p. 176-189.

308-a Le lieutenant-général comte de Truchsess, que le Roi met ici en scène, avait été tué à la bataille de Hohenfriedeberg. Voyez t. III, p. 130.

311-a Voyez t. III. p. 130.

313-a Le Roi parle aussi de la mort héroïque des deux petits-fils du Grand Electeur dans son Épître à Stille (t. X, p. 149). Le margrave Frédéric fut tué à la bataille de Mollwitz, et son frère le margrave Guillaume, au siége de Prague, le 12 septembre 1744.

313-b Le major du génie Gabriel-Gédéon d'Azemar de Rége fut blessé mortellement à Ottmachau le 9 janvier 1741, et mourut le 12.
     Le marquis Frédéric-Guillaume de Varenne, colonel et chef du régiment d'infanterie no 31, mourut à Prague, d'une fièvre aiguë, le 11 février 1744.

317-a Frédéric était grand admirateur de Locke, et parle souvent de lui dans ses ouvrages, p. e. t. VII, p. 128; t. IX, p. 93, 137 et 138; et t. XII, p. 142.

317-b Porphyre de Tyr, philosophe néo-platonicien du troisième siècle.