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ODE IX (X). AU COMTE DE BRÜHL.48-a IL NE FAUT PAS S'INQUIÉTER DE L'AVENIR.

Esclave malheureux de ta haute fortune,
D'un roi trop indolent souverain absolu,
Surchargé des travaux dont le soin t'importune,
Brühl, quitte des grandeurs l'embarras superflu.
Au sein de ton opulence
Je vois le dieu des ennuis,
Et dans ta magnificence
Le repos fuit de tes nuits.

Descends de ce palais dont le superbe faîte
Domine sur la Saxe, en s'élevant aux cieux,
D'où ton esprit craintif conjure la tempête
Que soulève à la cour un peuple d'envieux;
Vois cette grandeur fragile,
Et cesse enfin d'admirer
L'éclat pompeux d'une ville
Où tout feint de t'adorer.
<46>Lasse d'un faste égal qui toujours se répète,
Connaissant le besoin d'un moment de loisir,
Souvent la vanité chercha dans la retraite
La liberté naïve avec le doux plaisir;
Et dans un séjour champêtre
Qu'ornait la simplicité,
L'opulence a vu renaître
Un rayon de sa gaîté.

Déjà le printemps fuit, l'astre du jour nous brûle,
Le repos nous invite à vivre sous ses lois;
Déjà nous ressentons l'ardente canicule,
Le paisible berger cherche l'ombre des bois;
Et suspendant son haleine,
L'amant de Flore épuisé
Laisse sécher dans la plaine
Le jasmin qu'il a baisé.

Tandis que la nature au repos est livrée,
Ton esprit inquiet veille sur les Saxons;
Tu crains déjà de voir la guerre déclarée,
Et la Prusse liguée avec cent nations,
Les vagabonds de l'Euphrate
Ravager ces vastes champs
Qu'en esclave le Sarmate
Cultive pour ses tyrans.

Les dieux, par un effet de leur haute sagesse,
Ont couvert l'avenir de nuages épais;
Ils confondent toujours la vaine hardiesse
Qui nous porte à percer ces ténébreux secrets.
Remplis de reconnaissance,
Jouissons de leurs bienfaits,
Et plions sous leur puissance
Sans nous en plaindre jamais.

<47>L'homme règle aussi peu le jeu de la fortune
Qu'il peut régler du Rhin le cours majestueux :
Tantôt il porte en paix son tribut à Neptune,
Tantôt on voit grossir ses flots impétueux,
Gonflé des eaux des montagnes,
Briser ses freins impuissants,
Et ravager les campagnes,
En noyant leurs habitants.

Que l'air soit dès demain chargé de noirs nuages
Ou qu'un soleil brillant embellisse les cieux,
Qu'importe à ma vertu le vain bruit des orages
Et de l'astre des jours l'appareil radieux?
Dieu même n'est pas le maître
De réformer le passé,
Le temps, prompt à disparaître,
L'a dans son vol effacé.

Connaissez la Fortune inconstante et légère :
La perfide se plaît aux plus cruels revers,
On la voit abuser le sage, le vulgaire,
Jouer insolemment tout ce faible univers;
Aujourd'hui c'est sur ma tête
Qu'elle répand ses faveurs,
Dès demain elle s'apprête
A les emporter ailleurs.
Fixe-t-elle sur moi sa bizarre inconstance,
Mon cœur lui saura gré du bien qu'elle me fait;
Veut-elle en d'autres lieux marquer sa bienveillance,
Je lui remets ses dons sans chagrin, sans regret.
Plein d'une vertu plus forte,
J'épouse la Pauvreté,
Si pour dot elle m'apporte
L'honneur et la probité.

48-a Au-dessous des mots « Au comte de Brühl, » on lit dans l'édition in-4 de 1760, p. 63 : « Imitation d'Horace. » (Liv. III, ode 29.)