<210>

CHANT IV.

C'est un grand point que d'être vertueux :
Mais dans ce siècle on est peu raisonnable.
Soyez fripon, scélérat, vicieux,
On passe tout, si vous êtes aimable.
Heureusement pour lui, le bon Darget
Et l'un et l'autre également était.
Pour le Franquin, épuisé de débauche,
(Car ne croyez qu'un brigand, qu'un pandour,
Toujours guerroie et sans cesse chevauche :
Rien ne tarit plus vite que l'amour;)
Le Franquin, dis-je, ayant pris, tout le jour,
Repos qu'il faut pour réparer ses forces,
Ne sentant plus ses passions féroces,
S'en vint trouver le badaud dans son lit.
« Je viens chez vous, dit-il, car je m'ennuie;
Ne veux sortir, car il fait de la pluie.
Mais contez-moi, captif pour mon profit,
Votre destin, vos exploits, votre vie;
Car les Français, dit-on, sont bons conteurs. »
Darget répond à ces propos flatteurs :
« Ce me serait faveur bien singulière
Si je pouvais amuser Franquini.
Seigneur, je n'ai qu'un mauvais conte à faire;
Je le ferai du moins simple et uni.
Le sort fâcheux qui dès longtemps m'oppresse
M'a fait, seigneur, naître d'une duchesse;
<211>Mon père fut, je crois, un inconnu
Qu'un feu secret rendit le bienvenu.
Malheureux fruit d'une illicite flamme,
On m'éleva bien loin de mes parents;
Puis, pour former de bonne heure mon âme,
Me retirant de chez honnêtes gens,
On me pourvut tout jeune d'une place
Dans un couvent, au collége d'Ignace;
Et là, sous l'œil d'habiles professeurs,
Je dus, seigneur, achever mes études.
Mais qu'un démon, auteur de mes malheurs,
M'y fit passer par des épreuves rudes!
On me trouvait quelque peu de beauté,
Et, dans l'esprit, de la vivacité.
Un professeur, écumant de luxure,
Me caressant avec malignité,
En m'amenant chez lui, dans sa clôture,
Me fit, un jour, offerte tant impure,
Que je lui dis avec sévérité :
Va, monstre affreux, tout couvert de souillure,
Dont les désirs révoltent la nature;
Cours dans l'oubli chercher l'impunité
De tes forfaits, de ta brutalité.
Bientôt un autre également m'entraîne;
Je le repousse un peu, je le rengaine.
Mais à la fin tant fondirent sur moi,
Que, n'ayant plus dans le couvent d'asile,
Et dans un âge encor tendre et débile,
Je me sentis intimider d'effroi.
L'un me disait : Ne savez pas l'histoire;
Vous y verrez des héros pleins de gloire,
Tantôt actifs et tantôt patients,
A leurs amis souples et complaisants.
Tel pour Socrate était Alcibiade,
Qui, par ma foi, n'était un Grec maussade;
Et tels étaient Euryale et Nisus.
En citerais, que sais-je? tant et plus,
<212>Jules César, que des langues obscènes
Disaient mari de toutes les Romaines,
Quand il était la femme des maris.245-a
Mais feuilletez un moment Suétone,
Et des Césars voyez comme il raisonne.
Sur ce registre ils étaient tous inscrits;
Ils servaient tous le beau dieu de Lampsaque.
Si le profane enfin ne vous suffit,
Par le sacré dirigeons notre attaque :
Ce bon .. que pensez-vous qu'il fît,
Pour que .. le couchât sur son lit?
Sentez-vous pas qu'il fut son Ganymède?
Pour renchérir sur tout ce qu'on a dit,
J'appellerai dom Sanchez à mon aide;
Lisez-moi bien l'article vingt et neuf
De son divin Traité du mariage;245-b
Vous y verrez que votre esprit tout neuf
Doit de ses mœurs faire l'apprentissage.
Tous les recteurs crient : Il a raison!
Dans le moment, le grand diable sait comme,
Fondent sur moi ces brandons de Sodome;
Et pour avoir la paix dans la maison,
Nécessité fut de n'être sévère.
Je devins donc leur malheureux plastron,
Et lorsqu'en rut se sentait quelque père,
J'étais, hélas! sa monture ordinaire.
Ainsi voyez que mon cœur vertueux
Fut malgré lui plongé dans cet abîme.
Oui, le destin, dans ce monde orageux,
A la vertu nous force, comme au crime.
Je ne pus donc éviter mon destin;
Mais excédé du rôle féminin,
Je désertai de l'école d'Ignace,
<213>Et me sauvai, un jour, de bon matin,
Chez un enfant de la grâce efficace;
Pour me venger de mes ribauds déçus,
Je m'enrôlai dessous Jansénius.
Autres tyrans, autres mœurs, autre école!
Saint Augustin, Pascal, Arnaud, Nicole,
Étaient cités sans fin, sans nul propos;
De ce parti c'étaient les grands héros.
L'enthousiasme, égarant leurs dévots,
Forgea dès lors pour eux nouveaux miracles :
Des fous perclus sautent sur des tombeaux;
Des gens sensés donnèrent ces spectacles.
On exorcise, on rêve des oracles,
Et tant on fit, que le sage Louis
Bien défendit miracles à Paris.246-20
Pour moi, voyant les fourbes de l'Église,
Dévots fripons que l'intérêt divise,
Bien résolu de n'y point m'embarquer,
Et me sentant du goût pour le grand monde,
Dans cette route errante et vagabonde
J'osai pour moi du bien pronostiquer.
Me voilà donc libre des hypocrites,
Et dans Paris, parmi les Sybarites.
On voit ce peuple aimable, doux, charmant,
Qui chante et rit, sans cesse se remue,
Car dans Paris chacun a la berlue.
Comme l'on voit les flots de l'Océan
Amoncelés, lorsque la mer reflue,
Ainsi paraît l'impétueux torrent
D'un peuple entier, d'une immense cohue,
Qui sans raison court, et remplit la rue.
Paris connaît plus d'une déité,
La principale est la galanterie;
A ses côtés placez la nouveauté :
Ce sont, seigneur, les dieux de ma patrie.
Et, si voulez, à la communauté
<214>Joignez encor les fureurs de la mode ;
Lors connaîtrez et culte, et lois, et code.
Qui règlent tout dans leur société.
A ces lois-là toujours je fus fidèle,
Des papillons je devins le modèle,
Et je parvins, et par soins, et par art,
A copier les airs d'un petit-maître. »
Lors dit Franquin : « Cela peut fort bien être;
Mais conte-moi, disgracié bâtard,
Vécus-tu donc à Paris du hasard? »
- « Non, dit Darget; j'y fis des vaudevilles
Et des romans,248-a qu'on vend et qu'on vendra
A nos oisons, aux badauds imbéciles,
Tant qu'à Paris des nigauds on verra.
Je fis d'abord la Princesse sensible,
Et puis après les Bijoux indiscrets,
Et l'Acajou, livre inintelligible,
Et sur les Chats j'osai faire un essai,
Et de Gris-gris j'ébauchai quelques traits;
Le Paysan248-21 m'éleva jusqu'aux nues,
La Paysanne eut presque des statues.
A tout compter je n'aurais jamais fait.
Le bel esprit fournit mal la cuisine,
De Saint-Amand248-22 je craignis la famine;
L'invention, fille de l'intérêt,
Pour cette fois détourna ma ruine :
J'imaginai, et je fis des pantins. »
- « Quel mot barbare! en refrognant sa mine,
Cria Franquin. » - « Ce sont des mannequins,
Lui dit Darget; figure disloquée,
<215>Ses membres sont découpés de carton;
Un fil les joint; dans l'air l'ébranle-t-on,
Son jeu la rend mobile et détraquée.
C'est le dernier effort de la raison
Que le pantin; il vous sert d'interprète,
Auprès du sexe il fait contes d'amour;
Un cœur timide, une flamme discrète
Par le pantin parvient enfin au jour.
Pour honorer dans la ville et la cour
Ma découverte utile et fortunée,
Elle servit d'époque à cette année;
Évalués en bons deniers comptants,
De ces pantins j'eus cent vingt mille francs.
Lors je donnai dans le goût des voyages;
Rien ne peut tant former les jeunes gens.
De nos Français me lassaient les visages,
Je souhaitais voir d'autres habitants.
De mon pays je pars pour la Hollande;
Je vois partout faces de contrebande,
Des gens épais, et grossiers, et lourdauds.
Je ne crus pas être parmi des hommes,
Comme du moins nous autres Français sommes.
Figurez-vous un peuple d'escargots,
Toujours glacés, animaux aquatiques,
Tant que poissons pour le moins flegmatiques,
Qui dans une heure articulent deux mots.
Je me compose, et, d'un air doux et sage,
Je leur demande : Et de quoi vivez-vous?
- De nos troupeaux nous pressons le laitage,
Nous vendons tous du poivre, du fromage;
Comme marchands, sommes un peu filous.
L'Europe entière est notre tributaire,
Et nous savons la plumer et la traire. »
- « Comment, leur dis-je, êtes-vous gouvernés?
- Jadis foulés d'oppresseurs obstinés,
Dans notre sang noyant leur tyrannie,
De leurs débris naquit la liberté;
<216>Quittes des rois et de la monarchie,
Changeant un nom parmi nous redouté,
Trente tyrans ont occupé leur place.
Ainsi voyez, quoi que le Belge fasse,
Qu'il ne saurait jamais rompre ses fers;
Républicains, nous rampons sous des traîtres,
Au lieu d'un roi nous avons mille maîtres,
Quand on nous croit libres dans l'univers. »
« De ces bourgeois le plus cossu m'invite
Dans sa maison à lui rendre visite;
Moi, je l'accepte aussitôt poliment.
Une servante, en me voyant, me prend
Dessus son dos, me charge lourdement,
Et, se traînant, en faisant la tortue,
Me fait passer au travers de la rue;
Puis, sur le seuil de la porte venue,
Me décrottant impitoyablement,
D'un grand seau d'eau me lava brusquement.
Je leur demande : Eh! que prétend-on faire?
- C'est, me dit-on, grande civilité,
Aux étrangers toujours très-nécessaire,
Pour conserver chez nous la propreté.
Puis on me fait entrer dans la cuisine;
Depuis trente ans onc on n'y fit du feu.
Est-ce en ce lieu, leur dis-je, que l'on dîne? »
- « Que dites-vous? quel blasphème, grand Dieu!
Ces lieux ne sont point faits pour notre usage.
Nous n'habitons point ces appartements;
Nous nous fourrons, pour un plus grand ménage,
Dans notre cave, et sommes fort contents.
La propreté, déesse de céans,
Occupe seule ici des logements. »
« Lors il me prit tout d'un coup un fou rire
Dont je ne pus empêcher les éclats;
Mon gros bourgeois, qui n'aimait la satire,
Dit sèchement : Les Français sont des fats.
Je lui réponds : Il vous plaît de le dire.
<217>Dans le moment, mon homme, rempli d'ire,
Me fait jeter des escaliers en bas,
M'accompagnant de valets, de servantes
Jetant en l'air mille cris très-aigus,
Me convoyant d'injures élégantes,
Jusqu'au moment qu'ils ne me virent plus.
Abandonnons pour jamais cette terre,
Partons, disais-je, allons en Angleterre.
Mes compagnons, chacun de son côté,
Qui n'avaient pas de sort plus favorable,
Pour ce pays pleins d'animosité,
Me disaient tous : Allons plutôt au diable.
Un grand vaisseau, bâti pour le transport,
Le même jour nous charge sur son bord.
On lève l'ancre, et la mer blanchissante
Nous soulevait sur son onde écumante;
La voile s'enfle et nous fendons les flots,
Et le pilote, et différents signaux,
Font manœuvrer les bras des matelots.
Un vent de sud, d'un souffle favorable,
Nous fait raser la surface des eaux;
Les passagers boivent, rient à table,
Même aucun d'eux ne présageait des maux.
Mais tout à coup le vent tourne à la ronde,
Le temps noircit, l'air siffle, le ciel gronde;
La nuit survient, et dans l'obscurité,
Notre vaisseau, tantôt précipité
Jusques au fond d'ouverture profonde,
Tantôt au ciel est relancé par l'onde.
La foudre tombe, et les brillants éclairs
Tout alentour embrasèrent les airs.
Soudain le mât, brisé par la tempête,
Tombe, en faisant un fracas furieux;
Le gouvernail heurté se fend en deux;
Aux matelots tremblants tourne la tête.
Enfin, voguant au gré des vents fougueux,
Nous entendons un bruit épouvantable;
<218>Contre un rocher, écueil inévitable,
Notre vaisseau, de toutes parts troué,
Tout fracassé, lors était échoué;
Poussé des flots, il tombe en mille pièces.
Mes compagnons aux cieux font des promesses,
A mon secours j'appelle mon patron;
Et saint Etienne, écoutant ma prière,
Me fait trouver le bout d'un aviron.
Pour cette fois je te tire d'affaire,
Me dit le saint, car tu portes mon nom.
Dessus ce bois pars à califourchon;
Mon vieux manteau te servira de voile,
Mon auréole, ô Darget, mon mignon,
Pour te guider, te servira d'étoile,
Ton cul adroit sera ton gouvernail. »
- « Bon saint, lui dis-je, il n'est pas temps de rire;
Plus de secours, un peu moins de satire.
Je vogue ainsi dans ce bel attirail;
Bientôt mon corps n'y pouvait plus suffire.
Tantôt couvert des vagues de la mer,
Et malgré moi buvant son sel amer,
Près de périr par un nouveau naufrage,
Je fus poussé sur le prochain rivage;
Et n'étant guère éloigné de ce bord,
Me recueillant par un dernier effort,
Je gagne enfin l'Angleterre à la nage.
Qu'on est heureux de retrouver le port! »
Franquin s'écrie : « Oui, c'eût été dommage
De toi, badaud, babillard indiscret!
De te noyer le saint aurait bien fait.
Poursuis toujours. » - « Mes compagnons périrent,
Jamais, ô ciel! mes yeux ne les revirent;
Peut-être ils sont mangés par les harengs;
Ils sont damnés, ils sont morts sans confesse.
Quant à mon saint, je lui tins ma promesse,
Et lui donnai deux cierges des plus grands.
Puis, pénétrant dans ces lieux pacifiques,
<219>Je dis : Hélas! ces dogues britanniques
Habitent donc des lieux aussi charmants!
Mais sur ce bord pourquoi plus me morfondre?
Pour voir l'Anglais, il faut aller à Londre.
J'arrive enfin, et, dans le même jour,
Je vois la ville et parais à la cour.
L'Anglais mordant, trop fier en son domaine,
Nomme son roi le seigneur capitaine.
Il me reçut, et dit au général :
A ce Français montrez mon arsenal.
J'imaginais de le trouver plein d'armes;
Mais point du tout; au lieu d'objets d'alarmes,
J'y vis d'abord des bottes, des chapeaux.
Lors dit mon guide : Objets remplis de charmes,
A Malplaquet vous porta mon héros;
Ces éperons, lorsqu'il menait sa garde,
L'ont bien servi dans les champs d'Oudenarde.
Mais tournez-vous, admirez donc ceci :
C'est du héros la redoutable épée,
Du sang français à Dettingen trempée;
Examinez, remarquez donc, voici .... »
« Je l'interromps, tirant la révérence :
Ah! j'ai trop vu le malheur de la France,
Dis-je d'un air qui plut au courtisan.
Puis, promptement de ce lieu me sauvant,
Je me rendis d'abord au parlement.
Singes y sont de la gente romaine,
Tous harangueurs, tous gens très-bien parlant,
Tant que croyez écouter Démosthène,
Mais pas toujours aussi bien agissant,
Et leur vertu ne flaire pas trop baume;
Très-libres sont dans leurs discours diffus,
Ni plus ni moins ils sont tous corrompus,
L'électorat gouverne le royaume.
Un simple Anglais est un original;
Plus singulière on trouve sa folie,
Et plus il est applaudi du total,
<220>Qui ne se croit, sous le pouvoir royal,
Libre qu'autant qu'on souffre sa manie.
Ce peuple triste a certain spleen fatal;
On se pend là comme ailleurs on va boire,
Et chaque jour fournit pareille histoire.
Féroces sont encor toutes leurs mœurs;
Pas ne voudraient qu'un seul de leurs auteurs
Ne fît jouer pièces sur leurs théâtres
Sans massacrer jusqu'aux moindres acteurs.
Mais plus encore ils sont acariâtres
Dans le combat de leurs gladiateurs;
A demi-nus je les ai vus combattre,
S'entre-frappant, et, de leurs bras nerveux,
Tantôt parant, et s'escrimant tous deux,
Se faire entre eux de mortelles blessures.
Épargnez-moi ces affreuses peintures;
Bien mieux il vaut, Franquin, vous raconter
Comme là-bas j'ai vu de grandes fêtes.
Tout Londre entier y vient presque assister,
Sur un grand pré l'on ne voit que des têtes.
De leurs haras les plus légers chevaux,
Pour disputer de vitesse à la course,
Par trois fois font le tour de cet enclos.
Pour qui croyez que le prix se débourse?
Ne pensez point que c'est pour le cheval
Qui l'a gagné, comme il vous doit paraître;
Mais par arrêt, par un procès-verbal,
On vous l'adjuge au fainéant de maître.
Je fus bientôt connu chez les Bretons;
On me mena dans les bonnes maisons,
Et quelquefois aussi dans les mauvaises,
Pour jeunes gens dangereuses fournaises.
Le tendre amour, qu'on ne peut amortir,
S'y voit suivi d'un triste repentir;
L'on paye cher ces moments de faiblesses.
Il est à Londre un grand nombre d'abbesses,
Entretenant des vestales de nom,
<221>Leur feu sacré bientôt laissant éteindre.
Un jour, Vesta les en punit, dit-on,
En leur faisant cuisant et mauvais don.
N'est que trop vrai; j'ai bien lieu de m'en plaindre,
Ce souvenir me fut cruel et long.
Ces fiers Anglais sont tous millionnaires;
Trésors y sont choses fort ordinaires;
Jusques aux gueux y regorgent de biens. »
- « Ah! s'écria Franquin, ah! quelle terre!
Pourquoi, mordieu! n'y fait-on pas la guerre?
Que mieux vaudrait qu'avec ces Prussiens,
Tristes héros, nation mal huppée,
Qui n'a de biens que la cape et l'épée!
Vaudrait bien mieux piller ces fiers Anglais.
Continuez » - « J'y fis une équipée.
Ils m'appelaient vilain chien de Français.
Bien enragé qu'un faquin, qu'un bélître
Sur mon chemin m'honorât de ce titre,
Je résolus enfin de m'en venger;
Et ne pouvant à cette race entière
Faire sentir mon audace guerrière,
Avec un seul je voulus m'égorger.
A Londre on voit cette gent malhonnête
Pour un schelling se battre à coups de tête;
Et quelquefois parmi tous ces butors
On peut trouver des ducs et des mylords.
Montrons, disais-je, en enfonçant mon feutre,
Que le Français n'est sot, couard, ni pleutre.
Je traversais justement la Cité;
L'on m'honora d'un compliment féroce.
Dans le moment je saute du carrosse;
Et de l'ardeur me sentant emporté,
Sur l'agresseur je me rue avec force.
Bras contre bras, genoux contre genoux,
Je le terrasse et l'abats sous mes coups;
Son sang coulait, il tombe, et le colosse
Devant le front se fait une ample bosse;
<222>Je crus avoir terminé ses destins.
Le peuple accourt, il crie, il bat des mains.
Craignant pour moi dans ce danger extrême,
Je résolus de partir la nuit même.
Sur un vaisseau j'arrive en Portugal;
J'y vis du Roi le palais monacal.
Ce prince obtint de Rome, par souplesse,
Le rare honneur d'oser chanter la messe;
L'esprit porté pour le pontifical,
Il n'a jamais, de mains voluptueuses,
Pu caresser que des religieuses.
Le cacaporc est le sceptre du Roi,
En Portugal lui seul donne la loi;
Rustres, bourgeois, prêtres, noble, ministre,
Tout sent les coups du cacaporc sinistre.
J'allai pour voir un grand couvent qu'il fit;
Des capucins il recherchait l'espèce,
Gens en effet qui méritent crédit,
Et pour lesquels il brûlait de tendresse.
De m'encloîtrer alors quelqu'un m'offrit;
Bien loin de moi je rejetai son offre.
Quoi! voulez-vous, disais-je, qu'on m'encoffre?
Bref, pour peupler ce grand couvent maudit,
Cent grenadiers par force l'on choisit,
Qui, sous le froc nasillant à matines,
A contre-cœur frappent des disciplines.
Pour moi, craignant qu'un jour en ce moutier
Bien malgré moi l'on me fît nasiller,
Je prends le large, et, bien joyeux, je gagne
Dans quelques jours les limites d'Espagne.
Là je me crus à l'abri des malheurs;
Mais le destin contre lequel je lutte
Jusqu'à présent toujours me persécute.
Amour fatal, je sentis ton pouvoir :
Pour mes péchés, une beauté céleste,
Jeune nonnain, dans un couvent, modeste,
Un beau matin m'apparut au parloir;
<223>Et je formai, hélas! le plan funeste
D'y retourner l'admirer, la revoir.
Par le moyen d'un ingénieux prêtre,
Qui (pardonnez) faisait le maquereau,
J'eus le moyen d'approcher, de connaître
Cette nonnain, ce miracle si beau.
Un rendez-vous me donne enfin la belle;
J'entre au couvent à l'aide d'une échelle,
Gardant encore, hélas! pour mon malheur,
Un souvenir de la cruelle Anglaise,
Mais souvenir cuisant et plein d'horreur,
Qui me mettait au plus mal à mon aise.
Jusqu'à quel point, traître et perfide amour,
Tu m'aveuglas dans ce funeste jour!
Raisonne-t-on, pense-t-on, quand on aime?
Les plus prudents en amour sont des fous,
Car la raison cède au pouvoir suprême
De cet instinct qui commande sur nous.
De mon amour la fière tyrannie,
Et de mes sens la flatteuse manie,
Sur la raison mourante, à l'agonie,
L'ont emporté. J'ignore mon état,
Et commettant un affreux attentat,
Je suis aux pieds de ma religieuse :
Rendez enfin ma passion heureuse,
Rare beauté, divine et radieuse,
Osai-je dire, en lui baisant les mains.
Mais sa pudeur alarmait mes desseins,
Quand dans ses yeux je remarquai du trouble;
Son cœur n'était dissimulé ni double;
Je profitai de l'heure du berger.
Plus tendrement de nouveau je la presse :
Il n'est plus temps, belle, de reculer;
Ne fallait pas aussi loin s'engager,
Lui dis-je. Enfin, soit amour, ou faiblesse,
La pudeur passe, et l'aveugle tendresse
Va désormais de l'honneur se venger.
<224>Imaginez l'ardeur voluptueuse
Dont je jouis de ma religieuse.
L'amour brûlant, un plaisir défendu,
Tout conspirait à soutenir ma flamme;
Au sanctuaire, à la fin, parvenu,
Cette nonnain se convertit en femme.
Mais, justes dieux! quels furent mes forfaits!
J'abhorre encor ma noire ingratitude.
Sœur Amidon, que ce léger prélude
Vous a coûté de douloureux regrets!
Je suis confus, seigneur, lorsque j'y pense;
Oui, de Vesta la sévère vengeance
Devint le lot de ses divins attraits.
De cette nuit mon âme satisfaite
Avant le jour méditait la retraite;
Tendres adieux et doux embrassements!
Nous ajustons, comme font les amants,
Pour nous revoir, tous les arrangements.
Je pars enfin; mon échelle se casse,
Je dégringole avec un bruit affreux,
Et tout mon sang dans mes veines se glace.
Lors, du couvent sort un concours nombreux :
Quel est ce bruit? et qu'est-ce qui se passe?
Disaient les sœurs, en jetant de grands cris.
Comme il se fait la nuit un grand vacarme,
Que le berger de bâtons fourchus s'arme,
Quand le loup vient au milieu des brebis;
Colin s'éveille, et, sortant de son gîte,
Dessus le loup, qui promptement s'enfuit,
De grands cailloux fait voler au plus vite,
Avec son chien par le bois le poursuit,
Et, s'il l'atteint, sous ses coups le réduit :
Ainsi, couché, sans voix et sans haleine,
Dans un moment le couvent m'entoura;
Dieu sait comment alors m'apostropha.
Une nonnain disait : Ah! le voilà.
Quel sacrilége! ah! quelle âme vilaine!
<225>Notre moutier il déshonorera. »
« Une autre sœur aigrement ajouta :
Mon doux Jésus, quelle est donc cette scène?
Je suis d'avis, mes sœurs, que mieux vaudra
Le transporter dans la prison prochaine,
Et ce matin on l'interrogera;
Sinon, verrez que le monde, qui cause,
Malignement les sœurs accusera.
Tout le couvent approuva fort la chose,
Dans la prison voisine on m'emporta;
Mon âme était demi-morte, engourdie,
Mais ma douleur la rappelle à la vie.
Quand le couvent tout notre roman sut,
Lors pour nous deux bien pis encor ce fut;
Vous ne savez combien désespérée,
Combien terrible est la haine sacrée.
Chez l'Espagnol il est un tribunal,
Moitié prélat et moitié monacal,
Qui, s'acharnant sur le pauvre profane,
Jamais n'absout, et toujours le condamne,
Qui, par bonté, plein de l'amour de Dieu,
Vous fait brûler pour le bien de votre âme.
Tout à l'entour de ce funeste lieu,
De cent bûchers au ciel monte la flamme.
On me traduit devant ce jugement;
Un juge ayant plumes de chat-huant
Me dégoisa ce discours gravement :
Ne crains-tu point, scélérat, impudent,
Du juste ciel la colère jalouse?
De Jésus-Christ tu violas l'épouse,
Et, non content de l'avoir fait . .,
A la nonnain donnas le mal immonde.
Ah! sacrilége, as-tu donc prétendu,
Dans ta fureur à nulle autre seconde,
D'empoisonner le benoît paradis?
Pourquoi, félon, avec cérémonie,
Pour effrayer les mécréants esprits,
<226>Ta peau demain sera dûment rôtie.
Il dit; d'abord les sbires en prison
Me font rentrer après ce beau sermon.
Bien mal me prit de ma triste aventure;
J'ai de tout temps fort haï la brûlure,
Et ne voyant nul besoin de mourir,
A mon patron me fallut recourir.
Ah! bon patron, lui dis-je, ah! saint Étienne,
Me verras-tu cruellement périr?
Si chez l'Anglais j'abordai, non sans peine,
Si ton pouvoir daigna me secourir,
Si ton autel fut orné de mes cierges,
Dans ce péril ne m'abandonne pas.
Le paradis est tout rempli de vierges,
Nous n'en voyons presque point ici-bas;
J'en ai voulu, pour ma part, tâter d'une,
Et ce phénix, difficile à trouver,
Dans ce couvent, lieu de mon infortune,
Heureusement s'est laissé déterrer.
Ah! mon bon saint, faut-il tant de tapage,
Pour plus ou moins que soit un pucelage?
J'ai même ouï des gens de grand renom,
Au pucelage ayant quelque scrupule,
Qui, le traitant de fou, de ridicule,
Ne le croyaient qu'un être de raison.
Si cependant j'en eus un en partage,
Ne m'enviez, bon saint, cet avantage;
Je n'ai jamais cueilli que cette fleur;
Si m'en croyez, détournez mon malheur.
Je me prosterne, et les cieux m'exaucèrent,
De la prison les fondements tremblèrent;
Tout radieux, le saint, fendant le mur,
Me dit : Mon fils, je lis dans le futur.
Oui, les destins qui sur tes jours veillèrent
Bien des revers encor te préparèrent,
Et des honneurs aussi te destinèrent.
Un jour, ton nom, dans un poëme obscur,
<227>Sera chanté dans le goût marotique.
Méprise donc ce sénat fanatique;
De mon appui sois dès à présent sûr,
Si tu promets porter à mes chapelles
Aux Quatre-Temps des offrandes nouvelles.
Je promis tout; le marché s'accomplit.
Il n'est fripon, il n'est âme si noire,
Qui droit au ciel n'aille sans purgatoire,
Pourvu qu'un saint y trouve son profit. »
- « Ah! c'est bien fait; il faut que chacun vive,
Je veux qu'un saint reçoive un don gratuit;
La sainteté, sans profit, est chétive, »
Cria Franquin. Et Darget poursuivit :
« De tous mes fers le bon saint me défit,
Et le geôlier, dans cette alternative,
Profondément à l'instant s'endormit.
Le saint m'endosse un habit de jésuite;
Le verrou tourne, et la porte s'ouvrit :
Va, cours, dit-il, précipite ta fuite,
Par les cheveux saisis l'occasion.
Puis me donna sa bénédiction.
De me sauver, cher Franquin, j'eus grand' hâte;
Fou qui deux fois de ces chats-huants tâte.
Ainsi qu'un cerf que des chasseurs adroits
Ont entouré dans le fond des forêts,
Quand de sa mort il voit quelque présage,
Il part, s'élance, excitant son courage,
En bondissant, il franchit les filets :
De même alors je sortis de l'Espagne,
Tout étourdi de ce terrible choc,
Toujours pleurant ma funeste campagne,
Toujours trottant sur la haire et le froc.
J'arrive enfin d'Espagne en Italie.
Bien différent est ce pays latin
De ce que fut l'ancienne Ausonie :
Profond savoir, beaux-arts, esprit humain,
Tout y paraît pencher vers le déclin.
<228>L'Italien, entouré de ruines,
Enorgueilli d'illustres origines,
Se croit encore un citoyen romain;
Et les prélats, abbés, moines et prêtres
Y vivent tous sur la gloire et le nom
De ces héros, leurs illustres ancêtres.
Parlez un jour à quelque Pantalon,
Il citera le temps de Cicéron,
Celui d'Auguste, et Côme de Florence,
Qui des beaux-arts hâta la renaissance;
Mais de citer ces temps modernes, non.
Les descendants d'Emile et de Caton,
Se dévouant au dieu de l'harmonie,
Se font couper les sources de la vie,
Pour fredonner des airs de violon.
Tout barbouillés et de rouge, et de plâtre,
Ces bons chapons sont héros de théâtre,
La nymphe Écho les adopta pour fils;
Tant les Romains se sont abâtardis!
Mais je l'avoue, oui, j'ai trouvé dans Rome
Un souverain, un pontife, grand homme,
Puissant génie, esprit dont la beauté
Peut égaler l'auguste antiquité;
Prélat sans fourbe et prince sans faiblesse,
Il recueillit un encens mérité,
Et de l'Église, et même du Permesse.
J'aurais voulu plus longtemps l'admirer;
La guerre, alors venant à s'allumer,
Me rappela bientôt dans ma patrie.
Je reparus chez mes Sybaritains,
Qui, par faveur ou par bizarrerie,
Récompensant l'inventeur des pantins,
Chez Valori fixèrent mes destins.
Depuis, seigneur, vous savez l'aventure
Qui, par malheur, pendant la nuit obscure,
M'a fait tomber, hélas! entre vos mains. »
- « Pour cet hélas, n'était pas nécessaire,
<229>Répond Franquin : un jour prisonnier,
L'autre vainqueur, c'est un sort ordinaire,
Depuis longtemps, pour chaque guerrier.
Ne savez pas comme François premier
Par Charles-Quint fut happé dans la guerre,
Et que Tallard, dompté par les exploits
De Marlborough, languit en Angleterre?
N'avez pas vu ce grand faiseur de rois,
Ce maréchal à trente secrétaires,265-a
Tout à la fois faisant cinquante affaires,
Pris à Hanovre et réduit aux abois?265-a
Je pourrais bien citer en compagnie
Un certain roi, Don Quichotte du Nord,
Que le grand Turc retint, sans grand effort,
Son prisonnier dans la Bessarabie. »
- « Mais, cher Franquin, je ne suis né soldat,
Lui dit Darget; que me fait votre guerre,
Et ces fléaux qui ravagent la terre?
Je n'aspirai point au généralat. »
- « Allons, suis-moi, le vin console l'homme,
Lui dit Franquin; tu verras bientôt comme
L'on fait chez nous pour noyer le chagrin. »
Ami lecteur, laissons boire Franquin.
Pendant le temps que ma muse respire,
Et d'Hippocrène un peu s'abreuvera,
Ah! puisses-tu trouver sous ton empire
Le beau bijou que Darget posséda!


245-a Voyez t. II, p. 3, et t. X, p. 5.

245-b R. Patris Thomae Sanchez Cordubensis, e societate Jesu, De sancto matrimonii sacramento disputationum tomi tres. T. I. Genuae, 1602, in-fol.; t. II et III. Venet., 1606, in-fol. C'est la première édition.

246-20 L'abbé Paris. [Voyez t. I, p. 241.]

248-21 Le Paysan parvenu, de Marivaux.

248-22 Poëte qui mourut presque de faim [en 1660].

248-a C'est par plaisanterie (voyez ci-dessus, p. 65) que le Roi attribue à Darget, outre le Paysan parvenu, de Marivaux, les ouvrages suivants : La princesse Sensible et le prince Typhon, par mademoiselle de Lubert, les Bijoux indiscrets, par Diderot, Acajou et Zirphile, par Duclos, l'Histoire des Chats, par Moncrif, Gris-gris, par Cahusac, et la Paysanne parvenue, par Mouhi.
     Frédéric se moque déjà t. X, p. 97, des écrits de Mouhi, Moncrif et Marivaux.

265-a Belle-Isle. Voyez t. II, p. 143, et t. III, p. 90.