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ÉPITRE IX. A STILLE.145-a SUR L'EMPLOI DU COURAGE ET SUR LE VRAI POINT D'HONNEUR.

Still, sur le point d'honneur peu de gens sont d'accord :
L'un pense qu'il suffit d'oser braver la mort,
Il pousse un fanatique à faire un crime atroce;
L'ambitieux le croit une valeur féroce
S'emportant sur des riens, facile à s'embraser,
Que la seule vengeance a le droit d'apaiser;
Ce fier ressentiment d'un chimérique outrage
Ressemble à la fureur beaucoup plus qu'au courage,
Rien n'est plus éloigné du véritable honneur.
Nous admirons l'effet d'une utile valeur,
Lorsque dans les combats son ardeur aguerrie
Affronte les dangers pour servir la patrie;
Qui manque à ses devoirs obscurcit ses vertus,
Et ses plus beaux lauriers sont bientôt abattus.
La Suède a de nos jours souffert cette infamie;
Elle, qui subjugua la fière Germanie,
A vu de ses guerriers les cœurs abâtardis
<128>Succomber sous l'effort des Russes enhardis;146-a
La Finlande, témoin de leur honteuse fuite,
Sous un joug étranger naguère fut réduite.146-b
Par un destin pareil, ces fiers républicains
Dont la valeur brisa les fers de leurs Tarquins,
Et noya dans le sang l'idole politique
Qu'élevait dans leurs murs un maître tyrannique,
Virent dégénérer leurs indignes neveux
Et souiller les vertus qui paraient leurs aïeux.
De leurs lâches soldats la déroute fut prompte,
Laeffelt et Fontenoi sont témoins de leur honte,
Le Batave, à la peur indignement livré,
Cherchait dans ses roseaux un asile assuré :146-c
Telle est la lâcheté d'un cœur pusillanime,
La faiblesse est sa honte et la peur est son crime.
Le véritable honneur tient un milieu prudent,
Il n'a point de faiblesse, il n'est jamais ardent;
Assuré de son cœur et maître de lui-même,
Ce n'est pas un vain nom, mais la vertu qu'il aime.
Mais si le point d'honneur cause d'autres effets,
S'il produit des débats, des meurtres, des forfaits,
Sa vertu disparaît, et c'est scélératesse.
Cet excès perd souvent l'indocile jeunesse;
Au violent courroux prompte à s'abandonner,
Elle est sur un seul mot prête à s'assassiner;
L'honneur est dans sa bouche, et pleine d'arrogance,
De ce nom respecté décorant sa vengeance,
Et ne distinguant point dans son aveuglement
L'ennemi de l'ami, l'étranger du parent,
Elle court s'égorger sans avoir l'âme noire,
Et pense par le crime arriver à la gloire.
Les premiers mouvements doivent se pardonner,
L'impétueux courroux ne peut se gouverner;
<129>Mais lorsque de sang-froid, sans haine, sans colère,
Un préjugé cruel que le monde révère
Pour sauver leur honneur oblige deux amis
De combattre en champ clos comme des ennemis,
Qui ne déplorerait qu'un caprice bizarre
Impose à l'honneur même une loi si barbare?
Sont-ce des insensés, sont-ce des furieux
Que ces vengeurs cruels d'un honneur odieux?
Non, c'est un peuple doux, généreux, magnanime.
Qu'un préjugé funeste entraîne dans le crime,
Qui, du ciel partagé d'une rare valeur,
En pervertit l'usage, et la change en fureur.
Arrêtez, malheureux! ayez l'âme attendrie;
Votre sang est trop pur, trop cher à la patrie,
N'en couvrez point la terre où vous vîtes le jour.
Ah! qu'avide de sang l'implacable vautour
Tombe sur la colombe ou sur la tourterelle,
Et, déchirant leur sein de sa serre cruelle,
Disperse dans les bois leurs membres palpitants,
Tous les vautours sont nés pour être des tyrans.
Mais vous, ô Prussiens! vous êtes tous des frères,
Respectez vos foyers, vos pénates, vos pères,
Ces intérêts sacrés qui sont communs à tous;
Arrêtez vos fureurs et suspendez vos coups :
Cette terre, inhumains, qui vous sert de patrie,
Se voit avec horreur de votre sang rougie.
« Verrai-je, ô ciel! dit-elle, égorger mes enfants?
Leurs parricides mains leur déchirer les flancs?
Quel monstre des enfers, quelle affreuse Euménide
Ramène les forfaits que vit la Thébaïde?
Parlez, êtes-vous nés des dents de ce dragon,
Abattu par Cadmus près du mont Cithéron,
Dont le venin semé produisit sur la terre
Un peuple qui périt en se faisant la guerre?
Ne vous ai-je nourris que pour m'abandonner,
Pour trahir votre mère et vous exterminer?
Barbares assassins! si j'ai pu vous produire,
<130>C'était pour vous aimer, et non pour vous détruire;
Épargnez ce beau sang; que mes rivaux jaloux,
Vaincus par vos exploits, périssent sous vos coups.
Oui, signalez contre eux le vertueux courage
Qui, tourné contre vous, n'est qu'une aveugle rage.
Vos duels à mes yeux vous font des meurtriers,
Des mains de la victoire attendez vos lauriers.
Le courage rend-il les humains sanguinaires?
Quel pouvoir avez-vous sur les jours de vos frères?
Quittez de vos fureurs l'affreuse illusion. »
J'applaudis de bon cœur à notre nation,
Lorsque de ses succès présents à ma mémoire
Je me rappelle ici la grandeur et la gloire.
Mânes que je révère, invincibles héros
Dont la haute valeur terrassa nos rivaux,
Souffrez que j'ose orner mes poëmes funèbres
Des noms que vos vertus ont rendus si célèbres.
Si ma lyre eut jamais des sons harmonieux,
Qu'elle m'aide à chanter vos exploits glorieux,
Tant d'ennemis vaincus, tant de traits de clémence.
Les pleurs de la patrie et ma reconnaissance.
Ces faits, que publiera l'auguste vérité,
Seront l'exemple un jour de la postérité;
Elle apprendra de vous comment s'élève l'âme
Lorsque l'amour du bien et la gloire l'enflamme.
Que l'immortalité me prête son burin,
Je vais graver vos noms sur le durable airain.
J'attesterai comment votre ardeur généreuse
Confondit des Césars l'aigle présomptueuse,
Dans combien de combats, sous vos efforts soumis,
J'ai vu plier l'orgueil de nos fiers ennemis.
Illustres fils d'Albert, l'ennemi, de son foudre,
Tous les deux, juste ciel! vous a réduits en poudre;149-a
Mais si vous périssez, c'est sur le champ d'honneur,
Trop dignes149-b rejetons de ce grand électeur
<131>Qui jadis comme vous risqua cent fois sa vie
Pour défendre l'État, pour sauver la patrie.
Cher Finck,149-c ah! Schulenbourg,149-d que je plains votre sort!
Toi, brave Fitzgerald,149-c spectateur de ta mort,
Était-ce donc à moi de fermer ta paupière?
Que ne promettait pas ton illustre carrière,
Si le dieu des combats, de tes exploits jaloux,
N'eût trompé notre espoir en t'arrachant à nous!
Tous ces vaillants guerriers au trépas se dévouent,
Les Anglais sont surpris, et les Hongrois les louent;
Dans ce fameux combat si longtemps disputé,
L'amour de la patrie et l'intrépidité
Les firent triompher, à force de constance,
Des vieilles légions fières de leur vaillance
Qu'Eugène avait su rendre invincibles sous lui,
Et l'Autriche contre eux en vain cherche un appui.
Que dirai-je de vous, héros couverts de gloire,
A qui la Prusse doit sa seconde victoire?
Rien ne vous ébranla; ces perfides Saxons,
Méditant en secret d'infâmes trahisons,
Rompaient les nœuds sacrés d'une triple alliance;
Ils quittaient la Bavière, et la Prusse, et la France;
Jaloux de nos succès, qu'ils ne pouvaient ternir,
Ils fuyaient, et par crainte, et pour nous affaiblir;
Le Lorrain s'avançait vers l'Elbe épouvantée;
Mais par votre valeur son onde ensanglantée
Apprit à l'Océan vos immortels exploits.150-a
Hélas! cher Rottembourg,150-b est-ce vous que je vois
<132>Victime de la mort? Dieu! quel sanglant spectacle!
Aux dieux mon amitié demandait un miracle.
Et Mars vous rappela des portes du trépas;
L'Autrichien sentit le poids de votre bras,
Et vos regards mourants jouirent de sa fuite.
Werdeck151-a et Buddenbrock,151-a ardents à la poursuite,
Dans ces funèbres champs terminèrent leurs jours.
Bientôt151-13 la politique, appelant des secours,
Ligua cent nations qui juraient notre perte;
De leurs soldats nombreux la terre fut couverte,
Et l'on voyait marcher sous l'aigle des Romains
Croates et Saxons, barbares et Germains.
Trop fiers de leurs projets, pleins d'une ardeur extrême,
Ils descendaient déjà des monts de la Bohême;
Un présage trompeur, un chimérique espoir
Et leur présomption leur faisaient entrevoir
De la Prusse aux abois la facile conquête;
Sans songer aux combats, ils réglaient dans leur tête
Le partage des lieux qu'ils croyaient subjuguer.
Que de sang généreux ce jour vit prodiguer!
Schwerin, Truchsess, Düring,151-b vous perdîtes la vie;
Votre sort glorieux est digne qu'on l'envie.
Quoi! sont-ce des dragons,151-b sont-ce des demi-dieux
Qui renversent partout l'ennemi devant eux?
Quel nombre de captifs et de drapeaux signale
De leurs brillants exploits la pompe triomphale!
Ainsi, lorsque les vents déchaînés sur les eaux
Vers le prochain rivage amoncellent les flots,
D'un choc impétueux les digues sont percées,
Les bois déracinés, les maisons renversées,
Et la mer en fureur, s'élançant sur les champs,
<133>Dans leur fuite engloutit leurs pâles habitants.152-a
Invincibles héros, oui, dans ce jour de gloire,
Votre insigne valeur nous donna la victoire;
Que de sang précieux, ô généreux guerriers,
Dans ce jour de carnage arrosa vos lauriers!
Prusse, de tes héros la race est immortelle,
Ce phénix dans tes camps sans fin se renouvelle,
Il naît dans tes périls de nouveaux défenseurs.
Nos ennemis vaincus raniment leurs fureurs;
Sur les monts sourcilleux de la sombre Bohême,
Aux complots meurtriers joignant le stratagème,
Ils formaient des projets dictés par le courroux;
Le nombre était pour eux, la valeur fut pour nous.
Héros qui confondez leur funeste artifice,
O Wedell,152-b notre Achille, et vous, Goltz,152-b notre Ulysse!
A vos bras généreux nous devons nos succès,
Les larmes des vainqueurs arrosent vos cyprès;
Que d'obstacles vaincus par vos cœurs magnanimes!
Les tonnerres d'airain, des rochers, des abîmes,
Des volcans infernaux, des dangers imprévus,
Vingt peuples réunis, tout cède à vos vertus.
Mais quels sont ces héros dont la brillante audace
Affronte dans nos camps les frimas et la glace?
Le Lorrain, qui s'armait au milieu de l'hiver.
Nous portait de ses mains152-c et la flamme et le fer :
« Qu'à nos embrasements Berlin serve de proie,
Faisons de leurs palais une seconde Troie.153-a
Tous leurs fiers défenseurs, dans leurs sanglants combats,
Ont été moissonnés par la faux du trépas,
Le plus pur de leur sang acheta leur victoire;
Tombeaux de leurs héros, vous l'êtes de leur gloire,
Le succès nous appelle, il est temps, vengeons-nous. »
<134>A ces mots nos guerriers, pleins d'un noble courroux,
S'élancent aux combats; les cieux leur sont propices,
Les forêts, les torrents, les monts, les précipices
Que la Saxe étonnée enferme dans son sein,
Rien ne peut s'opposer à leur heureux destin.
Sur ses remparts affreux l'ennemi se rassure,
Il faut vaincre à la fois et l'art et la nature;
Ils volent sur des monts tout chargés de frimas,
Que défendait le feu, le fer et le trépas;
Ils volent, rendez-vous, cédez à leur courage,
Cédez, faibles efforts d'une impuissante rage.
La mort fond sur Bredow153-b par des coups imprévus;
O mort cruelle! arrête, épargne ses vertus.
Des ennemis altiers l'espérance est détruite,
Vers Dresde consternée ils prennent tous la fuite.
Ah! Polentz, Kleist, Rintorf,153-b quels coups vous ont percés!
Vous nous rendez vainqueurs, grand Dieu! vous périssez!
Quel barbare a sur vous porté sa main sanglante?
Il n'est plus d'ennemis, leur rage est impuissante,
La Prusse a triomphé, dans ces fameux combats,
Du terrain, des saisons, du nombre, des soldats,
Et la gloire à vos mains en était réservée.
La patrie, en ce jour par vos exploits sauvée,
Notre triste patrie, en proie à ses douleurs,
Appelle en gémissant ses vaillants défenseurs;
Vos périls l'ont plongée en d'affreuses alarmes,
Et vos lauriers sanglants sont baignés de ses larmes;
Oui, mânes généreux, nos regrets vous sont dus,
Notre reconnaissance égale vos vertus.
Telle est de nos héros la valeur admirable.
Tel est le point d'honneur, pur, simple et véritable,
Fécond en grands exploits, soumis à son devoir,
<135>Utile à sa patrie et doux dans le pouvoir.
L'État fait affronter les périls de la guerre,
Qui sauve sa patrie est un dieu sur la terre;
Par le puissant effort d'un esprit vertueux,
Il perd pour ses parents le jour qu'il reçut d'eux.
Ainsi Léonidas, au pas des Thermopyles,
S'immola pour la Grèce, et rendit inutiles
Les efforts redoublés de ces fiers conquérants;
Son audace étonna la valeur des Persans.
Ainsi chez les Romains le généreux Décie
Pour fixer la victoire abandonna sa vie.
Illustres défenseurs, héros des Prussiens,
Vous avez surpassé ces héros anciens,
Vous serez désormais nos dieux et nos exemples.
Malheureuse jeunesse, accourez à leurs temples,
Abhorrez vos fureurs; loin de vous égorger,
Apprenez que vos jours doivent se ménager.
Si vous osez jamais prodiguer votre vie,
Ainsi que ces héros mourez pour la patrie;
Leurs grands noms dureront jusqu'à la fin des temps,
Autant que l'univers aura des habitants,
Et que l'astre des jours du haut de sa carrière
Dispensera sur eux sa brillante lumière.

(Envoyée à Voltaire au commencement de décembre 1749.) Corrigée à Berlin, ce 9 janvier 1750.


145-a Voyez t. VII, p. 33-36, et ci-dessus, p. 93.

146-a Succomber sous l'effort d'ennemis enhardis. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 198)

146-b Voyez t. II, p. 155 et 156, et t. III, p. 8.

146-c Voyez t. III, p. 108, et t. IV, p. 13 et 14.

149-a Voyez t. II, p. 85, et t. III, p. 63.

149-b Très-dignes. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 203.)

149-c Le comte Frédéric-Guillaume Finck de Finckenstein, fils aîné du feld-maréchal et frère du ministre de Cabinet de ce nom (t. III, p. 17, et t. VI, p. 170), naquit en 1702, et mourut au mois de mai 1741, des suites des blessures qu'il avait reçues à la bataille de Mollwitz. Il était colonel et adjudant général du Roi.
     Thomas Fitzgerald, capitaine dans la garde royale, avec le titre de lieutenant-colonel, périt également à Mollwitz.

149-d Voyez t. II, p. 83.

150-a Voyez t. II, p. 127-139.

150-b Voyez t. II, p. 137, t. III, p. 44. et ci-dessus, p. 91.

151-13 Campagne de 1744 et 1745.

151-a Voyez t. II, p. 140 et 168. Le major Charles-Frédéric de Buddenbrock, du régiment de cuirassiers (no 1) du feld-maréchal son père, resta sur le champ de bataille de Chotusitz.

151-b Voyez t. III, p. 129 et 130.

152-a Réminiscence de la Henriade, chant VI, v. 291 et suivants.

152-b Voyez t. III, p. 78 et 155, et t. VII, p. 15-25.

152-c Nous portait dans ses mains. (Variante de l'édition in-4. de 1760, p. 207.)

153-a

Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie.

Racine,

Andromaque

, acte I, sc. II.

153-b Le général Asmus-Ehrentreich de Bredow, le même à qui l'Épître X est adressée, fut blessé à la bataille de Kesselsdorf.
     Le général-major Samuel de Polentz, le colonel de Rintorf (nommé, le 18 décembre 1745, commandeur du régiment d'infanterie d'Alt-Würtemberg, no 46) et le major Joachim-Erdmann de Kleist moururent des suites des blessures qu'ils avaient reçues à la bataille de Kesselsdorf. Voyez t. III, p. 187 et 188.